Summary:
Tom Asham est un collégien qui mène une vie difficile, seul avec sa mère, jusqu'au jour où ses pouvoirs de sorciers émergent. Il intègre alors Beauxbâtons, la fabuleuse école de sorcellerie, et s'y découvre un véritable passion pour le Quidditch.
Ce sport de balle sur balai volant, le plus important du monde magique, déchaîne les foules à travers les cinq continents, et l'école n'y fait pas exception. Les plus talentueux joueurs sont populaires, influents, et ont une chance de devenir de riches professionnels.
Alors quand un enfant moldu pauvre surgit de nulle part bien décidé à atteindre les sommets et prendre leur place, tous les moyens sont bons pour lui nuire... La route du ciel est longue, semée d'embûches, et quiconque s'élève trop près du soleil risque de se brûler les ailes.
Categories: Quidditch Characters: Personnage original (OC)
Genres: Aventure/Action, Comédie/Humour, Romance/Amour
Langue: Français
Warnings: Aucun
Challenges: Aucun
Series: Aucun
Chapters: 14
Completed: Non
Word count: 32753
Read: 3656
Published: 05/05/2021
Updated: 30/06/2021
1. Colombe by Alveodys
2. Fauve by Alveodys
3. Coup de Feu by Alveodys
4. L'Italien by Alveodys
5. Pétard by Alveodys
6. L'Académie by Alveodys
7. Boulevard by Alveodys
8. Promesse by Alveodys
9. Réglisse by Alveodys
10. Versailles by Alveodys
11. Familles by Alveodys
12. Morpheus by Alveodys
13. Triangle by Alveodys
14. Cognard by Alveodys
Tom était assis sur le bord d'un petit toit plat, d'un bois clair soigneusement verni. Ses pieds pendaient dans le vide. Il remarqua que le ciel arborait une couleur tout à fait inhabituelle. Un bleu si sombre qu'il s'approchait du noir. Cela aurait pu être celui d'une nuit de pleine lune, mais aucune étoile n'était visible. Aucune lune. Aucun nuage. Aucun soleil.
Cet espace creux, inquiétant, ne manqua pas de le laisser bouche bée. Il tourna la tête à droite, puis à gauche. Rien. Juste le ciel nu, vide. C'était impossible. D'où pouvait provenir cette lumière qui inondait les lieux ? Il se pinça, certain de s'éveiller dans son lit. Cette certitude fut balayée quand il tenta une seconde fois de se pincer sans résultat.
Il baissa les yeux puis fut pris d'un léger vertige. Il devait bien y avoir une vingtaine de mètres le séparant du sol. La structure en dessous de son perchoir était une armature de ce même bois propre et brillant, à base carrée. Aux alentours se dressaient d'autres tourelles identiques, à intervalles réguliers, comme pour délimiter un ovale démesuré. Tom n'avait jamais rien vu de semblable.
Il ne parvenait pas à comprendre l'utilité d'un tel chantier. Pourtant, ces constructions ne pouvaient pas être là par hasard. Au sol, seul un gazon poussait. Et pas seulement dans l'ovale cadré par les charpentes, non. Il continuait au-delà, à perte de vue. Pas la moindre fleur, le moindre buisson, le moindre arbre. Ce paysage si uni, si vide, mettait Tom plutôt mal à l'aise.
Le jeune garçon était certain de ne jamais avoir mis les pieds ici, pourtant cet endroit lui était étrangement familier. Malgré ce décor surréaliste, silencieux, lacunaire, profondément troublant, quelque chose – il n'aurait su dire quoi – le défendait de toute peur. Il se surprit à penser que tout ceci lui appartenait. Il se sentait souverain, scrutant son royaume depuis son colossal trône de bois.
Alors qu'il se tenait là-haut, à se demander comment il avait pu y arriver, balançant ses pieds dans le vide, il vit une colombe passer devant lui, à quelques mètres à peine. Son plumage était si blanc, si pur, qu'il semblait diffuser un faible halo de lumière. Les yeux de Tom s'écarquillèrent en un instant. L'oiseau battait des ailes doucement, s'éloignait petit à petit... Avant de prendre une folle accélération. La comète blanche disparut derrière la tour faisant face à Tom et revint se poser à côté de lui dans un flash.
Il demeura immobile, d'une part à cause du choc, et d'autre part pour éviter d'effrayer l'animal. Mais il se rendit bien vite compte qu'elle n'était nullement intimidée ; elle s'approchait de lui, avec sa démarche identique à celle d'un vulgaire pigeon. Ce qui était, pensa-t-il, leur seul point commun. Il dévorait des yeux sa robe impeccable, scintillante. Bientôt, elle fut à portée de main, et n'avança pas plus. Tom n'esquissait toujours pas le moindre geste, toujours fasciné par cette image extraordinaire. Toutefois, après de longs instants figés, il fut tenté de toucher l'oiseau.
Il leva doucement le bras.
La colombe le fixait de son œil rond et inexpressif.
Il dirigea sa main tremblante vers elle.
Elle tourna la tête pour regarder avec son autre œil, noir, plein comme une bille.
Alors que son index allait effleurer le sommet du crâne minuscule, ce fut un bruyant concert de battements d'ailes dans un tourbillon de plumes lumineuses et il le retira brusquement. La colombe était déjà revenue à l'état de silhouette éblouissante, traçant un éclair blanc entre les tours de bois.
— Presque... grinça Tom à haute voix.
À peine ce mot fut-il prononcé qu'un vent d'une force inouïe se leva. Le garçon craignit de perdre l'équilibre et d'aller s'écraser trente mètres plus bas. Il s'agrippa au rebord du toit, les yeux fermés. Quand il sentit son poids le quitter et au même instant, son derrière décoller de la plateforme de bois, il émit spontanément un cri de surprise. Sa main gauche lâcha prise. Il fut vite désorienté car il tournait sur lui-même alors que ses membres se contorsionnaient, ballottés en tous sens par ce souffle surnaturel. L'instant d'après, il flottait à l'horizontale, bien droit, la main droite toujours fermement accrochée au rebord du toit.
Il voulut reprendre prise avec sa main libre, mais ce maudit vent était bien trop fort pour qu'il puisse espérer se mouvoir à son encontre. Le visage crispé par l'effort, il lâcha un juron. Le vent s'intensifiait progressivement. Sa main meurtrie glissait petit à petit. Son cœur allait exploser. L'ouragan arrachait l'air de ses poumons. Chaque inspiration demandait un effort surhumain. Tom se sentait faiblir.
C'est mort.
Une bourrasque ascendante vint porter un coup violent. L'uppercut arracha son corps entier et il lâcha prise, le souffle coupé. Refusant de regarder en bas, il ferma les yeux. Il s'attendait à fendre l'air à une vitesse vertigineuse, propulsé par la furieuse tempête, mais il n'en était rien. Elle avait mué en un léger courant, qui passait sous ses membres écartés et le portait.
Je vole...?
Il ouvrit les yeux. Tourné vers le sol, la seule chose qu'il aperçut fut son ombre, tout en bas, pareille à celle d'un oiseau.
La seconde suivante, il était allongé dans son lit et le réveil de son vieux portable posé sur la table de chevet faisait des siennes. Sa couette était étendue à terre, sans raison apparente. Ses bras étaient engourdis, tendus à la manière d'ailes déployées. Il les replia doucement, passa ses mains sur son visage. Il se sentait épuisé, comme si la lutte de son rêve avait été réelle. Il stoppa la sonnerie en bâillant, ramassa la couverture et se replia sous elle, profitant du calme revenu... Pour quelques secondes seulement.
La porte de sa chambre s'entrouvrit subitement, découvrant le visage mal réveillé de sa mère.
— Debout mon petit feignant !
— Ça va, j'ai entendu le réveil.
— Une fois sur deux tu te rendors juste après…
Elle sortit, sachant que son fils ne pourrait pas nier. Ainsi, non sans longuement soupirer, il passa dans la salle de bains du petit appartement dans lequel il vivait avec Aurélie, sa mère. Après la petite commission, il se lava les mains, puis le visage, aspergeant sa peau d'un noir profond à l'eau froide. Selon sa mère, se rincer à l'eau froide tous les matins était un moyen simple de gagner en autodiscipline. Non pas que Tom en ait eu besoin, mais telle était sa routine. En passant sa main dans ses cheveux noirs coupés très court, il se dit qu'un peu d'entretien serait bienvenu. Il ne pouvait pas vraiment se permettre d'aller tous les mois chez le coiffeur, alors maman s'en occupait à l'aide d'une vieille tondeuse d'occasion. Il prit un instant pour s'observer dans le miroir.
Il était plutôt beau gosse, mis à part ses lèvres qu'il trouvait bien trop charnues à son goût. Il aimait aussi ses yeux gris clair, teintés de bleu. Oui, un noir aux yeux aussi clairs, ça choquait pas mal. Il n'était pas rare de lire la stupéfaction sur le visage des gens qui croisaient son regard de près pour la première fois. Devoir répondre à des questions comme « T'as quoi aux yeux ? » ou « Tu portes des lentilles colorées ou quoi ? » était presque devenu régulier. D'autres ne disaient rien, gardaient leurs questions pour eux, de peur de se montrer offensant ou ignorant. Au collège, on racontait donc toutes sortes de choses, sur sa santé, ses origines, un éventuel accident... Tout ce qui aurait pu expliquer cette singularité.
Bien que cela puisse être lassant par moments, Tom préférait nettement être interrogé. Il affirmait alors, pour rigoler, qu'il pouvait voir à travers les murs, les vêtements, ou lire les pensées des autres en les regardant dans les yeux. Puis il expliquait qu'il était né ainsi, et ce que lui avait dit l'ophtalmologue, tout petit : ses yeux étaient tout à fait normaux. Rares, étranges, mais normaux. Fin de la discussion, sujet suivant. Pas de rumeurs folles, de doutes, de craintes dans les yeux bruns des autres.
Un appel de sa mère depuis la cuisine le rappela sur terre. Il la rejoignit en traînant les pieds. Elle était assise à la petite table, mug de café à la main, sourire aux lèvres. Ses cheveux châtains un peu ébouriffés ondulaient autour de son visage de quinquagénaire bien conservé. Elle avait la même peau noire et la même bouche généreuse que son fils, mais de petits yeux sombres.
— Ton bol est prêt. Il est sept heures trente, tu devrais…
Elle se tut, voyant son fils s'asseoir et engloutir ses céréales à toute vitesse. Nul besoin de lui rappeler qu'il devait marcher vingt minutes pour atteindre son collège et qu'il lui restait donc dix minutes pour manger, s'habiller, puis partir. Tom apprécia la retenue.
— Tu travailles pas ? grogna-t-il, la bouche pleine.
— Non, je suis en congé.
Maman travaillait comme femme de ménage dans un hôtel bas de gamme, non loin de chez eux. Elle rentrait souvent épuisée, et ses congés étaient aussi attendus qu'une oasis au milieu d'un désert sans fin.
— Tant mieux, profite bien.
— Merci chéri.
— Dis-moi... commença-t-il, un peu hésitant. Ça t'est déjà arrivé, de prendre un rêve pour la réalité ?
— Tant que tu ne réalises pas que tu rêves, tu ne peux pas faire autrement que croire que ce qui se passe autour de toi est réel, non ?
— Oui mais... D'habitude quand on rêve, on réagit pas comme en vrai. On fait des trucs un peu sans réfléchir, tu vois ?
Il reçut un hochement de tête l'invitant à continuer.
« Bah cette nuit, en rêve, j'étais normal, complètement éveillé, et tout était si détaillé, si complet... J'ai cru que ce qui arrivait était vrai. Mais en même temps c'était vraiment fou, j'ai essayé de me pincer pour me réveiller.
— Tu me raconteras ce soir, chéri, il est bientôt l'heure.
— Tu pourras me couper les cheveux quand je rentrerai ?
— Bien sûr.
— Merci... J'y vais, je vais être en retard.
Il retourna dans sa chambre, retira son pyjama pour enfiler jogging, t-shirt puis sweat, chaussettes et chaussures. Il saisit son sac à dos et se rua vers la porte d'entrée, toujours un peu étourdi, les mystérieuses visions du rêve encore en tête.
Tom fut tiré hors de son sommeil par son voisin de table, Quentin.
— Hé ! chuchota-t-il. Si la prof te vois tu te fais virer direct. Max et Paul l'ont déjà chauffée à blanc.
— Déjà ? grogna le dormeur en se redressant, la mine hagarde.
Il jeta un œil à l'horloge murale de la classe qui affichait neuf heures douze. La prof d'histoire, Mme Blanche était une femme d'âge mûr, toujours très élégante. Elle était calme, d'ordinaire, mais comme le répétait sa mère, on a tous des jours avec et des jours sans.
Une règle en métal chuta avec un brutal fracas. Elle fit volte-face vers la classe, la main crispée sur le feutre avec lequel elle écrivait au tableau, le bras toujours levé, comme figé dans son geste, le regard noir. Elle ressemblait à une amazone brandissant sa lance, prête à délivrer un tir fatal à tout instant. Une amazone très bien habillée et coiffée, avec une lance bien courte, mais une amazone quand même. Aujourd'hui était apparemment un jour sans.
La classe entière était tournée vers la table de Max et Paul, au fond de la classe. Max essuyait tant bien que mal ses larmes de rire, en continuant de pouffer. Paul avait le visage rouge et ses mains masquaient à peine sa bouche tout sourire.
Mme Blanche approcha lentement. Ses talons frappaient le carreau comme pour sonner le glas.
— C'est pas nous madame ! s'esclaffa Paul.
— On vous jure ! ajouta son complice.
La prof était arrivée juste devant eux. Elle déglutit, comme pour ravaler une injure, et força visiblement son sourire. Ses yeux semblaient capables de sortir de leurs orbites à tout moment.
— Levez votre pied de là, Paul, grinça-t-elle en se penchant pour prendre la règle. Votre nom est écrit là-dessus. Votre propre matériel vous dénonce.
Un léger concert de chuchotements s'éleva dans la classe, coupé en un éclair par un violent coup de règle contre la table, qui faillit renverser Max de sa chaise. L'amazone s'était changée en lionne et ses yeux prédateurs arpentaient la salle. Le troupeau de gazelles se tenait en alerte, pressentant un danger mortel. Vraiment un jour sans, c'était sûr.
« Pas vous, donc, répéta le fauve. Pas vous…
Les deux garçons ne riaient plus du tout.
« Si ce n'est pas vous, alors vous étiez certainement attentifs au cours. Je vous laisse une chance. Si seulement l'un de vous répond correctement à ma question, je me contenterai d'une observation dans vos carnets de correspondance. Sinon, vous êtes immédiatement exclus de cours et vous serez collés dix heures chacun.
Ses mots résonnèrent une seconde. On aurait pu entendre une mouche voler dans la pièce.
« Bien, conclut madame Blanche en croisant les bras. Au moyen-âge, dans certains pays, les titres de noblesse se transmettaient par ultimogéniture. Qu'est-ce que cela signifie ?
Max tentait visiblement de trouver la réponse au tableau pendant que Paul fouillait désespérément son cahier. Le sourire tendu de l'enseignante se fit un peu plus large.
« On ne l'a pas encore écrit. Je viens de le dire à l'instant, juste avant que vous ne m'interrompiez avec vos jeux pour la énième fois depuis le début de l'année. Alors ?
