Il y a ce silence, ce nuage doucereux sur lequel ils se reposent, l’un à côté de l’autre, l’un loin de l’autre. Elle savoure le calme avant la tempête, ces moments qui n’appartiennent qu’à eux et qu’elle ne pourra oublier ; et puis le délice, le délice de ces mots non dits, le délice de ce qu’ils n’expriment pas, de ce qu’elle ne comprend pas, le délice des devinettes. Cette excitation de l’interprétation et de son paradoxe qui l’amuse et l’effraie. Et dans le silence, elle se plait à observer, attentive au moindre détail, avide de ce qui l’enchante et la fascine. Devant elle, Scorpius se regarde en coin dans la glace et pose aussitôt ses mains froides sur ses joues brûlantes. Il a chaud. Très chaud. Pourtant, l’atmosphère n’est pas étouffante pour cette soirée de juin. Alors pourquoi a-t-il les pommettes si rouges ? Lily n’a jamais vu Scorpius aussi intimidé et ils savent tous deux que c’est l’appréhension qui le met ainsi mal à l’aise. D’un autre côté, il montre inconsciemment à quel point il tient à son amitié avec Albus Potter. Sinon, ne s’en moquerait-il pas ? Ne se dirait-il pas « Je sors avec sa sœur, peu m’importe sa réaction » ? Sans le dire, Lily est à la fois contente de l’affection que se portent les deux garçons et peinée à l’idée du tort qu’elle risque de poser. Il y a ces moments où elle est sûre d’elle et balaye du revers de la main et d’un sourire éclatant les doutes qui s’insinuent dans son esprit. Ces êtres malicieux qui, volatiles, surprennent et séduisent. Elle ne se laisse pas mener par le bout du nez et aime bien s’imaginer les attraper au creux de ses mains et les renvoyer vers ce qui les a créés. D’autres fois, ces moments s’évaporent sous la brise du vent et elle se sent fondre comme neige au soleil. Où sont passées son assurance et son impassibilité face aux mauvaises nouvelles ? Comment peut-elle se laisser toucher par des mots ou des gestes ? Aujourd‘hui, elle se sent osciller entre les deux, souriant franchement, tout en sentant ses mains trembler. Et puis elle se persuade que ce n’est que l’angoisse de Scorpius qui est communicative et qu’elle devrait au contraire se sentir heureuse. Un mot bateau qu’elle aime bien employer, mettant de cette manière fin à toute recherche plus poussée, à tout scepticisme. Je suis heureuse, ne t’inquiète pas, sont devenus les mots de ses mensonges. Sept minuscules mots qu’elle emploie davantage que tout autre. Seul Scorpius ne les a pas encore entendus, ou du moins n’y a prêté aucune attention. Il ne la croit pas et, à nouveau, Lily se retrouve face à un paradoxe. Est-ce un manque de confiance en elle ou au contraire une preuve du soin qu’il lui porte ? Elle en viendrait presque à croire que la vie n’est faite que de choix décisifs et destructeurs et que ce qu’elle croit est aussi un de ces choix. Pourquoi ne peuvent-ils pas revenir en arrière comme bon lui semble ? Elle a entendu sa tante Hermione évoquer son retourneur de temps et rien que le nom lui prête à rêver. Changer le cours des choses, ne pas s’embarquer dans le pétrin, revivre de doux moments… Elle sourit, perdue dans son imagination, avant de se rappeler que Scorpius a besoin d’elle. Il met ses mains dans ses poches, les retire, relace ses chaussures et fait les cent pas. Elle sait qu’ils ne partiront pas tant qu’il ne se sentira pas prêt alors elle attend. Attend qu’il la remarque, attend qu’il montre qu’il ne l’a pas oubliée. Elle l’observe tenter d’atténuer son anxiété dans un vain effort. Et elle se surprend même à le trouver touchant, faible ainsi, lui qui ne l’est pas souvent.
– Mais Albus, Rose et Hugo vont nous voir ensemble pour la première fois.
Ses épaules se décrispent soudain et Lily est étonnée de voir que c’est si flagrant. A moins qu’étant au courant, elle s’y attendait. Qu’importe, elle redevient sérieuse et oublie les pensées fragiles qui l'occupaient encore il y a quelques secondes. Quand Scorpius se confie, elle se doit d’être l’oreille attentive. Pour lui, pour elle, pour eux deux. Il n’est jamais faible, il se confie à la même fréquence. Comme elle. C’est peut-être pour ça qu’ils apprécient tous deux les silences, les jeux de regard et les sourires. Parce que les mots ne veulent ni ne peuvent tout dire. La quiétude est leur terrain de jeux et ils en abusent fièrement, à deux. Parfois, toute fois, il faut ouvrir les yeux et reposer à peine les pieds sur terre. Secondes suspendues dans les airs. Lucidité extrême.