Les deux élèves baissèrent les yeux, vaincus. Tom se dit alors qu'un peu d'aide serait bienvenue et leva la main.
— Madame ?
Le fauve se tourna vers lui. Il garda patiemment son bras levé.
— Oui Tom ?
— L'héritage agnatique par ultimogéniture veut dire que le fils le moins âgé uniquement peut hériter du titre. Et à l'inverse, la succession agnatique par primogéniture concerne le premier enfant né. L'héritage agnatico-cognatique inclut aussi les filles.
— Bon, soupira Mme Blanche, qui se dérida un peu. Merci de me prouver que je ne m'adresse pas à un mur une heure durant quand je fais cours à cette classe.
Elle fit de nouveau face à ses deux proies.
« Donnez-moi vos carnets...
— Madame ! coupa Tom.
Il essayait de trouver quelque chose pour la calmer et éviter une exclusion aux deux garçons... En vain.
« Au fait, je... J'aime bien votre chignon. Ça vous va vraiment bien.
Il regretta aussitôt ses mots, alors que les chuchotements dans la classe reprenaient accompagnés de quelques ricanements et regards méprisants. Déconcertée, la dame au chignon marqua un temps pour répondre.
— C'est très gentil de ta part, mais... Cette remarque est plutôt déplacée.
Malgré tout, la lionne avait disparu. Elle repoussa fièrement une mèche de ses cheveux derrière l'oreille et retourna à ses moutons.
« Exclusion de cours et dix heures de retenue chacun, annonça-t-elle calmement.
L'anxiété laissa place au dépit pour les deux sanctionnés.
— Mais madame, commença Paul, on a rien fait de grave...
— Oui, mais ça fait deux mois que vous faites les clowns en classe. Quand vous ne faites pas des bruits de singes pour amuser la galerie, vous enchaînez les concours de rots ou de lancers d'avions en papier. J'en ai plus qu'assez, souffla-t-elle. Rangez vos affaires. Enfin vos jouets, devrais-je dire. C'est Martin le délégué, non ? Allez, amène-les.
L'élève concerné se leva précipitamment, avec l'air impitoyable d'un gardien de prison. Les deux enfants s'exécutèrent péniblement, non sans jeter un regard noir à Tom en passant près de lui. Le cours reprit dans le calme.
— Si tu cherchais à passer pour le plus gros fayot que la terre ait jamais connu, c'est réussi, dit Quentin. Même Martin aurait pas fait mieux.
— Je sais pas... Je voulais juste la calmer et j'ai sorti ça comme ça...
— Bah réfléchis un peu avant de l'ouvrir mec. Tu sais, avec le truc mou et rose entre tes deux oreilles. Tu vois de quoi je parle ?
— Bâtard, gloussa Tom.
L'injure était certainement un rien trop bruyante, puisque la lionne assoupie s'éveilla brusquement.
— Quentin ! Tom ! Vous voulez rejoindre vos camarades peut-être ?
— Non madame, répondirent-ils en chœur.
— Alors on reprend, on a perdu assez de temps comme ça. Les prochains que je prends à bavarder les suivent. Je vous préviens je ne suis pas d'humeur.
Comme après toute intervention de la sorte, un silence relatif régna dans la salle pendant quelques minutes, pas plus. Alors qu'un petit brouhaha s'élevait de nouveau dans la classe, son meilleur ami relança la conversation :
— Ça va mieux ta cheville on dirait ?
— Ouais. Je reviens au hand ce soir.
— Sérieux ? fit Quentin, les yeux ronds. Pourtant tu t'es blessé jeudi dernier... Ça fait quoi ? Quatre ou cinq jours à peine. À t'entendre hurler on aurait dit qu'on t'avait amputé. Tu pouvais plus marcher ensuite, le lendemain t'es revenu en béquilles et tout…
— Ouais mais c'était pas si grave au final. On est allé voir le médecin avec ma mère Vendredi, c'était juste une entorse, rien de cassé. Hier matin je pouvais à nouveau marcher et courir comme s'il s'était rien passé.
— Pas si grave ? T'étais en train de mourir sur le terrain, on revient pas d'une blessure comme ça en pleine forme en si peu de temps, c'est pas normal.
— Je sais pas… En plus le doc a dit que je devais rester au repos pendant deux à trois semaines.
— Ah ouais quand même il s'est bien planté, là. Trois semaines… T'aurais raté le match de ce weekend contre les premiers du classement.
— Justement, j'y pensais samedi soir, que le match était dans une semaine pile et que j'avais aucune chance de le jouer. J'avais tellement les nerfs que j'ai eu du mal à dormir. Et Dimanche matin, pouf, comme par magie, retapé en une nuit. Prêt à taper un sprint.
— Ah ouais chaud… À part la magie ou la force du saint-esprit je vois pas d'autre explication. T'es un sorcier en fait !
— Faut croire. Ou un super-héros, ou un vampire, dit-il avec le sourire.
— Ça m'étonnerait pas en vrai. Il t'es déjà arrivé des trucs bizarres comme ça avant. Des choses que t'as forcé juste parce que tu les voulais.
Tom prit une seconde pour y penser. Régulièrement, bien qu'avec une rareté exceptionnelle, le destin semblait jouer en sa faveur. Par chance, certains petits problèmes se réglaient d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ou par d'autres personnes certainement, à son insu. Il ne s'était jamais réellement penché sur la question. Aucun événement spectaculaire et paranormal ne s'était jamais produit sous ses yeux, c'était sûr.
Il restait toutefois de petites énigmes, auxquelles il ne prêtait pas attention, mais elles devaient toutes avoir une solution rationnelle. Au fond, pas besoin de se questionner, tant que les choses allaient dans le bon sens. Il s'agissait d'amusantes coïncidences, sans plus.
— Ouais, maintenant que tu le dis…
— En CE1, t'avais prêté un stylo à Paul et quand tu lui a demandé de le rendre une semaine après il a dit qu'il l'avait perdu. Je t'avais jamais vu aussi en colère, j'étais mort de rire !
— Tellement de compassion, railla Tom.
— Et ensuite pouf ; encore un tour de magie et voilà ton stylo de retour dans ta trousse.
— J'ai dû oublier l'avoir récupéré, c'est tout.
— Bah non, tu l'as retrouvé après lui avoir demandé, il a pas dit qu'il te l'avait rendu. Il a dit mot pour mot : Je sais pas où il est, je l'ai perdu.
— Peut-être, je sais plus. Mais c'était un truc bizarre comme ça oui.
— Faudra que tu m'apprennes la magie un jour.
— T'es pas encore prêt, petit, répliqua-t-il d'un ton exagérément condescendant. Reviens dans un siècle.
— TAISEZ-VOUS TOUS BON SANG ! explosa Mme Blanche, hors d'elle. Je ne peux malheureusement pas renvoyer l'ensemble de la classe, donc vous allez me faire le plaisir de sortir une feuille blanche ! On va faire une petite interrogation surprise pour vous calmer. Et ça me calmera aussi, soupira t-elle.
Les élèves obéirent mollement, non sans protestation, excepté Martin, qui, empli de détermination, inscrivait déjà son nom alors que les autres n'avaient pas encore sorti de feuille vierge.
End Notes:
Salut, j'espère que ce second chapitre était plaisant pour vous ! Sachez que cette histoire n'est pas nouvelle, je suis en train d'écrire le 13ème chapitre à l'heure actuelle. Je vais poster ici au fur et à mesure des validations, ensuite je posterai à mon rythme d'écriture (approximativement un chapitre hebdomadaire).
Je croise les doigts pour que vous preniez autant de plaisir à lire que j'en prends à écrire, à demain pour la suite de l'aventure !
Tom roulait à fond sur son vieux vélo, sac de sport dans le dos, direction le vieux gymnase dans lequel jouait son équipe de handball. D'une rue à l'autre, dans cette banlieue marseillaise, il empruntait tantôt la route, tantôt les trottoirs, esquivant les voitures et les passants. Cela dit, le trafic était moins dense qu'en semaine et il put rouler librement et rejoindre sa destination sans prendre de retard. En arrivant, il fut accueilli par le gardien du gymnase, un vieil homme souriant.
— Alors mon p'tit Tom, prêt à jouer aujourd'hui ? C'est pas un match facile à ce qu'on m'a dit.
— Non c'est sûr, on joue la meilleure équipe de la poule, mais on va tout donner comme d'habitude, répondit le jeune garçon avec enthousiasme.
— Ça j'en doute pas. Mais dis-moi, ça te fatigue pas d'entrée, de faire la route en vélo ? Faudrait garder du jus pour le terrain quand même.
— Non ça va, j'habite pas si loin, ça m'échauffe à peine. Et puis j'ai pas le choix, c'est pas comme si on avait les moyens d'avoir une voiture avec ma mère.
— Ah oui c'est sûr... D'habitude ce sont plutôt les parents un peu friqués qui se permettent de payer une licence dans un club de sport pour leur gamin. Au fait, ajouta-t-il, elle ne vient pas te voir jouer ?
— Si, pour une fois. Elle est en congé cette semaine. Elle arrive un peu plus tard.
— Super, ça ! Joue à fond bonhomme, rend-la fière de toi, montre lui qu'elle a eu raison d'investir dans ta licence, dit-il dans un rire gras.
— Bien sûr qu'elle a raison, lança Tom avec amusement. J'y vais, on va pas tarder à commencer.
— Ok champion, cours, va rejoindre tes camarades ! Bon courage !
— Merci !
Tom s'empressa de ranger son vélo dans le local des équipements, à défaut de posséder un antivol. Il rejoignit le vestiaire pour saluer coach Momo, ses coéquipiers et parmi eux, son meilleur ami Quentin. Il enfila ensuite le maillot de l'équipe, bleu et blanc, numéro 17. Toujours le même depuis ses débuts.
— C'est bon, tout le monde est en tenue ? demanda Moktar, alias Momo. Parfait. J'ai deux mots à vous dire avant de commencer.
À partir de cet instant, un silence total laissa chaque mot du coach résonner dans le vestiaire. Il éleva alors la voix.
« Les gars, ce match là n'est pas un match comme un autre. S'il y en a un à gagner, c'est bien celui-là. Nos adversaires sont au sommet du classement et ont mis des fessées à toute la poule, une équipe après l'autre, à commencer par nous. Mais c'était il y a plusieurs mois maintenant. Entre temps, nous avons tous progressé, surtout les nouveaux. J'ai confiance en vous les gars, ça va pas être un match facile, mais on a les moyens de l'emporter si on se donne tous à fond !
Il frappa du poing dans la paume de sa main, les sourcils froncés.
« Si on gagne, on se maintient à la quatrième place et on garde une chance de se qualifier pour les demi-finales. Mais si on perd, on risque d'être dépassés, et il nous restera plus que quelques matchs pour remonter, on se trouvera en mauvaise position. Compris ? C'est maintenant ou jamais les gars !
Il pointa le sol du doigt.
« On est chez nous et on va leur montrer d'entrée de jeu comment on joue, ici ! On leur rentre dedans, on leur fout la tête dans le sac et fin de l'histoire, n'évitez aucun contact ! gronda-t-il en frappant de nouveau dans sa paume. Je veux voir tout le monde aller aux charbons ! Allez venez-là, on crie.
Les joueurs se réunirent en cercle pour poser leur main sur celle du coach.
« Un deux trois !
— Team ! rugirent les joueurs en chœur, prêts à en découdre.
Ils se ruèrent sur le terrain pour s'échauffer. Tom était bouillant. Mine de rien, les mots du gardien l'avaient touché. Il était vrai que la fragile petite famille qu'il formait avec sa mère ne pouvait pas se permettre de se payer tout ce que possédaient les autres enfants de son âge. Mais elle lui avait payé sa licence dès ses huit ans, et ceci chaque année depuis. Elle lui avait aussi acheté son vélo, pour qu'il puisse se rendre à tous ses entraînements et matchs sans marcher trop longtemps. Ainsi qu'un ballon, des chaussures... De manière générale, peu importe ce qu'il désirait, elle était prête à sacrifier une bonne partie de leur maigre budget pour lui.
Elle plaçait à la fois tant d'espoir et d'argent en lui qu'il se sentait infiniment redevable. Oui, ici et maintenant, il allait tout faire pour la rendre fière. Elle, mais aussi ses coéquipiers. Dans l'équipe, il était un des rares à jouer au handball depuis toujours, il était sûrement le plus expérimenté, un des meilleurs. L'issue du match reposerait certainement en partie sur ses épaules. Pourtant, à sa grande surprise, au moment de commencer la rencontre, Momo le laissa sur le banc.
Le match débuta fort, les deux équipes jouant agressivement. Les quelques spectateurs présents, en grande partie des parents de joueurs, encourageaient leurs enfants de tout cœur. Les cris stridents des mères mêlés aux grondements des pères étaient ponctués par les vociférations des deux coachs. Le ballon volait d'un bout à l'autre du terrain et les jeunes joueurs se percutaient, se contournaient, soufflant et suant, dans une cacophonie de semelles crissant sur le sol. Seul le sifflet de l'arbitre venait l'interrompre, et s'accompagnait de protestations diverses depuis les gradins.
Tom, quand à lui, trépignant d'impatience, attendait sur le banc que Momo lui permette d'entrer. Les minutes s'égrainaient, une à une, et petit à petit son équipe se trouvait distancée au score. Elle tenait bon en défense, mais ne parvenait pas vraiment à marquer. Tom grinçait des dents, certain qu'il pourrait faire la différence s'il entrait. Ses tirs étaient redoutables, il était un buteur hors-pair. Momo, qui le coachait depuis cinq ans maintenant, le savait très bien et n'hésitait pas à le faire jouer d'ordinaire... Qu'est-ce qui avait bien pu changer pour qu'il se retrouve ainsi délaissé ? Il était tenté de le lui demander, mais c'était contre les règles : interdiction de se plaindre de son temps de jeu, coach Momo détestait ça. Il fallait être patient. Il allait entrer, à un moment ou à un autre.
Il vit sa mère s'installer dans les tribunes, tout sourire, et répondit à son signe de la main. Dire qu'il était là, assis à ne rien faire, alors qu'il pourrait être en train de changer le cours du match le plus important de la saison... Son équipe avait clairement besoin de lui. Nerveusement, il tapait du pied par terre et des mains sur le banc. La première mi-temps s'acheva sans qu'il n'ait foulé le terrain une seule seconde. L'équipe se regroupa au vestiaire. Les joueurs au teint rouge, le souffle court, vidaient leurs gourdes.
— Bon les gars ! s'exclama le coach en applaudissant brièvement pour demander l'attention des jeunes garçons. C'est pas trop mal ce qu'on fait, on perd quinze à neuf. Défensivement c'est très correct, au match aller on avait déjà encaissé vingt buts à la mi-temps. Vous pouvez être fiers de votre boulot. Par contre, dit-il en haussant la voix, on marque rien là, c'est ridicule ! Vous visez le gardien ou quoi ? Il a juste à lever le petit doigt pour stopper la balle ! Oh ! Réveillez-vous !
— Coach... appela timidement Quentin. Pourquoi Tom joue pas ? Je pense pas qu’on gagnera sans lui.
— Vous en dites quoi les gars, on a besoin de Tom ?
Quelques approbations discrètes vinrent appuyer l'intervention. Momo se frotta doucement le menton, circonspect. Il s'adressa au principal concerné :
— Tu te sens bien ? Prêt à jouer ?
— Bien sûr coach ! Laisse-moi jouer, s'il te plaît !
— Je ne veux pas que tu te fasses mal à peine revenu de blessure... Les entorses fragilisent les articulations. Échauffe-toi bien et tu vas remplacer Liam dès la reprise. Ne prends pas de risques, on a besoin de toi pour la fin de saison.
Après un second cri de guerre, les joueurs, toujours déterminés, retournèrent sur le terrain pour s'échauffer à nouveau avant le début de la seconde période. Tom effectuait les mêmes gestes répétés à l'entraînement des dizaines de milliers de fois. Le tir comme la passe étaient gravés en lui, automatiques. Ils s'exécutaient en un éclair, sans le moindre doute. Les mots du coach l'avaient soulagé et empli de confiance. Une lueur de volonté brillait dans ses yeux, comme deux flammes bleues.
Il était prêt.
À peine le jeu eut-il reprit que Tom le prenait à son compte, sous les acclamations de sa mère. Il trouva facilement coup sur coup deux occasions de tirer, mais manqua les buts de peu.
— Attention au black, le numéro 17 ! hurla le coach adverse après son deuxième échec.
La troisième action devait être la bonne. Il prit une grande inspiration en recevant le ballon. Feinte de passe à gauche, un unique dribble à droite, puis il engagea ses trois pas vers la surface de but. Un défenseur colossal se dressa face à lui pour lui barrer la route.
Sur son dernier appui, il plongea de côté pour trouver un angle de tir. Suspendu un instant en l'air à l'horizontale, comme au ralenti, il repéra un minuscule espace. Son bras déclencha le lancer instantanément juste avant qu'il ne s'étale de tout son long. La balle fila tout droit, frôla la jambe du défenseur, puis la base du poteau, au ras du sol, avant de faire frissonner les filets sans que le gardien n'ait le temps de réagir. Tom bondit sur ses pieds, le poing en l'air, sous la clameur du public. Mais il n'avait d'yeux que pour sa mère qui applaudissait, aux anges.
L'action suivante, il reçut la balle loin des buts, dos au gardien. Sa position préférée pour prendre par surprise quiconque ne connaissait pas la puissance de son tir. En un seul geste continu, il pivota et fendit l'air de son bras, envoyant un missile que le gardien manqua de nouveau. Il se replia à toute vitesse en défense avant la relance de ce dernier.
Un but de plus, quinze à onze. Plus que quatre à remonter. Malheureusement, après avoir réussi deux tirs difficiles, la défense adverse semblait avoir compris qu'il ne s'agissait pas d'un coup de chance. Elle était maintenant focalisée sur lui. Ses coéquipiers firent tourner la balle en enchaînant patiemment les démarquages pour finir par trouver Tom en bonne position. Il la réceptionna en pleine course, mais cette fois sa tentative de tir fut bloquée. La contre-attaque, immédiate, fut couronnée de succès.
Attaque après attaque, Tom persistait. Il tirait encore et encore, bien que tous les joueurs adverses le suivissent à la trace. Son manque de taille l'empêchait de sauter pour tirer par dessus la défense alors il était forcé de trouver un angle par sa vitesse et sa technique. Il put marquer encore deux fois malgré la pression défensive, grâce à ses tirs millimétrés, mais il commençait à sérieusement fatiguer. Ses courses ralentissaient, ses tirs faiblissaient et la défense comme le gardien les arrêtaient de plus en plus souvent.
Il reçut une passe sur l'aile gauche. Ici, l'angle de tir était bien trop fermé. Il sauta en levant le bras, pour feinter le tir, puis posa un dribble en retombant, ce qui lui permit de distancer son opposant direct et foncer dans l'axe. Au moment où il arma son tir pour réellement faire feu, un second joueur se jeta sur lui.
— Passe ! hurla Quentin dans son dos.
Tom, par réflexe, amortit son geste et fit tourner son poignet pour lâcher la balle derrière lui à l'aveugle. La seconde suivante, elle se logeait dans la lucarne. Son ami lui envoya une bonne claque dans le dos.
— C'est bien de faire le mec, mais oublie pas qu'on est sept, mon pote.
— T'inquiète, répondit le buteur essouflé.
La menace qu'il représentait balle en main forçait l'attention de toute la défense, et laissait à ses coéquipiers plus d'occasions. Ce qu'il avait oublié, dans sa hâte de marquer et remonter leur retard. Il fut alors remplacé et rejoignit ses coéquipiers sur le banc. Momo lui tapa dans la main quand il passa.
— T'en fais trop, te précipite pas. Tu t'es crevé en quelques minutes. C'est super là, ton p'tit numéro, mais tu peux pas tout donner et réussir à conclure à chaque action. Laisse les autres faire leur part.
— Ils la font en défense, répliqua le buteur, moi je fais la mienne en attaque.
Cette réponse ne plut pas du tout à son coach.
— C'est pas comme ça que ça marche le handball, tu dois être capable d'attaquer puis de défendre dans la foulée. Si tu fais pas ton boulot, t'es un maillon faible dans la ligne défensive. Et malheureusement, un seul maillon qui casse suffit pour briser une chaîne. T'as de la chance qu'ils aient pas cherché le duel face à toi, on en aurait sûrement encaissé quelques-uns de plus.
— J'étais pas crevé, j'aurais pu encore tenir ! s'exclama avec humeur le jeune plein d'ego.
À cet instant, Momo sembla perdre patience.
— Tu sais quoi, Karabatić ? Tu vas rester sur ce fichu banc jusqu'à ce que tu redescendes de tes grands chevaux et que tu sois prêt à défendre. Défaite ou pas, je m'en tape !
— Mais...
— Chut ! Je veux pas t'entendre ! cracha-t-il en agitant férocement la tête.
L'enfant leva les yeux au ciel. Il se mordit les lèvres, amer. Malgré sa sortie, Tom semblait avoir relancé son équipe sur une bonne dynamique. Elle était revenue dans le match, et c'était grâce à lui, quoiqu'en dise le coach. Le score était serré, mais il allait sûrement de nouveau basculer en leur défaveur bientôt, s'il restait en dehors du jeu trop longtemps. Et à ce moment seulement, il allait certainement être renvoyé sur le terrain par son coach. Mais il n'irait pas, c'était décidé. Il n'allait pas accorder le moindre caprice autoritaire comme ça, sans représailles. Il voulait se séparer de son atout numéro un ? Tant pis pour lui.
Les minutes défilaient une à une, la bataille se poursuivait. Après avoir boudé un temps, Tom s'était décidé à encourager ses camarades sur le terrain, comme les autres remplaçants. Toujours rude, le match n'était pas hors de portée, mais l'équipe gardait en permanence un but ou deux de retard. Malgré la fatigue qui s'emparait d'eux un à un, à mesure que la rencontre approchait de son terme, ses coéquipiers maintenaient la cadence infernale qu'ils dictaient depuis le début de la seconde période.
Car s'il fallait gagner ne serait-ce qu'un match, c'était celui-ci. Il était disputé âprement, et il le serait de plus en plus jusqu'à sa conclusion, une tension électrique émergeant d'entre les volontés incandescentes des athlètes, galvanisées par le public, lui aussi de plus en plus animé. Partout dans la salle, les souffles s'amenuisaient, les regards vers l'horloge se faisaient de plus en plus vifs, de plus en plus anxieux.
Mais parmi tous les esprits compétiteurs présents, celui étant le plus tyrannisé par l'obsession du triomphe final n'était autre que celui de notre buteur. La colère avait laissé place à l'exaltation du suspense. Il sentait son corps entier brûlant, prêt à exploser à tout moment. Peu importe ce qu'il avait décidé en sortant, il n'avait plus qu'une idée en tête, et une seule : marquer l'ultime point, celui qui scellerait leur victoire.
À la suite d'un but marqué par son équipe, accueilli par un grand vacarme dans le gymnase, ses yeux pleins d'espoir se posèrent sur le tableau d'affichage. Une minute restante, vingt-quatre partout.
Submergé par une flamboyante ardeur, il se leva instantanément. Le coach, en une demi-seconde, se tourna vers lui, hésitant, puis vers le panneau, puis de nouveau vers lui, mais paniqué cette fois.
— Vas-y ! Cours ! Remplace Bryan, vite !
Au handball, aucun arrêt de jeu n’était nécessaire pour effectuer de changement. Tom se jeta dans l'action, survolté, intenable. Dans les gradins, les encouragements avaient laissé place aux braillements surexcités, si assourdissants qu'on aurait juré pouvoir observer l'air vibrer dans la salle entière.
Les joueurs, aussi bien à cause de la pression écrasante que de l'épuisement qu'ils subissaient, trébuchaient, s'affaissaient par moments sur eux-mêmes, se perdaient. La moindre décision devenait soit affreusement hésitante, soit bien trop hâtive, car lourde de conséquences. Il semblait n'y avoir qu'un seul d'entre eux qui ne se laissait pas emporter par ses propres doutes ou par le chaos ambiant ; et ce joueur, c'était Tom.
L'équipe adverse faisait circuler la balle tant bien que mal, recherchant visiblement à laisser s'écouler le temps pour prendre le tir final et ne laisser que quelques instants au numéro 17 et les siens pour attaquer en retour. Du moins en apparence, car l'un des leurs, apparemment paniqué, ou trop enflammé, tenta soudainement un tir difficile que le gardien repoussa. Ce dernier relança tout de suite vers Tom, alors que les autres, en échec, se repliaient à toute vitesse.
Le buteur remontait en dribble, doucement. Il jeta un œil à l'horloge. Plus que vingt secondes. Il n'avait pas la peur au ventre comme la plupart d'entre eux. Il venait de passer le centre du terrain, ils s'attendaient tous à ce qu'il exploite le peu de temps restant pour enchaîner quelques passes et prendre un tir proche.
C'est pourquoi il allait scorer de là où il était, immédiatement, à peine quelques mètres après la ligne médiane.
Son niveau de concentration était si élevé, sa détermination si ferme, que le monde en était réduit à une balle, six joueurs en maillot rouge face à lui, un gardien en jaune, la cage qu'il protégeait.
Il n'entendait pas la foule en liesse autour de lui, ni les cris du coach. Il n'y avait que sa propre respiration et le rebond du ballon qui parvenaient à son oreille.
Bien que l'effort eût comme baigné son corps entier dans un brasier, son esprit, lui, était aussi clair, froid et figé qu'un glacier.
Sa soif de vaincre était si exacerbée à ce moment précis que la possibilité d'échouer avait perdu tout son sens. Il allait tirer et marquer.
Il n'y avait plus que la sensation du cuir sur sa main droite, si familière.
Il n'y avait plus que sa mâchoire serrée, sa main sûre, son pas décidé.
Il allait tirer.
Et il allait marquer.
Il leva le bras, dirigé vers son arrière droit, comme pour lui faire une passe. Mais alors il tourna la tête, son œil verrouilla la lucarne gauche du but, et il déclencha son geste, ample, précis, mortel, laissant exploser l'énergie brute qu'il avait contenue jusque là.
À l'instant exact où la balle quitta ses doigts, elle percuta le coin du but, où le montant et la transversale se rejoignaient, avec un bruit d'éclatement sinistre, pareil à un coup de feu. Le public se tut, comme si une bombe l'avait soufflé.
Anormalement faible, Tom posa un genou à terre. Son corps entier frémissait à présent, sa tête tournait un peu, sa vision était trouble. Mais pas assez pour ignorer que le but vibrait frénétiquement, comme s'il n'allait jamais cesser. Un morceau de cuir cousu se trouvait dans les buts, et un autre, un mètre ou deux à côté.
C'est le ballon ça ? Pas possible.
Ses idées, si claires il y a une seconde à peine, étaient confuses. Il perdait peu à peu conscience de son environnement. Ce qui venait de se passer n'avait pas de sens. Tout simplement irréel.
Il réalisa qu'il était allongé sur le dos, d'innombrables voix inquiètes résonnaient dans son crâne, et paraissaient tourner autour de lui. Puis elles s'évanouirent, ne laissant que le noir complet.
Le jeune garçon revint à lui brusquement. Il redressa doucement son buste. Il se trouvait exactement là où il avait perdu connaissance. Cependant, il ne restait personne dans le gymnase, en dehors du drôle de personnage qui lui faisait face. Il s’agissait d’un homme à peine plus grand que lui, dont l’état physique devait se situer quelque part entre le surpoids et l’obésité. Il portait un costume brun et une cravate verte éclatante. De courts cheveux grisonnants et frisés lui couvraient la tête. Il exhibait une fine moustache, et taillait un petit timbre triangulaire sur le menton, qui équilibraient ensemble son visage rond, joufflu, le rendaient plus harmonieux. Il arborait un discret sourire avec sa petite bouche.
Bongiourno giovane, salua-t-il de sa voix profonde et chaleureuse.
— Quoi… ? marmonna Tom, béat.
Attends, donc là je tombe dans les pommes, je me réveille, tout le monde a disparu et il y a un gros avec une tête bizarre qui me parle italien, c’est bien ça qui est en train de se passer ?
Amusé, comme s’il avait pu lire ses pensées, ce bonhomme bien portant entreprit de s’asseoir par terre, péniblement, ajoutant avec son accent mélodieux :
— Ça veut dire bonjour. J’espérais que tu parles un peu italien, mon français n’est pas très bon, dit-il avec un petit rire.
Assis à sa hauteur, la première chose qui sautait aux yeux, c’était justement les siens ; ses iris étaient d’un vert clair, étincelant, surnaturel. Comme assortis à la cravate, tout compte fait. Gêné par son regard si perturbant, Tom le soutint tout de même un instant et rit nerveusement, par politesse aussi bien qu’à défaut d’avoir quoi que ce soit à ajouter.
— Tu dois sûrement avoir un… Come si dice… Une farandole de questions en tête. Mon nom est Dante Oudini. Comme Harry Houdini, mais sans “h”.
Son ton, jusque là léger, se fit plus grave, presque dramatique.
« Écoute, ce que je vais te révéler maintenant va sans doute te sembler impensable mais… Ce qui vient de t’arriver… Ce sont tes pouvoirs de sorcier qui ont agissaient.
— C’est ont agi ou agissaient, pas les d… Attendez ! Quoi ?
— Tu t’appliques à corriger mon français, même dans un instant pareil ? gloussa Mr Oudini. Comme tu es méthodique. Un jeune homme bien rationnel, à ce que je vois.
La stupéfaction du garçon laissa place à l’incrédulité et à une pointe d’irritation.
— Trop rationnel ni assez stupide pour vous prendre au sérieux, ça c’est sûr. Où est passé tout le monde ? Pourquoi le match s’est arrêté ? J’ai marqué ? On a gagné ? Est-ce qu’on v…
En plein milieu de sa phrase, celle-ci fut étouffée, comme si sa bouche était entièrement couverte. Surpris, il interrogea l’italien du regard, sans obtenir autre chose que son air joueur. Il chercha à toucher sa bouche, sans succès.
Puisqu’elle avait tout simplement disparue.