– Tu as peur de ce qu’ils vont penser ? demande Lily en remontant la cravate qu’il vient de détacher.
– Je crois que Albus s’en doute. Du moins, il sait que je suis avec une fille, soupire-t-il en desserrant le nœud.
– Je crois, moi, que tu n’as pas besoin d’une cravate Scorpius, tu passerais ta soirée à la détendre et à la remettre, rit-elle doucement.
Ce son cristallin qu’aujourd’hui il aime tant entendre détend Malfoy. Il repousse délicatement les doigts de son amie et enlève sa cravate. Il la pose sur le fauteuil de la salle commune et se passe négligemment la main dans les cheveux. Et là, Lily rigole franchement. Elle ne voit pas comment Scorpius pourrait un jour aller à une soirée mondaine bien habillé. En apparence, il donne l’impression d’être sûr de lui alors qu’il doute dès qu’il est confronté à un évènement important. Ce soir est justement primordial pour eux ; personne n’est au courant de leur relation, du moins officiellement. Lily n’ose pas imaginer avoir pu murmurer son prénom durant son sommeil. Lorsque c’était arrivé à son amie Fanny, ses camarades de dortoir s’étaient amusées à lui rappeler tous les jours. La jeune fille avait alors menacé de découcher une nuit et elles s’étaient calmées. Seulement, la situation est différente pour Scorpius et Lily. Personne ne sait qu’ils sont ensemble. Tous le monde avait au moins une fois aperçu Fanny collée à son copain.
Même Scorpius n’est pas revenu sur le sujet, sa langue le démange d’approfondir. Mais il inspire un coup et sourit à sa petite amie, il ne baissera pas les bras. Lily lui rend son sourire par un autre embarassé, partagée entre ses sentiments. La peur commence aussi à lui prendre les entrailles et elle aimerait ne pas devoir y aller. Rester ici, tous les deux… Son idée s’évanouit à peine apparue la main tendue devant ses yeux. Elle l’attrape et la serre timidement, contente qu’il choisisse pour elle, qu’il l’entraîne vers le futur.
Les couloirs sont déserts, les élèves sont au chaud dans leur salle commune - sauf les plus âgés, à partir de la cinquième année, qui sont déjà dans la Grande Salle. Cette idée de bal ne lui avait pas paru mauvaise au départ, le directeur souhaitant retrouver l’atmosphère joyeuse que les journalistes avaient dépeinte lors du bal de Noël du Tournois des Trois Sorciers, vingt ans auparavant. Et puis, c’est l’occasion de fêter sereinement la fin de ces examens éreintants. Dans le hall, Lily laisse sa main glisser, ramenant son bras le long de son corps. En entrant, ils ne font pas attention aux premiers regards étonnés. Ni aux têtes qui se détournent en pensant que ce n’est qu’un hasard. Sûrement parce que Scorpius n’ose pas la regarder et encore moins lui tenir la main. Plus ils avancent, plus ils s’éloignent et sans se concerter, se dirigent chacun de leur côté. Lily arrive à la table où sont installées ses amies et donne immédiatement un coup de poing dans l’épaule de Caliste.
– Tu ne m’avais pas dit que tu avais un rencart avec Justin, lui reproche-t-elle avec un sourire un coin.
– Si j’avais une moindre chance avec lui, je vous l’aurais dit, soupire son amie.
– Mais regarde, il te dévore des yeux !
Les trois autres filles tournent de concert leurs têtes mais Caliste reporte aussitôt son regard sur ses mains. Ses joues sont rouge pivoine et sa gêne, évidente.
– Il ne la dévore pas des yeux, il la regarde goulûment !
Cette fois encore, le rire permet de détendre l’atmosphère et à Caliste de retrouver un rythme cardiaque normal. Myriam a remarqué ça spontanément parce qu’elle est une grande gourmande et trouve que le champ lexical de la faim convient à presque toutes les situations. Au milieu des autres élèves, Lily trouve difficilement une chaise et s’installe à la table de ses camarades de manière à regarder Scorpius. Elle le voit en grande conversation avec son frère. Et le visage de celui-ci, complètement fermé lorsqu’ils étaient arrivés dans la salle, est à présent plus détendu. Elle imagine sans peine leur conversation et ne peut s’empêcher de soupirer.
– Tu es avec ma sœur ? demande brusquement Albus.
– Pourquoi ? répond sur la défensive Scorpius.
–Vous êtes arrivés en même temps. Tu n’as pas de cavalière. Elle n’est pas entrée avec son cavalier.
– Son cavalier est déjà dans la salle et elle n’a pas voulu te dire qui c’était. Apparemment, tu joues un peu trop les grands frères protecteurs.