Il sauta sur ses pieds, en émettant ce qui aurait dû être un hurlement. Il tâtait frénétiquement là où la peau avait remplacé ses lèvres, affolé.
— Doucement, on va t’entendre, le réprima calmement son interlocuteur. Je t’ai jeté un sort d’illusion, tu cries très fort, en réalité.
Il fit un petit geste de la main, et Tom se retrouva à geindre haut et fort, les doigts fourrés pêle-mêle dans sa propre bouche. Il les retira prestement, choqué.
— Mais qu’est-ce que vous m’avez fait ?!
— Je viens de te le dire, répondit-il platement, en tendant la main. Aide-moi à me relever s’il te plaît.
Effrayé, affolé, Tom fit un pas en arrière. Il suait visiblement, son coeur tambourinait à toute vitesse dans sa poitrine.
Ça doit être encore un de ces rêves super réalistes. Ça peut pas être autre chose. Ça se peut pas, ça se peut pas, ça se peut pas…
« Bon, soupira l’épais bonhomme en costume en laissant tomber son bras, je peux t’expliquer tout ça assis, c’est pas grave. J’ai ton attention ?
Tom inspira un grand coup. Son cœur ralentissait. Il rêvait encore, voilà tout.
— Allez-y.
— Bien. Jusqu’ici, tu vivais persuadé que tu n’avais aucun pouvoir magique, et même que la magie n’existait pas, n’est-ce pas ?
Tom acquiesça.
« Et bien sache que c’est parce que les sorciers, comme moi, vivent cachés des moldus.
— Des quoi ?
— Des moldus, des gens sans magie, ceux que tu côtoies régulièrement. C’est parce que nos lois sont très strictes à ce sujet que tu n’as probablement jamais vu de sortilège de ta vie. Aucun moldu ne doit jamais être témoin de sorcellerie, jamais. Mais tu as sans doute constaté que des choses étranges se produisaient autour de toi, pas vrai ? Comme une cheville qui guérit subitement ?
Ces derniers mots eurent l’effet d’un coup de marteau derrière la tête. L’hypothèse que toute cette scène soit réelle émergeait doucement dans l’esprit de Tom.
— Bref, j’ai pas à faire plus d’efforts pour te persuader, je viens de te faire croire que ta bouche s’était volatilisée, après tout. À moins que ça ne soit pas suffisant ? Il faut peut-être que je fasse apparaître un éléphant, ou que je te change en agrafeuse ?
— Ça ira, merci, fit platement le garçon, comme absent.
— Excuse-moi, dit-il, espiègle. J’imagine que ça doit être un choc assez violent, pour toi. Je n’aurais pas dû m’en moquer. Mais ça me fait toujours mourir de rire de voir quelqu’un chercher sa bouche.
Un court silence s’installa, le temps que Tom reprenne ses esprits. Il le rompit, livide.
— Comment vous saviez, pour ma cheville ?
— Et bien… Je suis un sorcier, je vois tout, je sais tout.
Il marqua une pause avant d’éclater de rire.
« Tu verrais ta tête ! Non, en vérité, je suis en contact avec ton coach depuis longtemps. Il a pour impératif de m’informer de tout événement te concernant. J’avoue que nous avons dû utiliser quelques…
Il chercha un instant ses mots.
« Quelques impostures, pour garder un œil sur toi.
— Nous ? Sur moi ? Vous êtes combien à m’observer comme ça ? Et pourquoi vous faites ça ? s’écria Tom, qui perdait à nouveau son calme.
Il était à deux doigts de prendre ses jambes à son cou. Il était surveillé ? Qui sait ce que cet inconnu lui voulait.
— Ne t’affole pas, mon garçon. Il s’agissait de nous assurer que tout se passait bien pour toi et ton entourage. Les jeunes sorciers qui s’ignorent peuvent parfois susciter la terreur chez les moldus qui les entourent, en usant de magie par erreur. Surtout les plus haut potentiels, comme toi. Vous représentez même un risque, pour vos familles et amis. Je me suis fait passer pour le recruteur d’un centre de formation de handball italien auprès de ton coach. Mme Blanche, ta professeure principale et d’histoire, est aussi en réalité une sorcière. Elle s’occupe de savoir ce que tu fais en classe, et moi, en dehors. Enfin en ce qui la concerne, elle est une véritable experte dans son domaine, histoire de la magie et histoire moldue confondue. Ma couverture est bien ridicule, par rapport à la sienne. Mais ne nous égarons pas ! Exceptés elle et moi, une poignée de sorciers reste aux aguets pour intervenir rapidement au cas où tu ferais usage de tes dons face à des moldus. C’est en fait ce qui vient de se passer.
Mme Blanche ? Elle représentait si bien le cliché de la professeure sévère et exigeante que Tom était loin de la suspecter d’être autre chose que cela. Non seulement lui-même était un sorcier, mais elle aussi en était une, infiltrée dans son collège, dans le but d’épier tous ses faits et gestes ? Tout ceci restait assez difficile à avaler. Et pourtant...
— Alors… J’ai vraiment fait exploser un ballon de handball ? C’était moi ?
— Évidemment, quelle question ! s’esclaffa Oudini comme si rien n’était plus naturel. N’as tu pas souhaité, au plus profond de toi, tirer aussi fort que tu le pouvais ? Les émotions intenses, les dangers mortels, les résolutions les plus fortes, un désir fou et spontané de voir l’univers se plier à sa volonté, voilà ce qui éveille la magie. Chez les non-initiés, c’est le seul moyen de faire appel à elle.
Effectivement, chacun des heureux hasards qu’expérimentaient le collégien était précédé de fortes colères, peurs, ou de prières au destin. Et ce dernier semblait écouter, quand elles étaient vraiment désespérées, et seulement là. Les innombrables coups de chance, toutes les fois où il avait fait preuve d’une force ou d’une adresse hors du commun, où des objets avait disparu ou apparu, ou bien s’étaient cassés sans qu’il n’ait jamais rien fait… Tous ces mystères, qu’il avait niés jusqu’à aujourd’hui, avaient maintenant une réponse. Il sentit un frisson le parcourir.
Il se sentait mieux, mais un autre point le tracassait encore.
— Que voulez vous dire, quand vous parlez d’intervenir dans le cas où mes pouvoirs se manifesteraient ? Qu’est-il arrivé au public ? Et aux joueurs ?
— L’ auror - ou l’agent si tu préfères - qui te surveillait de loin a entendu l’explosion puis est entré dans le gymnase. En cas de témoignage moldu d’un acte magique, la procédure est de remplacer les souvenirs de l’événement par d’autres.
— Quoi ? C’est possible ça ?
— Bien sûr. Enfin, effacer la mémoire d’une foule, même réduite, est difficile pour un seul sorcier. C’est pour ça qu’on m’a appelé à l’aide. Pour toutes les personnes présentes dans la salle, tu t’es effondré par terre alors que tu dribblais. Le match a été arrêté, le temps que tu te remettes de ton petit malaise. Un petit malaise vagal de rien du tout. Ce qui n’est pas si loin de la vérité, si on omet que c’est ta magie qui l’a provoqué.
— Et alors, pour le match ? Comment est-ce que vous avez fait ? s’exclama-t-il, anxieux.
Son interlocuteur se gaussa de nouveau.
— Et bien, tu ne perds pas le nord, tu viens de découvrir un monde caché aux yeux de tous, mais tu restes bloqué sur ton… Vulgaire jeu de baballe ? Le match a été arrêté prématurément après ton grand final. Mais bizarrement, le public entier pourrait jurer que les quelques secondes restantes ont bien été jouées, et que ton équipe menait d’un point, à la toute fin... affirma son chaperon avec un clin d’œil.
Le joueur se renfrogna malgré lui. Il aurait voulu prétendre être reconnaissant envers Mr Oudini pour son geste, mais dans le fond, une telle victoire était injuste. Elle n’avait pas de valeur à ses yeux. D’autant plus que l’italien aurait pu procéder différemment. N’aurait-il pas pu convaincre tout le monde par magie que la rencontre était reportée à cause d’un quelconque accident ? Tom aurait pu alors gagner pour de vrai, s’approprier le succès par talent, et non par un indigne tour de passe-passe magique. Sa mine déçue n’échappa guère au mage.
« J’espérais qu’une solution simple qui te sois favorable te convienne. Ton honnêteté t’honore, jeune homme. Malheureusement, revenir en arrière maintenant serait…
— Fastidieux ?
— Oui, c’est bien le mot que je cherchais. Parler français m’épuise, tu n’as pas idée… Donc, si tu n’as pas d’autres questions, je vais te laisser.
— Si, il y a encore une chose. Si mes pouvoirs sont dangereux pour les autres, alors... Qu’est-ce que je peux faire pour apprendre à les maîtriser ?
Sa demande fut reçue avec ce petit sourire malicieux caractéristique d’Oudini, qui semblait masquer mille-et-une énigmes.
— Si j’étais toi, je jetterai un œil à ma boîte aux lettres dans les jours qui viennent. Tu pourrais y trouver une réponse. Sur ce, j’ai à faire. Ravi de t’avoir rencontré. Arrivederci !
Sitôt eut-il prononcé son dernier mot qu’il se volatilisa brutalement, sans émettre le moindre bruit ni laisser la moindre trace, laissant Tom seul dans l’immense salle déserte, comme si cet homme pourtant si massif n’avait jamais été assis là.
C’est de l’italien, ou une formule magique pour disparaître… ?
La porte d’entrée émit son grincement habituel alors que Tom l’ouvrait. Elle avait coupé le silence total qui régnait à l’intérieur de chez lui. Où pouvait donc se trouver sa mère, si elle n’était pas ici ? On était un Dimanche après-midi et elle ne travaillait pas... Il s’affala dans le petit canapé du salon, qui ne laissait assez de place que pour deux, face à la télé. Tant pis, il l’attendrait ici. De toute manière, il ne saurait quoi lui dire si elle était là.
Devait-il lui parler de tout ce qui s’était passé il y a une heure à peine ? Sûrement pas. D’après ce qu’il avait compris, les mages effaçaient la mémoire des « moldus » témoins d’évènements surnaturels, de magie. Puisqu’elle était dans les gradins au moment de l’incident, elle ne se souvenait probablement de rien. On lui avait servi une autre version des faits. S’il lui parlait, il risquait d’enfreindre la loi des sorciers. Mais il ne savait pas s’il arriverait à garder tout ça pour lui, à faire comme si rien ne s’était passé. Il n’avait plus personne à qui se confier.
Il se recroquevilla sur lui même, dans le canapé, son regard vide perdu sur l’écran noir face à lui. On lui avait caché toute sa vie une part de lui-même qu’il refusait de voir. Se pourrait-il qu’elle soit réellement dangereuse ? Jusqu’à maintenant, rien de bizarre n’avait pu réellement choquer son entourage, excepté cet évènement récent. À moins que… Se pourrait-il que sa mémoire et celle de ses amis ait été gommée plus d’une fois, par le passé ? Se pourrait-il qu’il ait frôlé un désastre à de nombreuses reprises ? Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer qu’il aurait pu glisser, au moment de tirer, et que cette balle, propulsée par cette force mystérieuse et terrible qui l’habitait, aurait pu toucher un autre joueur en plein visage. Et cette fois, ce n’était peut-être pas le ballon qui aurait explosé mais plutôt…
Son esprit s’emballait, passait d’un scénario catastrophe à un autre, chacun plus surréaliste que le précédent. Il prit une grande inspiration pour se forcer au calme, le visage enfoui entre ses mains. Il ne pouvait pas refouler ses questions éternellement. Il avait besoin qu’elle y réponde, ou à défaut d’y parvenir, qu’elle le rassure. Il avait besoin d’elle. Il devait lui parler. Il se sentait un peu étourdi, perdu, alors il s’allongea et ferma les yeux, avant de glisser dans un demi-sommeil.
Il en fut tiré par la douce voix de sa mère, quelques temps plus tard :
— Alors mon chéri, on s’endort sur le canapé ? Fais une place à maman s’il te plaît.
Le fils rétablit son assise pour lui permettre de s’installer à ses côtés, non sans bâiller abondamment. Il retrouva ses esprits, et constata que contrairement à ses habitudes, sa mère n’avait pas pris la télécommande pour entamer la soirée télé. Et lorsqu’ils étaient assis tous les deux ici, face à l’écran éteint, cela signifiait que l’heure était grave. Bien qu’elle parût redouter ce moment, elle se lança :
« Alors tu as parlé à Dante ?
— Dante ? Monsieur Oudini ? Me dis pas que tu le connais ? sursauta son garçon.
S’il s’avérait que le seul être humain sur cette terre en lequel Tom avait une confiance absolue lui ait menti toute sa vie, il n’était pas sûr de sa propre réaction. Il avait reçu les violentes révélations de l’heure passée comme autant de coups de poings dévastateurs. Ceux-ci avaient amplement suffit pour le mettre K.O, il n’était pas encore prêt pour un deuxième round.
Son émoi devait être assez clair, puisque maman le tira vers elle pour le prendre dans ses bras et caresser doucement sa joue. Sa voix trahissait son sentiment de culpabilité.
— Mon cœur je… Je sais que c’est difficile à entendre, que ta propre mère t’ait caché quelque chose d’aussi important. Je suis vraiment désolée. J’aurais préféré te parler de tout ça moi-même, mais tout à l’heure c’est arrivé si brusquement… Je comptais t’en parler bientôt, je t’assure.
Elle déposa un baiser sur son front.
Au final, peu importe ce qui se passait, il avait toujours eu du mal à lui reprocher quoi que ce soit. Aujourd’hui elle arrivait, une fois de plus, à l’apaiser. Le désarroi qu’il avait senti naître en lui était mort dans l’œuf.
— Alors… Tu savais tout ? dit-il sans réaliser tout de suite que sa question l’incriminait encore plus.
— J’allais tout te dire, chéri. Tout, vraiment. Dis-moi, de quoi t’as parlé Mr Oudini, exactement ?
— Que j’avais des pouvoirs magiques. Que lui et Mme Blanche me surveillaient. Parce que je pouvais faire du mal aux gens… À tout le monde.
— Oh mon cœur ! Tu n’as jamais mis personne en danger, je te le promets !
Cette affirmation pleine d’entrain ne manqua pas de soulager Tom d’un poids.
« Et à part ça, rien d’autre ?
— Non, c’est tout. Mais ça fait quand même beaucoup…
— Je sais chéri, je sais.
Elle le serra contre elle un peu plus fort.
« Crois-moi, tout va bien se passer. Tu as juste à faire attention à ne pas trop t’emporter. Tu peux le faire, pas vrai ?
— Oui.
Alors que la conversation se poursuivait, l’émotion retomba peu à peu, et la soirée reprit son cours habituel.
*****
Le lendemain fut un lundi matin tout ce qu’il y avait de plus banal. Tom interrogea prudemment Quentin et les autres joueurs de l’équipe qu’il croisa ce jour-là au sujet du match de la veille. Comme l’avait dit le sorcier, aucun d’entre eux n’avait de souvenir de la force surnaturelle dont il avait fait preuve. D’après eux, il s’était évanoui à la toute fin, mais l’équipe avait un but d’avance de toute façon. Ils étaient tous très heureux d’avoir décroché cette victoire, mais aussi étonnés de voir qu’il n’en était pas de même pour leur buteur vedette, leur atout principal. Lui qui avait tant travaillé à l’entraînement ces dernières semaines, dans l’optique de briller ce jour-là… Leur triomphe ne semblait plus si important à ses yeux maintenant. Alors il prétendait que son malaise l’inquiétait, tout simplement. Ce qui n’était pas un mensonge du tout, en soi.
Pendant la journée, il chercha plus ou moins Mme Blanche, sans succès. Il n’aurait pas de cours d’histoire avant mercredi, et il voulait la voir le plus tôt possible. Mais depuis la fameuse histoire du chignon, toute la classe sans exception le taquinait à ce sujet. À commencer par Max et Paul, bien entendu. Et cela le vexait considérablement à chaque fois. Il préférait donc ne pas la chercher trop activement et rester discret. Alors il traîna un peu plus longtemps dans les couloirs durant les intercours, passa devant la salle des profs à chaque récréation, mais resta bredouille jusqu’en fin d’après-midi. Il réessaierai le lendemain.
Ce soir là, il arriva devant le hall de son immeuble. Alors qu’il s’apprêtait à entrer pour ensuite monter les escaliers vélo en main, il entendit la voix stridente de sa mère depuis leur fenêtre, trois étages plus haut :
— N’oublie pas de vérifier le courrier chéri ! On attend une lettre !
Ce n’était pas dans les habitudes d’Aurélie de lui demander ça, elle vérifiait elle-même leur boîte en rentrant du travail, d’ordinaire. Curieux…
Elle lui lança la clé depuis la fenêtre, qu’il saisit sans hésiter. Puis il composa le code de la porte d’entrée, et pénétra dans le hall. Là, il appuya son vélo contre le mur et se dirigea vers leur boîte, en plein milieu de toutes les autres, pour l’ouvrir. Elle était vide. Il la referma prestement, récupéra la bicyclette et entreprit la montée des escaliers mal éclairés. À son grand dam, L’ascenseur était trop petit pour qu’il puisse y faire entrer sa bécane.
Une fois chez lui, il put laisser l’engin à côté de leur porte. Maman était occupée à faire la vaisselle, alors il laissa la clé sur la table, mais elle réagit aussitôt :
— Occupe-toi du courrier s’il te plaît chéri, à partir de maintenant.
Interloqué, Tom rangea la clé dans son sac. Que pouvait bien signifier un tel changement ? Soudain, la chaude voix du sorcier fit irruption dans son esprit : « Si j’étais toi, je jetterai un œil à ma boîte aux lettres dans les jours qui viennent. »
Il soupira. C’était évident, Il restait encore quelque chose que cet homme et Aurélie savaient, mais qu’ils gardaient pour eux, pour dieu sait quelle raison.
— Alors… Tu ne veux plus le faire ?
— Non, c’est ton boulot dorénavant, mon grand.
Son ton était devenu quelque peu autoritaire. Elle n’avait pas l’air de vouloir s’expliquer plus que cela. Tant pis, il guetterait le courrier, ce n’était pas la plus ingrate des tâches.
*****
Le mercredi matin, Tom avait cours d’histoire juste après la récréation. Mme Blanche, poussée par sa rigueur maladive, prenait toujours place dans la salle à l’avance pour préparer l’heure qui venait dans les détails. À l’arrivée de la classe, le tableau blanc était habituellement déjà entièrement coloré par différents feutres et exposait un bloc dense de contenu éducatif parfaitement organisé. Son élève était donc certain de la trouver dans le « Sacro-saint temple de la connaissance » – comme elle aimait appeler sa salle – à ce moment. Alors quand la sonnerie retentit pour marquer le début de la pause, il passa à contre courant du bruyant torrent d’élèves qui se déversait vers la sortie pour atteindre la classe en question, à l’autre bout du premier étage, en face des toilettes.
Le temps qu’il y parvienne, le couloir s’était déjà vidé. C’est alors qu’il put entendre les bruits de pas qui le suivaient et se retourna pour trouver Max et Paul, non loin derrière lui. Ils ne dirent rien, se contentant de lui lancer un bref regard méprisant. Ces deux-là n’avaient jamais pris un cours au sérieux, ils étaient aux antipodes de Tom. Ils confondaient certainement son application en classe avec un numéro de fayot. En soi, il ne pouvait nier que son zèle maladroit s’en rapprochait énormément, parfois. En revanche, si les deux acolytes moquaient déjà ce comportement depuis longtemps, le fameux épisode du chignon avait gravé pour de bon sa réputation de lèche-bottes dans le marbre aux yeux de la classe entière. Les deux comparses se montraient également de plus en plus agressifs dans leurs railleries depuis.
Il rompit rapidement le contact visuel, gêné. S’ils s’apercevaient qu’il allait voir Mme Blanche dans sa salle, en tête à tête, ils n’hésiteraient pas une seconde à le provoquer et ne manqueraient pas d’en faire part à tout le monde en exagérant le tout pour le rabaisser. Il fit donc mine de vouloir rejoindre les toilettes, à la place. Ils entrèrent juste derrière lui. La pièce était absolument déserte, et Tom se sentit comme piégé, à la merci de ses deux tyrans. Il voulut presser discrètement le pas vers une des cabines pour s’enfermer, mais Max fut plus rapide et lui barra le passage. Il le toisait à moins d’un mètre, le dominant d’une tête. Il était à la fois plus grand et plus corpulent. Plus gras que costaud, mais plus large quand même.
— Hop hop hop ! Tu vas où comme ça, le fétichiste des chignons ?
Les deux brutes poussèrent un désagréable ricanement.
— Tu pensais qu’on grillerait pas que t’allais vers la salle de Blanche-Fesse ? Tu voulais la lui lécher, c’est ça hein ?
Nouveau rire infect. Malheureusement, tous les cancres ne sont pas des abrutis finis. Face à l’insulte, le stress de Tom laissa place à la colère.
— La sienne doit être propre au moins, pas comme ton gros cul d’obèse bien sale.
Paul, derrière Tom, pouffa, mais se tut face au regard noir de son collègue. Le visage de Max avait viré au rouge. Tom, narquois, s’attendait à une réplique verbale et fut donc pris de court lorsque son vis-à-vis le saisit par le col en un éclair et lui asséna un violent coup de tête dans les dents.
Ses jambes cédèrent, mais la poigne de son agresseur resta ferme pour le maintenir. Son col craqua mais sans se déchirer complètement. Il sentait sa tête tourner, sa vision s’obscurcir. La voix qui résonna dans sa tête était pleine de rage mais lointaine :
— Tu t’es pris pour qui, connard ? Ici, pas de prof à appeler à l’aide, personne va venir t’aider, tu vas faire quoi ? Appeler ta maman ?
Réagissant immédiatement à ce dernier mot, l’adrénaline vint raviver son esprit. Il se redressa, le visage marqué par une éclatante fureur. La voix brûlante qu’il entendait, teintée d’une haine folle, était très claire, autant que la face pourvue d’un immonde rictus qui était trop proche de lui et crachait le feu.
« Ouais c’est ça, tu vas chialer et appeler ta connasse de mère ? Ou peut-être pas, tu dois préférer Blanche, faut croire qu’elle te donne pas assez d’amour, hein ? Vu qu’elle est trop occupée à récurer les chiottes et faire le tapin à l’hôtel ?
Tom sentit brusquement une monstrueuse énergie monter à sa gorge, une sensation bien trop intense, anormale.
— TA GUEULE !
Son hurlement, d’une ampleur surnaturelle, fit siffler ses propres oreilles. Paul sursauta, glissa sur une petite flaque d’eau à côté d’un évier et s’étala sur le sol trempé. Max lâcha prise instantanément, laissant tomber Tom à genoux, bondissant en arrière en se bouchant les oreilles pour se cogner contre la porte d’une des cabines. Mais personne n’entendit rien de ce fracas de chute et de choc ; ne retentissait plus que le sifflement aigu d’oreilles en souffrance.
Le jeune garçon à la peau noire reconnaissait ce sentiment de faiblesse, de vide intérieur. Il s’agissait du même que la fois où il avait fait exploser le ballon. Mais cette fois, il n’était pas paniqué. Il savait très bien ce qui venait de se passer, à la différence des deux autres garçons qui étaient déroutés, absolument horrifiés. Paul se releva en chancelant, désorienté, et failli glisser de nouveau. Max ne bougeait pas, appuyé contre la porte, les mains toujours crispées sur ses oreilles, les yeux larmoyants.
Le prodigieux courroux du jeune sorcier s’était évanoui aussi vite qu’il avait surgi, la tension était retombée. Il sentait sa lèvre supérieur gonflée, en sang. Il y eut encore un temps indéfiniment long, flottant, pendant lequel il retira doucement une dent de sa bouche, sous le regard des deux autres enfants terrifiés, tremblants sur place. Puis la porte s’ouvrit à la volée, laissant apparaître Mme Blanche dans son impeccable tailleur couleur prune, lunettes carrés assorties et coiffée de son plus parfait chignon. Avant que quiconque ne puisse réagir, elle brandit une curieuse baguette en bois, la pointa droit vers Tom en déclarant quelque chose qu’aucun des élèves ne put entendre, assourdis comme ils étaient.
Sous leurs yeux ébahis, le col du t-shirt qui avait craqué se resserra, ses coutures se reconstituèrent d’elles-mêmes. Il recouvra sa forme initiale en une seconde. Aucun des trois garçons ne put en détourner le regard avant que leur prof n’attira leur attention en marchant vers eux. Elle parlait, et les talons de ses escarpins prune devaient frapper sur le carrelage, mais aucun son ne leur parvenait. Tom le lui dit, bien que sa propre voix ne parvienne pas à ses oreilles. Cette sensation le déstabilisa. Pourtant elle semblait avoir bien entendu, car elle pointa de nouveau sa baguette droit sur lui pour prononcer une nouvelle formule silencieuse. Il ressentit comme un choc électrique dans ses deux oreilles, et son audition revint à la normale.
— C’est regrettable, aucun d’entre vous n’a pu entendre mon entrée fracassante. Quand j’y pense, je n’aurais jamais pu m’en rendre compte, puisque j’ai l’habitude de votre niveau d’attention en cours qui s’approche de celui de sourds en état de choc.
Sa propre remarque lui arracha un très bref mais éblouissant sourire, qui était l’équivalent chez elle d’un fou rire.
Elle visa avec sa baguette les deux autres élèves tour à tour, en récitant ce qui ressemblait à une complexe incantation qui leur rendit la perception des sons.
« Une chance que je possède quelques bases en magie régénérative, marmonna-t-elle.
— Mais comment…
— Jeune homme, dit-elle pour couper Max, nous n’avons pas le temps. Veuillez vous rapprocher de votre camarade Paul, je vais tout arranger. Allez, on passe la seconde je vous prie. Parfait. Ne bougez plus.
Un rapide coup de baguette, quelques phrases d’une langue incompréhensible, et voilà le duo plongé dans un état second, comme léthargique. La sorcière dissimula sa baguette.
« Vous êtes entrés dans les toilettes pour y faire exploser un pétard. Tom était là et a essayé de vous en empêcher. Max l’a frappé à la bouche. Finite incantatem.
Ces derniers mots firent sortir les adolescents de leur torpeur. Ils s’échangèrent un regard plutôt confus. Un surveillant passa la porte à ce moment. Mme Blanche s’écria :
« Sortez d’ici sur le champ ! Vous allez expliquer ce qui s’est passé à votre conseiller principal d’éducation. Allez, suivez monsieur.
Le tandem s’exécuta, l’esprit toujours un peu embrumé. La professeure prit soin de refermer la porte derrière eux avant de sortir à nouveau sa longue pièce de bois sombre. À y voir de plus près, Tom constata qu’elle était taillée à la main, faite distinctement d’un manche et d’une extrémité plus fine. Elle l’agita rapidement vers lui en psalmodiant de nouveau, trop vite pour qu’il ne puisse la suivre. Il reçut comme un nouveau choc électrique, et sentit une douleur à la gencive, à l’endroit où il avait perdu une dent. À peine eut-il levé le petit doigt que sa sauveuse s’exclama :
« Ne touchez pas Mr Asham, votre dent repousse.
— C’est pas possible, c’était pas une dent de lait qui est tombée…
— Et ce n’est certainement pas une dent de lait que je vous accorde. Vous en vouliez une en or, peut-être ? Ça devrait être bon maintenant, vous pouvez vérifier, dites-moi si les dimensions sont correctes.
— C’est… C’est bon je crois.
— Parfait. Désolé mais on va garder la lèvre enflée qui saigne, puisque vous êtes censé avoir reçu un coup.
— Pas de souci.
Le jeune homme ne tenait pas spécialement à subir de nouveaux sortilèges. La sensation n’était pas des plus agréables. Il se releva péniblement, encore un peu étourdi.
— Vous comptez passer à l’infirmerie je suppose ?
— Je comptais vous parler en privé, avant cela.
— Soit. Suivez moi dans la classe.
Ils se pressèrent et Tom referma soigneusement la porte de la classe derrière lui alors que la sorcière s’était déjà installée à son bureau, les bras croisés.
— Je vous écoute…
Tom posa son arrière-train sur la table face au bureau de Mme Blanche. L'incident avait visiblement perturbé la routine de préparation de cette dernière et lui faisait prendre du retard, ce qui l'agaçait un peu.
— Allez-y, nous n'avons pas toute la journée.
— Excusez-moi. C'est juste que... Je ne sais pas trop par où commencer…
La rigoureuse professeure plongea dans ses fiches. Apparemment elle ne comptait pas vraiment s'impliquer dans la discussion plus que cela.
— Allez à l'essentiel.
La violence de la réplique le troubla un peu.
— Je suis un sorcier, pas vrai ?
— Des cordes vocales de moldu ne provoquent pas de surdité. Enfin je suppose. Donc oui, il s'agit de magie. D'ailleurs je vous saurai gré de ne plus en faire usage avec autant d'indiscrétion. S'il ne s'agissait pas de ces deux énergumènes j'aurai également pu vous suspecter d'avoir provoqué tout ce cirque. Vous vous en tirez à bon compte.
Elle griffonnait frénétiquement ses notes, comme pour extérioriser une certaine irritation. Irritation qui s'avérait contagieuse.
— Je sais pas comment contrôler ça, gronda-t-il.
— Vous apprendrez bientôt, affirma-t-elle nonchalamment sans se détourner de son travail.
— Quand ? s'écria le jeune homme, impatient.
Mme Blanche sursauta et daigna lever de grands yeux ronds vers son élève, qui aurait été rouge de colère si sa peau eut été claire. Tom sentait sa gorge et ses poings se serrer, son visage se crisper, et sa lèvre enflée le martyriser. Il y avait quelque chose qui lui échappait encore dans toute cette histoire, quelque chose qu'on lui cachait. Il en était persuadé. Malgré son exaspération, il ressentit une pointe de satisfaction en faisant sortir la dame à lunettes de sa suffisance détachée. Après un très court laps de temps elle reprit son air cavalier et s'éclaircit brièvement la gorge.
Elle sortit sa baguette en un éclair et la pointa vers la porte, dont on entendit le verrou cliqueter. Elle se contorsionna vers le tableau et agita encore la pièce de bois avec application pendant au moins une bonne vingtaine de secondes. Le jeune garçon assista alors avec étonnement au spectacle des quatre feutres qui se mirent à léviter. Leurs bouchons se retirèrent simultanément, avec ce petit pop si caractéristique, puis se posèrent sur le porte-marqueur. Les feutres, quand à eux, occupaient chacun un coin du tableau et glissaient mécaniquement, copiant les fiches de la sorcière.