Albus se renfrogne mais Scorpius respire à nouveau, son ami ne le soupçonne plus. Il le sait sans véritablement le savoir, il le sent et c’est tout ce qui importe ; même s’il ne fait que retarder l’échéance. Certains disent qu’ils se connaissent par cœur mais les deux garçons démentent : chaque jour leur apporte une nouvelle surprise et ils ont ainsi la joie de se découvrir perpétuellement. Mais il y a d’autres choses qui deviennent immuables et Scorpius arrive à lire dans l’attitude d’Albus comme dans un livre ouvert. Il n’y peut rien et n’a jamais véritablement cherché à le faire. Il l’a deviné, c’est tout.
– Et ta cavalière ?
– Je n’en ai pas.
– Quoi ? Mais tu as eu toutes ces demandes que tu as refusées inlassablement sous prétexte d’avoir déjà dit oui aux beaux yeux d’une jolie fille ! Et te connaissant, elle doit vraiment être belle… soupire Albus, un tantinet jaloux du succès de son ami.
– Oui, soupire à son tour Scorpius, s’empêchant à tout prix de regarder vers Lily.
– Eh ! Je croyais que tu n’avais pas trouvé de cavalière.
Le sourire ironique de son meilleur ami lui fait comprendre qu’il est mené en bateau. Jusqu’au dernier jour, sacré Scorp’… Mais Abus est content de cette complicité qu’ils ont et cherche suivre le regard du cachottier, histoire de voir de qui il ne peut le détacher.
La première danse est rythmée mais pas trop. Assez pour donner envie aux danseurs de s’avancer sur la piste, pas assez pour les essouffler immédiatement. Albus a accordé cette danse à Fanny qui en mourrait d’envie, et il se prend au jeu de se laisser guider par ses mains expertes. Il ne lui connaissait pas ce talent, elle ne s’est pas aventurée à se vanter. Elle lui souffle à mi-voix quelques conseils qu’il suit vainement mais ses erreurs sont de multiples occasions de pouffer de rire et d’oublier que pour eux deux, que c’est peut-être la dernière fois qu’ils seront si proches. Leurs mains s’étreignent, il caresse délicatement son dos, laisse ses doigts descendre, reprend leur rythme endiablé, s’éloigne, s’approche d’elle, lui sourit, la séduit. Une nouvelle fois. Sans s’en rendre compte. Parce que lui aussi est subjugué par l’amie de sa petite sœur. Oh oui, Lily a bien seize ans dans sa tête de grand frère, mais Fanny… ne peut avoir cet âge là. Elle est tellement belle dans sa robe de mousseline jaune, tellement éblouissante… Il aimerait à cet instant qu’ils ne soient plus que tous les deux et se laisser porter par la musique qui vient de changer. Albus a vaguement conscience qu’ils enchainent les danses mais qu’importe, lui qui redoutait de devoir se donner en spectacle devant tout le monde, souhaite que ce moment ne s’arrête pas.
Et puis ils ne peuvent plus respirer. Côte à côte, ils rejoignent la table qu’Albus occupait avant avec Scorpius et à laquelle est installée Rose. Elle les applaudit vivement et leur confie qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui dansent aussi bien qu’eux. Albus jette un coup d’œil aux élèves sur la piste, grimace en voyant les associations des professeurs, et laisse son regard accrocher les cheveux blonds. Tandis qu’il dansait, il n’a pas vu son ami se lever et faire de même. Albus se sent rougir en se rendant compte que la seule chose qu’il a regardée durant ces minutes, est le visage de Fanny. Il se ressaisit et dit à sa cousine :
– C’est sa mystérieuse cavalière.
– Ouais.