La professeure claqua des doigts pour ramener l'enfant émerveillé à la réalité.
— C'est ici que ça se passe.
Elle hésita un instant à parler. Elle réfléchissait, mains jointes devant la bouche. Tom la fixait, suspendu à ses lèvres. Elle prit enfin une grande inspiration avant de se lancer :
— Je ne suis pas censée vous révéler tout cela tant que vous n'êtes pas officiellement reconnu comme un sorcier, mais vos pouvoirs se sont manifestés avec tant de virulence ces derniers temps que cela ne saurait tarder, on peut en être sûr. Il existe une école, Mr Asham, qui regroupe bon nombre de jeunes sorciers comme vous.
— Une école de magie ? s'étonna le garçon, béat.
— Oui, vous la rejoindrez sans doute très bientôt.
Pour la première fois, il vit Mme Blanche se fendre d'un sourire franc, jovial. Son regard se perdit au loin.
« Cette académie est un véritable joyau de la sorcellerie, le plus grand établissement magique de tous les temps. Elle a formé à travers les siècles des centaines de milliers, que dis-je ! Des millions de sorciers ! Et tant d'eux ont marqué l'histoire de ce monde qu'il nous faudrait des jours pour tous les citer !
Sa voix si sèche, d'ordinaire, était devenu mielleuse, chantante, passionnée. Elle agitait les bras avec un enthousiasme si excessif qu'il clouait son élève sur place. Il n'avait plus affaire à l'intraitable, l'acariâtre Mme Blanche qu'il avait toujours connu, mais à une petite fille qui parlait avec un grand soleil dans le cœur de son parc d'attractions préféré. Tom en était tout attendri, il hochait la tête en ne suivant le flot ininterrompu de louanges qu'à moitié.
« ... Mais cette école, Tom, cette école, si vous pouviez la voir ! Elle est…
Rayonnante, les bras grand ouverts, elle laissa sa phrase en suspens. Elle se mit à rire, un rire très doux qu'aucun élève n'avait probablement encore jamais eu l'occasion d'entendre dans l'histoire de ce collège.
« Je ne sais que dire, il faut la voir pour le croire !
Elle poussa un soupir de contentement en se laissant tomber sur le dossier de sa chaise. Alors qu'elle allait reprendre sa tirade, la sonnerie marquant la fin de la récréation retentit. Elle changea de nouveau la fillette en professeure.
« Mince ! Je n'avais pas vu le temps passer ! Installez-vous à votre place, allez.
Elle fronçait de nouveau les sourcils, bouche pincée, alors Tom s'exécuta, bien qu'il ait mille questions à poser au sujet de cette grandiose école de sorciers. Il prendrait son mal en patience.
La femme à lunettes carrées sortit sa baguette pour neutraliser les feutres qui n'avaient pas achevé leur œuvre, puis déverrouiller la porte d'entrée de la salle de classe. Elle la dissimula, puis se leva pour ouvrir elle-même aux élèves qui attendaient dehors. La suite se déroula comme tous les autres cours d'histoire de collège que l'on connaît. Mais une foule de questions se bousculaient dans l'esprit du jeune garçon. Il n'attendait qu'une autre sonnerie pour pouvoir toutes les formuler. Où se trouvait cette école ? À quel point était-elle grande ? Y avait-il une sorte d'internat ? Qu'enseignait-on là-bas ?
Quand l'heure arriva cependant, la joyeuse petite fille ne refit pas surface pour l'éclairer. Mme Blanche estimait déjà en avoir trop dit. Il ne partageait pas du tout cet avis, mais force était de reconnaître qu'il était encore supposé ignorer l'existence d'un tel établissement. Tant pis, il attendrait encore un peu.
Ce soir là, le jeune sorcier parcourut le trajet du retour depuis l’école distraitement. Il ne savait pas s’il était prêt à quitter son collège pour un autre qui soit si… Spécial. D’un côté, développer ses dons magiques semblait nécessaire pour la sécurité de son entourage. Et cela, en plus d’être vraiment stylé. Mais rejoindre l’académie Beauxbâtons, tout aussi fantastique qu’elle puisse être, représentait un bond en terre inconnue. Était-ce une bonne chose de tourner le dos à tous ses camarades ? Il ne regretterait certainement pas Max, Paul, et une bonne partie de sa classe, qui se moquaient de plus en plus souvent de lui. Mais les quitter signifierait aussi probablement laisser derrière lui son club de handball et son seul ami réellement digne de confiance, Quentin. Deux sacrifices qu’il n’était pas sûr de vouloir faire.
Il fut tiré de sa réflexion en arrivant devant le hall de son immeuble, par un hululement venu d’en haut, perdu au milieu des bruits de la ville. Il vit alors à son étage ce qui ressemblait de loin à un petit hibou brun, posté sur le bord de la fenêtre de sa cuisine. Comme si l’image n’était pas déjà assez insolite, deux enveloppes étaient suspendues à la patte de l’animal par un court fil.
Aussitôt l’oiseau eût-il repéré le jeune homme qu’il quitta son perchoir et fondit droit sur lui. Effrayé, Tom bondit en arrière avec un petit cri de surprise. Le hibou tenta de se poser sur lui, mais il le chassa avec de grands gestes. Alors la boule de plumes se résigna à contrecœur à se poser sur le bitume. Immobile, ne sachant trop que penser, le garçon le fixait, ahuri. La créature, elle, n’avait pas l’air de s’affoler le moins du monde. Ses grands yeux ne le quittait pas une seconde. Il sautilla maladroitement au sol, laissant le courrier qu’il portait traîner derrière lui. Il se posa là, face à Tom, et poussa un petit cri qui sonnait comme une demande.
L’éventualité que les lettres lui soit destinées frappa alors le collégien de plein fouet. Il levaa timidement le bras et l’oiseau ne se fit pas prier pour décoller et se poser immédiatement sur son poignet, non sans le griffer un peu au passage, ce qui lui arracha une grimace.
— Salut, petit hibou… T’as quelque chose pour moi c’est ça ?
Que ce soit pour lui répondre ou qu’il soit content de retrouver un perchoir convenable, la bête à plumes lâcha un cri satisfait.
Le garçon ne tenait pas vraiment à ce qu’un passant remarque l’étrange scène, alors il entra d’abord dans le hall de l’immeuble, puis, avec son bras libre, dénoua tant bien que mal les solides liens qui détenaient le courrier. Le hibou attendit patiemment la fin de l’opération, sans bruit. Quand il fut débarrassé, Tom le laissa sortir et il s’envola au loin.
Il prit alors une seconde pour inspecter les enveloppes. Seul son nom et son adresse figuraient sur chacune des deux, le tout écrit à la plume. Pour plonger encore plus loin dans l’incongru, elles étaient scellées à la cire. On pouvait voir sur le premier sceau deux baguettes croisées, projetant à leurs extrémités trois petites étoiles chacune. Sur le deuxième, plus sobre, juste des initiales : « D.O. » Il se dépêcha de rentrer chez lui pour enfin découvrir ce que cachaient ces sceaux moyenâgeux.
Il embrassa sa mère en rentrant et s’installa sur le canapé avec empressement. Elle haussa un sourcil.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Son fils répondit d’un air détaché alors qu’il déchirait la première enveloppe :
— Je sais pas...
Elle vint s’asseoir près de lui, curieuse. Il déplia la lettre. La première chose qu’il vit fut cette grande enluminure, un blason au fond bleu décoré de gracieuses arabesques blanches, qui arborait deux baguettes magiques dorées se croisant, accompagnées de leurs étoiles exactement comme sur le sceau. Juste au-dessus, bien centré, en lettres capitales d’or calligraphiées avec soin, était inscrit : « ACADÉMIE DE SORCELLERIE BEAUXBÂTONS ».
Si l’idée lui avait vaguement traversé l’esprit en découvrant le sceau, il n’avait pas osé y croire immédiatement. Il se mit à lire à toute vitesse, plein d’excitation.
Cher Monsieur Asham,
En ma qualité de directrice de la très prestigieuse Académie de Sorcellerie Beauxbâtons, j’ai l’honneur et le plaisir de vous annoncer solennellement votre admission au sein de l’Académie.
En effet, jusqu’ici vos capacités magiques n’étaient qu’hypothétiques, cependant les récentes manifestations de vos pouvoirs ont enfin permis de confirmer officiellement votre statut d’apprenti sorcier d’origine moldue.
Les sorciers sont d’ordinaires détectés avant leur onze ans, âge auquel ils intègrent l’Académie. Dans votre cas, deux ans trop tard, vous allez devoir suivre un cursus accéléré pour combler ce retard et acquérir les bases des programmes de première, deuxième et troisième année en un an. Vous bénéficierez pour cela du privilège de cours particuliers qui s’ajouteront aux cours classiques de votre classe. Bien que laborieux, ces cours du soir ce sont avérés efficaces et peu contraignants pour la majeure partie des étudiants les ayant suivis. Nous espérons donc qu’ils vous conviendront également.
À titre exceptionnel, afin que vous rejoigniez l’Académie dans les meilleures conditions en cours d’année, monsieur Dante Oudini, Professeur d’Illusion Avancée et Tuteur Principal des nouveaux élèves, s’occupera de vous accompagner dans toutes vos préparations en vue de votre rentrée à l’Académie. Sa lettre, ci-joint, fait office de convocation. Pour toute question au sujet de votre intégration, n’hésitez pas à vous adresser à lui.
Avec mes plus sincères félicitations,
Mme Olympe Maxime, Directrice de l’Académie de Sorcellerie Beauxbâtons.
À peine eut-il terminé que sa mère lui arracha la lettre des mains. Lui ne savait trop comment réagir. Il semblerait qu’il ait enfin sa place parmi les sorciers, mais dans des conditions difficiles. Deux ans de retard, c’était 365 jours fois deux, 730. Effroyablement long. Et il était censé apprendre l’équivalent de ces 730 jours d’études avec seulement une heure ou deux par soir… ? C’était simplement invraisemblable… À moins que l’apprentissage de la magie ne soit pas aussi difficile que les cours moldus ? Et puis c’était 730 sans compter les périodes de vacances, les jours fériés, les…
— À quoi tu penses ? glissa Aurélie tout en lisant.
— Ça fait combien d’heures de cours, deux ans ?
Elle éclata de rire.
— Je ne sais pas chéri, mais tu as lu comme moi, ça marche pour les autres. Tu es bon élève, je suis sûre que tu y arriveras.
— Alors tu penses que je devrais y aller ?
— Je sais pas… Qu’est-ce que tu en dis, toi ?
La question demeura sans réponse plus précise qu’un soupir. L’enfant était à la fois heureux et inquiet. Il restait encore la lettre d’Oudini, peut-être l’aiderait-elle à se décider ? Il l’ouvrit. Contrairement à la précédente missive, pompeusement décorée, celle-ci n’était ni plus ni moins qu’un vulgaire bloc de texte à peine lisible.
Salut petit gars, j’espère que tu te portes bien et que tu n’as assourdi personne aujourd’hui haha ! Si le hibou fais bien son job, tu devrais avoir cette lettre accompagnée de celle d’admission à Beauxbâtons. Je sais que la perspective de quitter ton petit collège pour la plus grande école de magie d’Europe est assez intimidante, mais si tu refusais tu manquerais la plus fantastique aventure de ta vie, je pèse mes mots. Et bien sûr la seule autre option serait d’apprendre la magie par correspondance, mais… Ça craint, c’est chiant à mourir. D’autant que tes aptitudes sont déjà impressionnantes, tu as la possibilité de devenir un puissant sorcier avec les bons professeurs (et je fais bien sûr référence à moi). Bref, trêve de bavardages, nous nous retrouverons le 9 Novembre, à midi pile sur le vieux port et nous nous quitterons à 18h au même endroit (si nos affaires ne seront pas trop chronophages). Je ne peux te dévoiler ni notre destination, ni ce que nous y ferons, au cas où des yeux moldus se posaient sur cette lettre. Et même si c’était autorisé je ne le ferais pas, ce serait gâcher de belles surprises. Passe une bonne soirée, à demain.
Tonton Oudini
Tom fronça les sourcils.
Ce gars est vraiment un prof...?
— Tu sais, Dante m’a déjà beaucoup parlé de ce qui t’attend là-bas et je dois dire que si je ne suis pas convaincue que ce soit le mieux pour toi, je sais que tu es entre de bonnes mains avec lui et que tu auras tout ce qu’il te faut dans cette école. J’ai confiance.
— Il t’as parlé de l’école ? s’étrangla le fils.
Maintenant qu’il y pensait, elle devait lui avoir donné les clés de la boîte aux lettres pour qu’il trouve les lettres lui-même, elle savait ce qui allait arriver. Que savait-elle de plus ?
« Et pourquoi tu m’as rien dit ?
— Je pensais qu’il t’en avait parlé, désolée… Là-bas tous les élèves restent sur place en période de cours, les dortoirs et le réfectoire sont gratuits. Les uniformes aussi.
— Parce qu’il y a des uniformes ?
— Oui mais je sais pas à quoi ils ressemblent… Bref tu seras nourri et logé chéri, tu trouveras pleins d’autres enfants comme toi, ce sera super.
Quelque chose sonnait faux dans sa voix, ses yeux étaient humides. Ça n’avait pas échappé à son garçon.
— Mais je te laisserais toute seule si j’y allais ?
— Oui mais tu pourras revenir pour les vacances...
— Je veux pas te laisser, répliqua Tom en prenant sa main.
Elle essuya ses larmes avec l’autre, et prit un ton plus décidé.
— Merci mon cœur, mais au final je crois que tu ferais vraiment mieux d’y aller. Tu as un vrai don, comme l’a dit Mr Oudini. Ce serait dommage de ne pas l’explorer. Ça me fait mal de te voir partir, mais c’est comme ça que ça doit se passer. Tu y arriveras et tu me rendras fière, le le sais. Alors fonce, et on se reverra pour les vacances de Noël.
Un sourire vint éclairer son visage.
« Tu sais quoi ? Je peux me débrouiller pour qu’on nous rembourse la licence du hand, et puisque tu mangeras gratuitement là-bas, je pourrai économiser un peu. On pourra peut-être se faire des vacances au ski, ça te va ?
— Bah maintenant je crois que j’ai plus le choix, se réjouit Tom en lui rendant son sourire.
La mère et son fils s’enlacèrent.
« Alors c’est quand le neuf maman ? J’ai rendez-vous.
— On est le huit, c’est demain.
Tom pédalait de bon cœur, déboulant dans les rues à vive allure. Porté par son enthousiasme, il arriva sur le port avec un peu d'avance. Il s'arrêta sur la place qui donnait sur les quais. Elle qui voyait un flot ininterrompu de gens l'inonder en période estivale était aujourd'hui plutôt tranquille. Et pour cause, pas de vacanciers en Novembre, ni de soleil. Le ciel était grisâtre, pas une mouette en vue. Les bateaux amarrés là oscillaient doucement, bercés par les vagues.
Le jeune sorcier attendait, observant les quelques passants pour trouver son guide. Le « Tuteur Principal des nouveaux élèves » et « Professeur d'illusion avancée » était en passe de gagner un nouveau titre ; « Grand Maître Retardataire En Chef ». Il réfléchissait à la manière d'y ajouter « Obèse Italien » quand une main se posa sur son épaule.
— Bouh ! Hahaha, je t'ai bien eu hein ?
Mr Oudini était là. Il s'était de toute évidence matérialisé dans son dos pour le surprendre, hilarant comme il était. Face à l'air impassible du garçon, il reprit :
« Non ? Bref. Comment tu vas petit ?
— Bien et vous ?
— Je me porte comme un charme, merci de demander.
— Alors qu'est-ce qu'on fait ici ?
— Suis-moi, il nous faut un endroit plus tranquille pour discuter. Ça grouille de moldus dans le coin.
Sur ces mots, il se mit à marcher d'un pas lourd. Le jeune sportif devait ralentir son allure pour rester à son niveau.
« Voilà ce que c'est, quand on abuse du transplanage, plus besoin de marcher et de se dépenser, on perd l'habitude... Parfois j'aurais souhaité ne jamais l'avoir appris.
— Le quoi ?
— Le transplanage. Disparaître d'un lieu pour se retrouver dans un autre, au choix.
Le garçon fit les yeux ronds.
— Heu… N'importe où ? Vraiment ?
— Non pas n'importe où malheureux ! s'exclama le bonhomme bien portant en riant comme s'il s'agissait de l'évidence même. Je ne peux pas aller à un endroit que je n'ai jamais visité. Pour transplaner tu dois pouvoir visualiser l'endroit où tu souhaites apparaître.
Le duo passa dans quelques rues, à une vitesse avoisinant celle d'un escargot asthmatique, jusqu'à ce que que Tom ne puisse plus la supporter.
— Vous ne pourriez pas nous téléporter tous les deux là où on doit aller par hasard ?
Le professeur Oudini exhiba un sourire malicieux, puis s'épongea le front en cherchant d'éventuels témoins dans la ruelle qu'ils traversaient.
— Tu en es sûr ?
Son air joueur laissait entendre au novice qu'il pourrait le regretter. Tom regarda autour de lui à son tour.
— Et bien… Tant que c'est pas dangereux… Ce serait bien qu'on aille plus vite.
Quand il se retourna vers son interlocuteur, celui-ci n'était plus là. Il fit volte-face une fois, deux fois, en alerte.
— Bouh !
Alors que les mains du farceur s'abattaient fermement sur ses épaules, il perdit la sensation du sol sous ses pieds et se sentit entraîné par une force surhumaine. Il ne voyait plus rien, et il sentait une très désagréable pression sur son corps entier, si bien qu'il ne pouvait plus respirer. Heureusement, le phénomène prit fin après quelques secondes, le laissant toujours debout, hébété, à deux doigts d'une crise de panique, mais dans un endroit qui n'avait plus rien à voir avec la ruelle où ils se tenaient auparavant. Ils étaient tous deux plantés là, dans une cabine de toilettes en piteux état, à peine assez large pour contenir Mr Oudini et son embonpoint.
— Mais qu'est-ce qui s'est passé ? s'étrangla Tom.
— Moins fort, ricana le sorcier. Nous avons transplané, à quoi t'attendais-tu ?
— Tu parles d'une téléportation, c'est comme si on m'avait tiré de force dans un tuyau beaucoup trop petit, c'est insupportable... Et puis dans des toilettes... ? Sérieux ?
— Je n'allais pas nous faire apparaître sous les yeux des moldus, voyons. Cette cabine est hors service, verrouillée. Personne ne peut y rentrer, aucun témoin potentiel.
— Et comment on sort, du coup ?
Il se retint d'ajouter « Gros malin ». En guise de réponse, toujours armé de son sourire malicieux, le professeur brandit sa baguette et la braqua sur le verrou, qui émit un cliquetis net.
« Ah. C'est vrai. Question bête. Par contre, ça vous dérange d'apparaître par magie face aux gens, mais sortir d'une cabine hors-service avec un mineur ça va, c'est pas louche ?
Oudini pouffa de rire.
— Secret magique, c'est comme ça. De toute façon il n'y a personne, dépêchons-nous de sortir. Suis-moi.
Ils quittèrent sans tarder la cabine, puis les toilettes sales et mal éclairées. Ils se retrouvaient dans un large couloir aux murs d'un rouge très sombre, régulièrement tapissés de tableaux. Là encore, la lumière était plutôt faible. Les œuvres étaient chacune illuminées par leur propre néon, placé juste au-dessus. Ils étaient bien plus forts que les timides ampoules nues qui pendaient au plafond, presque inutiles.
— C'est une galerie d'art ? s'étonna Tom.
— Que veux-tu que ce soit d'autre ? railla son guide.
— Je sais pas, l'ambiance est bizarre.
— Je dirais plutôt... Feutrée. Cet endroit n'est pas vraiment là pour attirer du monde de toute manière.
— Une galerie où les gens ne sont pas censés venir, je comprends pas trop l'utilité.
— La galerie est un leurre pour les moldus. Un seul de ces tableaux nous intéresse vraiment. Tu verras quand on y sera.
Le sorcier novice aurait bien voulu en savoir plus, là, tout de suite, mais il sentait que le clown qui l'accompagnait se ferait une joie de le faire mariner. Il n'aurait pas de réponse, c'était sûr.
Ils marchèrent en silence un bon moment, en croisant parfois quelques rares visiteurs, vraisemblablement amateurs d'art. Avec ces innombrables tournants et intersections, la galerie évoquait plutôt un espèce de labyrinthe. Mr Oudini n'avançait pas bien vite, alors Tom prenait son mal en patience en jetant un œil aux tableaux. Le garçon ne s'intéressait pas vraiment à la peinture, d'ordinaire. Il n'aurait pu dire si les artistes exposés ici étaient reconnus comme des génies dont les travaux étaient de grande valeur ou s'il s'agissait de peintres moyens. Mais au jugé, selon lui, l'ensemble était assez admirable et suivait un même thème.
En effet, les scènes représentées étaient toutes assez sombres, on ne distinguait souvent pas la totalité des personnages et objets peints. Certaines étaient même assez abstraites, et forçaient à l'interprétation de formes indiscernables et pourtant très familières. Ce jeu d'ombres et de mystères faisait écho à l'ambiance des lieux, comme pour la justifier. Passé la première impression, Tom trouvait celle-ci moins troublante, il suffisait de s'y accoutumer et d'observer les tableaux pour mieux la comprendre et l'apprécier.
Alors qu'il avançait distraitement, perdu dans ses contemplations, il entendit dans son dos l'italien l'interpeller ;
— Pas si vite, mon jeune ami. Regarde à droite.
Le garçon se tourna, surpris. Par là débutait bien un très court couloir de quatre mètres tout au plus, plongé dans le noir. On pouvait à peine distinguer comme une corde de sécurité barrant l'accès au tableau exposé tout au fond de cet espace étroit. Il ressentit comme un frisson. Si on ne lui avait pas fait remarquer ce petit couloir à peine assez large pour deux, il ne l'aurait jamais fait seul. Qui plus est, le tout donnait l'impression de ne pas être fait pour être vu du tout. Tom se sentait un peu comme un voyeur.
« Le sortilège de dissimulation a bien fonctionné sur toi, on dirait, se moqua le sorcier. Il est pourtant basique, parfois même certains moldus repèrent le couloir malgré lui. Enfin le couloir lui-même est assez dissuasif pour que personne n'ose y mettre les pieds de toute façon.
Le bonhomme pataud arriva à sa hauteur, et s'engagea sans hésiter une seconde. Muet, Tom le suivit. Sur les murs, quatre vieux chandeliers supportant une seule bougie éteinte chacun étaient fixés. Mr Oudini se contenta de pincer la mèche d'une d'elles pour qu'elle s'allume, et toutes les autres avec, simultanément. L'enfant prit note qu'il n'était même plus impressionné, à force. Il avait vu trop de miracles pour s'arrêter sur chacun d'eux, à présent.
La lumière étonnamment vive des maigres bougies révéla la toile. Très petite, elle ne présentait qu'une bête forme de serrure noire, sur un fond gris, terne, décevant. Son cadre en bois sombre n'était pas plus intéressant. Le professeur détacha la corde de sécurité de son petit montant métallique, comme celles qu'on trouve dans les musées. Il invita du regard son élève à s'approcher de la peinture avec lui. Ce dernier jeta un coup d'œil nerveux derrière eux.
— Personne ne nous voit. Le sortilège de dissimulation, tu te souviens ? J'en ai parlé il y a bien dix secondes. Je sais, ça fait une éternité.
— Très drôle, grinça Tom.
— Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit Oudini sans pour autant abandonner son air enjoué. Je te sens nerveux, d'un coup.
— C'est normal, non ? Je sais même pas où on va, ni ce qu'on est censé faire...
— Patience, tu ne seras pas déçu du voyage. Avance, je t'en prie.
L'apprenti sorcier obtempéra, non sans traîner les pieds. Son mentor referma derrière eux une fois qu'il fut passé, puis avança à portée du tableau. Là, il sortit sa baguette, et toucha délicatement la serrure peinte avec son extrémité. Il y eut comme un claquement, suivi du bruit d'une vague qui s'écrase sur la plage. Tom n'eut pas le temps de s'en étonner car la toile et son cadre se mirent à grandir, doucement mais sûrement, jusqu'à prendre la taille et les dimensions d'une porte, pendant que la serrure rétrécissait, jusqu'à disparaître. Il y eut un autre claquement, et le tout se figea.
Mr Oudini attrapa le côté du cadre et tira. Celui-ci se mit à pivoter en grinçant légèrement, comme si l'autre côté était gondé, à l'image d'une porte... Une porte magique, dont l'ouverture laissait voir une pièce de deux mètres carrés. Le sorcier s'y glissa, sourire aux lèvres. Il semblait ne pas se lasser de voir les yeux du garçon s'écarquiller. Si le coup des bougies n'était pas si spectaculaire selon ce dernier, la porte magique secrète était un peu plus inattendue. Il entra lui aussi, et remarqua l'absence de plafond au-dessus d'eux et la lumière du jour au loin. À ses pieds, un épais tapis couvrait toute la petite pièce. La porte se referma d'elle-même.
— Tu devrais t'asseoir, c'est pas évident de garder l'équilibre sur un tapis volant.
— Hein ? Un quoi ? s'écria Tom, incrédule.
En guise de réponse, le sorcier pointa sa baguette vers le ciel, et ils se firent propulser dans les airs, soulevés par la carpette. L'enfant faillit tomber mais tint bon. Ses pieds creusaient un peu le tapis, mais pas autant que ceux de l'obèse. Le vol ne dura que quelques dizaines de secondes, après quoi l'incongru véhicule se stabilisa. À la surface, un grand soleil éblouit Tom une seconde, avant qu'il ne s'y accoutume et puisse discerner la rue et les bizarreries qui lui faisaient face.
Ici, tous les bâtiments revêtaient un style très ancien, presque moyenâgeux, tout comme la chaussée elle-même, avec ses pavés grossiers et usés. Mais le plus choquant était probablement la foule ; tout le monde sans exception portait de longues et larges robes, souvent vertes ou mauves, ainsi qu'un long chapeau pointu. Les deux nouveaux venus se mêlèrent à eux. En passant, quelques regards curieux se posèrent lui. Un garçon noir aux yeux bleus vêtu d'un sweat à capuche et d'un survêtement ne devait pas être courant par ici.
— C'est une sorte de foire médiévale, c'est ça ?
— C'est ça, appelle-moi Perceval ! répliqua son accompagnateur avec un grand rire. Bienvenue au Boulevard du Chat Noir, là où tous les sorciers de cette ville et des alentours peuvent circuler et vivre sans se soucier des moldus.
— Donc ça y est, vous pouvez me dire ce qu'on fait là ? avança Tom avec espoir.
— Ooooh, je pensais que ce serait évident pour un petit futé comme toi... Tu vas rejoindre l'Académie de Beauxbâtons, tu te souviens ?
— Ma mémoire n'est pas si courte.
— Et tu comptais entrer en classe sans fournitures ? Sans tes manuels d'enchantement, de métamorphose ou de défense contre les forces du mal ? Sans chaudron pour les cours de potions ? Et regarde ta tenue, on croirait un moldu arrivé là par hasard !
L'interpellation laissa le novice muet. Effectivement, rien de tout ceci ne lui était passé par la tête, loin de là. L'idée de porter une robe ne lui plaisait pas tant que ça.
— Les uniformes vont ressembler à ça aussi ? Des robes ?
— Des robes et chapeaux de sorcier traditionnels, effectivement. Enfin tu ne seras pas forcé de les porter en dehors de tes heures de classe.
— Super, grommela-t-il, sarcastique.
— Dois-je comprendre que tu ne comptes pas acheter d'autres robes que ton uniforme ?
— Exactement. De toute manière, je n'ai pas d'argent ! Vous auriez dû me prévenir !
— Étant donné ton statut de sorcier d'origine moldue, tu bénéficies d'une bourse spéciale. Suffisante pour acheter toutes les fournitures requises, plus quelques broutilles. Donc je n'ai pas jugé nécessaire que tu emportes tes cinq euros d'argent de poche.
La remarque était assez déplaisante pour Tom, d'autant plus qu'il ne recevait pas d'argent de poche. Boudeur, il marqua un temps avant qu'une question ne surgisse dans son esprit.
— Cette bourse, elle me rapporte combien ?
— Quelque chose comme trente et un gallions il me semble. Un peu moins. Trente et seize mornilles peut-être.
— J'ai rien compris. Ça doit être l'accent italien... plaisanta l'enfant.
— Mon français est très bon, jeune insolent, se gaussa son tuteur. C'est ta connaissance du monde magique qui est à déplorer. Déplorer... Tu connais beaucoup d'étrangers qui utilisent ce mot toi... ? Bref, c'est difficile à transformer en somme que tu connaisses, on ne fait pas de changes avec les moldus, puisqu'ils ignorent l'existence même des sorciers. Qui plus est, nous n'achetons pas vraiment les mêmes produits... J'imagine que tu serais incapable de me dire combien coûterait cent grammes d'écailles de dragon en euros. Comme tout le monde, puisque cette transaction n'existe pas.
— Non ! Les dragons existent ? s'écria le garçon, incrédule.
— Ah oui, on vient de loin à ce que je vois. Je vais essayer d'y aller doucement avec les révélations maintenant... Bref, j'en étais où... ? Ah oui, les sous. Ne t'en fais pas, j'ai tout sur moi, je gère. Si je te laissais l'argent, tu risquerais de courir t'acheter le dernier balai volant et... Stop ! On va acheter tes manuels par ici.
Ils s'arrêtèrent devant l'enseigne d'une grande librairie. Si la vitrine n'étalait pas tant de livres, Tom n'aurait pas fait la différence avec un antiquaire.
Maintenant qu'il y pensait, toutes les boutiques de cette rue étaient trop vieillottes pour ressembler à autre chose que des antiquaires.