Le ton peu enthousiaste de Rose l’incite à observer plus attentivement cette élève. Des cheveux roux magnifiques, finement rassemblés en deux tresses qui voltigent au gré des pas de la danseuse, qui accompagnement les arabesques de la robe. Tissu qui voltige, éclairs verts fugaces qui fascinent. Soudain, Scorpius se retrouve dos à lui et Albus aimerait que les autres élèves se poussent afin qu’il puisse apercevoir le visage de cette inconnue qu’il n’avait pas remarquée. Et puis il voit ces grands yeux qui observent Scorpius. Cette physionomie qu’il connait sur le bout des doigts. Elle. Son épaule posée sur celle de son ami. Leurs corps très proches. Trop proches. Lily. La trahison qui l’avait à peine effleurée lorsqu’ils sont entrés ensemble prend possession brusquement de son corps et il a l’impression que son cœur vient de manquer un battement. Son souffle est coupé et ses mains tremblent. Il est en colère, il n’y a pas d’autres mots pour dire les choses. Il n’est pas en colère parce que Lily est sa sœur, quoique… Seize ans c’est jeune, il en a conscience alors même qu’il sort avec Fanny. Et puis elle est encore innocente, ne se préoccupant pas de ça. Mais le pire est que Scorpius est son meilleur ami et qu’il ne lui a rien dit. Rien. Albus n’a pas vu venir cette révélation grosse comme une maison est c’est pour cela qu’il se sent mal. A son ami, il lui a tout confié ou presque. Sans aucune barrière entre deux, sans aucune réticence ou rancune sur son nom. Il l’a accepté tel qu’il était sans aucuns préjugés. Apparemment, ça n’a pas été réciproque. Scorpius n’a pas l’air de le considérer assez bien pour lui raconter qu’il est tombé sous le charme de ces grands yeux noisette. Albus se lève et prétexte un mal de tête auquel ni Rose ni Fanny n’accorde de crédit. Après tout, elles non plus ne s’y attendaient pas. Rose a vu peu à peu la chose venir mais n’imaginait pas que ça dépasserait le stade du simple flirt. De la piste de danse, Lily n’a pas laissé échapper la réaction de son grand frère. Elle laisse son cavalier et, entre les couples qui dansent, elle se faufile jusqu’à la porte de la Grande Salle. Albus est assis sur les marches des escaliers. Il ne pleure pas ni ne sourit. Il est neutre et ne semble pas réagir à l’approche de sa cadette.
– Pars, lui ordonne-t-il.
– Mais Albus, essaye de-
– Pars.
– Albus, dit une troisième voix.
Lily grimace. Elle se montre encore faible et incapable de se sortir d’une situation délicate seule. Scorpius a plus l’air d’un chevalier servant qu’autre chose et à cet instant, Albus n’a peut-être envie de parler qu’à son ami. Ou à sa sœur. Mais pas l’un avec l’autre, pas après cette révélation qu’ils viennent de provoquer dans Poudlard. Plusieurs filles doivent déjà alimenter les ragots et leurs départs précipités n’ont rien du améliorer. Pourtant, sans le dire, ils apprécient être là tous les trois. Il fait plus frais que dans la Grande Salle où l’atmosphère devient étouffante et ils sont ensemble. Jamais ce n’était vraiment arrivé, ou du moins, par pour quelque chose d’aussi important.
– On a fait ça pour toi Al’.
– Si c’était le cas, toi ou elle, me l’aurait dit avant.
Elle. Son prénom s’est envolé de la bouche de son frère et il ne peut lui faire plus mal.
– Ta sœur s’appelle Lily et nous avions peur de ta réaction. Ce soir, je crois que nous avons eu raison.
– Tu te trompes Scorpius ! s’exclame Albus.
Il fait un pas vers lui et avant que Lily n’ait pu faire un geste défensif, il l’attrape par le bras et la jette contre son ami.
– Embrassez-vous.
Ce n’est pas une suggestion ; c’est un ordre. Le ton employé est incisif et sans appel. Scorpius recule mais Albus avance sa sœur, serrant de plus en plus fort le bras, ne s’occupant guère de la douleur qu’il peut infliger.
– T’es allé jusqu’où avec elle hein ? Aussi loin qu’avec Gwen ? Tu l’as forcée à te regarder comme ça ? Comment êtes-vous passé de cette haine lorsqu’elle est arrivée ? C’est un jeu pour me tester c’est ça ?
Le calme Albus n’est plus lui-même et Scorpius suppose – sait, devine, comme toujours – qu’il ne supporte pas la moindre goutte d’alcool bien que l’accusation ait fait mouche. Alors son ami le voit sous cet angle ? Mais ce n’est pas une excuse, loin de là. Potter ferme les yeux et sa tête le tourne. Cependant, il raffermit sa prise, collant Lily contre Scorpius. Il ne veut pas abandonner la situation, il sait qu’il a dépassé la limite, que personne ne le reconnait. Il y pensera demain et il espère qu’on saura lui pardonner. Il doit juste accepter, qu’ils comprennent ! Il a peur aussi. Peur de ne pas si bien connaitre Scorpius, peur de ce que Lily a pu lui offrir. Cette fois, sa soeur trébuche, tentant de se soustraire à cette poigne violente qu’elle ne connait pas. Scorpius la rattrape et maladroitement leurs lèvres se frôlent. Involontairement. Cela suffit à Albus qui lâche Lily et monte aussitôt les escaliers tentateurs. Il veut dormir. Oublier. Laisser sa sœur pleurer d’incompréhension dans les bras de son petit ami. Les laisser sous les regards consternés des élèves qui ont entendu leurs conversations. Peu heureusement. Pas les plus bavards. Mais pour Lily et Scorpius, ce baiser à un goût de scandale.