Tout était à peu près normal cet après-midi là sur le Boulevard du Chat Noir, si ce n'est qu'on pouvait de temps en temps voir un petit moldu marcher avec empressement d'une boutique à une autre, encombré de multiples sacs en toile. C'était à se demander si ce petit coin de paradis sorcier caché en pleine métropole moldue n'avait pas été percée à jour par un malheureux hasard et qu'un gosse émerveillé s'empressait d'acheter tout ce qu'il pouvait.
Et c'était peut-être ce que les gens croyaient en voyant Tom, puisqu'ils avaient tous l'air plus dérangés les uns que les autres par sa seule présence. Il soutenait leurs regards inquisiteurs en s'efforçant d'avoir l'air le plus naturel possible. Il était l'un des leurs après tout maintenant.
Traînant tout son attirail de manuels et autres babioles, il atteignit enfin la terrasse du rustique café où l'attendait Oudini. Il le chercha un instant seulement. Aussi facile à repérer qu’une vache au milieu d’un couloir, il buvait tranquillement son café. Mais le garçon constata que trois hommes se tenaient debout face à l'italien. Eux semblaient nettement moins calmes.
Celui du centre parlait avec énergie, appuyant ses propos avec des gestes tranchants. Son acolyte de gauche, taillé comme une armoire à glace, se tenait bien droit, mains dans le dos, un regard froid parfaitement immobile fixé sur l'obèse. Quand à celui de droite, plus petit au contraire, montrait un air fier, intimidant, les bras croisés, la main crispée sur sa baguette comme sur la crosse d'un revolver.
Bref, il semblait douteux que ces trois énergumènes se laisseraient interrompre par un gamin. Tom se décida à rester là, à bonne distance et à couvert des passants arpentant la rue. Il s'efforçait de ne pas croiser le regard des trois hommes pour ne pas attirer leur attention, malgré la curiosité et l'inquiétude qui le gagnaient peu à peu.
Qui étaient ces personnes et pour quelle obscure raison s'en prenaient-elles à son accompagnateur ?
En tout cas, ce dernier ne semblait pas paniquer le moins du monde… Enfin de dos, ça n’en avait pas l’air. Le bavard ne s’arrêtait que très brièvement, comme si Dante lui répondait très succinctement, sans hésiter. Peut-être même lançait-il ses piques habituelles en toute espièglerie. Tom était tenté de s’approcher pour décrypter la teneur exacte de la discussion – ou plutôt de la querelle – mais n’osait pas. De toute manière, si ce roublard avait vraiment un problème, il n’aurait qu’à transplaner au loin… Mais cela le laisserait seul avec tout son attirail sur le dos et aucun indice sur la manière dont il devrait rentrer chez lui… Non, en réalité lui-même n’avait qu’à débouler comme si de rien n’était en priant pour qu’il mette fin à l’altercation sans se retrouver impliqué dans tout ça.
Au moment où il songeait à réellement passer à l’action, le type du centre fit volte-face et s’éloigna, suivi de près par ses deux comparses. Il se volatilisèrent tout de suite en s’engouffrant dans une ruelle proche. Soulagé, l’enfant s’avança vers la table, non sans oublier son chargement.
— Salut, me revoilà ! J’ai raté quelque chose ?
Mr Oudini ne laissa qu’un très court instant transparaître sa surprise. Il répliqua de son air enjoué habituel :
— Oh, rien de bien important. Je sirotais mon café en patientant l'arrivée de mon jeune ami.
— On ne peut pas patienter quelque chose, on l'attend, corrigea le garçon en prenant place..
— Bien sûr, suis-je bête ! s'esclaffa l'homme aux yeux verts brillants de malice.
— Et vous êtes resté seul tout ce temps ?
Pendant un instant, sa mine se fit grave – chose inédite – et ses yeux se plissèrent.
— Et bien à vrai dire, tu as sans doute dû voir mes amis me quitter à l'instant. J'ai dû leur apprendre une bien triste nouvelle, ils étaient très peinés, les pauvres... Enfin trêve de chagrin, te voilà fin prêt pour l'école ! Tu as bien tout ce qu'il te faut ?
— J’ai tout ce qu’il y avait sur la liste, on est bon. Mais ces gens, là...
Son tuteur leva un index boudiné en le coupant :
— Hop hop hop ! Je t’ai pas demandé si tu avais bien suivi la liste, mais si tu avais tout ce qu’il te faut.
Le petit sorcier haussa un sourcil.
— Je croyais que la bourse était censée payer mes fournitures, rien de plus.
— Je ne parle pas de la bourse, petit botruc borné ! taquina le professeur.
— Évitez les insultes en italien, je vois déjà pas très bien où vous voulez en venir, alors…
— Un botruc c'est une petite créature magique qui... Bref oublie, je te propose un cadeau de ma part. S'il y a quelque chose qui pourrait te faire plaisir, n'hésite pas.
Ravi, son pupille se caressa pensivement le menton.
— N’importe quoi ?
— Tant que je m’endette pas sur trois siècles…
En passant devant les dizaines de boutiques agglutinées sur le boulevard, Tom avait été tenté par de nombreuses babioles et autres bonbons magiques, mais à la réflexion un objet en particulier l’avait réellement séduit et intrigué.
— Ça vole haut, un balai volant ?
La question fut reçue avec un grand sourire satisfait. Le moustachu déposa doucement sa tasse et se pencha en avant, coudes sur la table, les mains entrecroisées devant son visage. Un éclat d’intérêt brillait dans ses verts iris examinateurs.
— Voyez-vous ça, petit oisillon cherche à s’envoler… Bien sûr que ça vole haut. Et sûrement plus vite que tu ne l’imagines. Enfin tout dépend du modèle bien sûr. Mais je suppose que tu n’as jamais eu l’occasion d’en essayer aucun ?
— Malheureusement.
— Très bien, je verrai ce que je peux faire. Dans tous les cass tu feras bientôt ton baptême de l'air. Sur un vulgaire gourdin qu'on t'aura prêté pour les cours de vol, mais ça fera l'affaire. On en reparlera, si tu y tiens toujours d'ici là.
— Parfait !
L’adolescent était visiblement enchanté à l’idée d’essayer un balai volant. Il n’en avait jamais parlé à personne, mais il lui arrivait souvent de voler en rêve, non pas comme un pilote à l’abri de son cockpit, mais à l’air libre, le vent fouettant son visage alors qu’il filait à toute allure. Toutefois, il avait également souvent l’impression vague de bien être assis sur quelque chose qui le portait, un objet sur lequel il se penchait à chaque virage abrupt qu’il s’amusait à prendre, un peu comme sur son vélo.
En sortant du songe au petit matin, il enrageait souvent en essayant désespérément de se remémorer plus de détails, sur quoi volait-il, pourquoi, pour aller où… ? Mais rien d’autre ne lui revenait que les vivifiantes sensations de la vitesse, le bonheur de se mouvoir librement dans toutes les directions de l’espace par sa seule volonté, la joie de monter en flèche, puis piquer droit au sol et freiner au dernier moment, l’exaltation brute que procurait chaque vrille, chaque looping… Il avait fini, avec le temps, par se délecter de ces jouissives acrobaties sans se questionner.
Et voilà qu’aujourd’hui, alors qu’il se pressait pour ne pas trop faire attendre son tuteur, cette chose incongrue s’était révélée à lui au travers d’une vitrine et l’avait appelé. Il était resté coi quelques minutes, dévorant du regard la forme singulière que prenait le balai. Il n’avait en commun avec le vulgaire outil de ménage qu’il connaissait que la présence d’un manche et d’une frange. Mais quel manche, quelle frange ! Le premier était d’un bois verni brun clair, éclatant, qui évoquait le bronze. Il avait l’air un peu plus épais à sa base qu’à son extrémité. Il se courbait en son centre mais se terminait bien raide, comme pour permettre de l’enfourcher sans trop tendre les bras. Quand à la seconde, elle n’était manifestement pas conçue pour capter la poussière. Plus sombre, sa sobriété s’opposait à l’extravagance du manche mais n’en n’était pas moins élégante pour autant. Les fibres étaient étincelantes à la lumière du jour, formant une impeccable mèche rebondie qui évoquait celle du pinceau que l’on trempe dans du verni ou celle d’une chevelure laquée.
Même une fois remis de son état de béatitude, de retour à ses emplettes, Tom n’avait pu s’empêcher de penser encore et encore à la promesse silencieuse que cette merveille lui avait faite au premier regard. La promesse de lui faire vivre son rêve, de l’emmener plus haut et plus loin qu’il ne pourrait jamais oser l’imaginer.
Julia prenait de l’altitude, tranquillement mais sûrement. Son balai filait en sifflant légèrement, et c’était le seul bruit qu’elle pouvait percevoir d’aussi haut. Elle appréciait le calme qui régnait en plein désert céleste, loin du monde terrestre agité et de ses multiples sources d’anxiété et de chagrin. Ici au moins, rien ne pouvait l’atteindre. Hormis les nuages et les oiseaux eux-mêmes bien sûr. À cette simple pensée, elle entendit un autre sifflement.
Une oreille lambda ne l’aurait certainement pas perçue, mais Julia n’était pas la première pilote venue. Avec son expérience et sa concentration, il était devenu comme une seconde nature pour elle de déceler la trajectoire de n’importe quels autres balais plus ou moins proches d’elle. Celui qu’elle entendait ici semblait la suivre d’assez loin, mais se rapprochait petit à petit.
Elle se retourna pour voir si elle pouvait identifier le poursuivant et fut stupéfaite de trouver à la place d’une personne un oiseau noir de jais, qui planait bien plus près d’elle qu’elle ne le croyait. Elle avait probablement été bernée par la petite taille de l’animal qui lui permettait de voler plus discrètement qu’un lourdaud de mammifère monté sur un objet magique.
Julia freina en finesse avant de s’arrêter complètement dans les airs. Immobile, il était plus difficile de garder son équilibre, mais rien de bien risqué pour une experte du vol comme elle. De plus, malgré l’habitude, elle avait toujours conservé la peur de tomber de balai depuis la toute première fois qu’elle en avait enfourché un, alors elle se montrait extrêmement vigilante. Un bref regard en bas lui arracha un frisson et renforça ses craintes car elle ne distinguait plus rien au sol. Elle força son attention vers le ravissant corbeau qui l’avait abordée pour les oublier.
Ce dernier s’était mis à décrire de grands cercles autour d’elle, signe qu’il la suivait bel et bien. Elle supposait qu’il n’avait jamais croisé de sorcier aussi loin de la terre ferme et qu’il en était curieux. Il se rapprochait progressivement, prudent, son battement d’aile s’accélérant à mesure que lui-même ralentissait. Sans trop y croire, Julia tendit le bras pour l’accueillir. Contre toute attente, il comprit l’invitation et se dirigea droit sur elle pour se poser. Ses délicates pattes — toutes aussi noires que le reste de son corps — s’agrippèrent fermement à sa manche et ils se trouvèrent ainsi nez à nez.
Elle ne put alors s’empêcher d’émettre un petit cri de frayeur en remarquant ses yeux d’un bleu azur luminescent, surnaturel.
*****
Tom cligna des yeux et l’instant d’après une paire d’iris émeraude était plantée dans les siens.
— Wow ! hurla-t-il avec un bond de recul. Beaucoup trop proche !
— Mille excuses, mon jeune ami, répondit l’importun sans avoir l’air de le penser le moins du monde. L’inconvénient du transplanage, c’est qu’on ne sait jamais si quelqu’un se trouve à l’endroit précis où l’on arrive.
Une voix féminine inquiète s’éleva à l’extérieur de la pièce :
— Tout va bien là-dedans ?
Les deux sorciers firent les gros yeux simultanément.
Et voilà, je savais que ça finirait par être gênant de se donner rendez-vous dans des toilettes hors-service...
Sans crier gare, le moustachu disparut. D’un côté le jeune garçon lui en voulait de le laisser seul dans l’embarras, d’un autre il aurait été difficile pour eux de sortir d’ici comme si de rien n’était alors que quelqu’un l’avait entendu crier « beaucoup trop proche », ce qui pouvait impliquer bien des choses.
— Allô ? J’ai entendu crier ! insista la voix.
— C’est… C’est rien, ne vous en faites pas, lança-t-il en surjouant la décontraction. J’ai… Je regardais une vidéo sur mon portable et je me suis emporté.
L’inconnue marqua une pause, comme si elle doutait, puis se décida à ouvrir la porte. Un visage de vieille femme émergea de l’entrebâillement et constata avec soulagement que le garçon noir était seul.
— Oh, désolé de t’avoir dérangé alors, il en faut peu pour m’effrayer, rit-elle.
— Haha, pas de soucis…
Elle s’éclipsa et l’apprenti sorcier sentit la tension retomber. Dante ouvrit aussitôt la porte d’une des cabines.
— Bien trouvé petit, pas mal. Mais tu aurais dû avoir ton téléphone en main pour être parfaitement crédible.
— Vous avez l’air de vous y connaître, en mythos…
— Quoi de plus normal pour un maître de l’illusion, répliqua-t-il en haussant les épaules. Bref, ta semaine s’est bien passée ?
— Plus ou moins, oui.
Sept jours s’étaient effectivement écoulés depuis leur sortie au Boulevard du Chat Noir. Sept jours qui avaient filé bien vite selon Tom, les sept derniers jours qu’il avait pu passer avec sa mère et ses amis… Il avait dû annoncer qu’il changeait d’école à tous ses camarades en prétextant un déménagement dans le nord. Les aurevoirs du dernier jour n’avaient pas été facile, car Quentin était réellement remonté contre lui à cause de ce départ vécu comme un abandon. Tom avait évité de répondre aux nombreuses questions de son meilleur ami car lui mentir le répugnait, mais cela n’avait qu’intensifié son ressentiment.
Tous ses amis – surtout ses coéquipiers de handball - lui manqueraient un peu, mais de toute manière il les reverrait assez tôt, les vacances de Noël n’étant plus bien loin. En revanche il ne regretterait pas du tout Max et Paul qui avaient été horribles avec lui toute la semaine, comme une bonne partie de la classe. Et puis en laissant de côté l’aspect relationnel de la chose, il allait pouvoir maîtriser ses pouvoirs, ne plus vivre à la charge de sa mère… Objectivement, en pesant le pour et le contre, les avantages de cette aventure outrepassaient nettement les inconvénients.
— Prêt à partir alors ?
L’athlète endossa prestement son cartable, s’empara de sa petite valise et de son grand chaudron empli de manuels de magie et de matériel de préparation de potions.
— Prêt.
Toujours paré de son fameux sourire malicieux, Oudini posa une main ferme sur son bras et Tom ressentit à nouveau les désagréables pressions du transplanage sur son corps entier. Sur le coup de la surprise, il faillit lâcher sa valise. Heureusement, celles-ci furent brèves. En une poignée de secondes, ils étaient arrivés en pleine nature.
Au moment où ses pieds touchèrent à nouveau le sol, la pente de celui-ci manqua tout de suite de peu de le faire de tomber. Ils se situaient sur un minuscule sentier, au milieu d’une clairière, dans un bois sauvage peuplé par de grands arbres. Tom, qui n’avait presque jamais quitté le béton citadin, fut ébloui par les géants de bois qui les encerclaient. La plupart étaient d’immenses pins sylvestres, à la silhouette élancée, dont les branches les plus basses, couvertes d’aiguilles, étaient déjà bien trop hautes pour être accessibles. Mais il y avait aussi quelques autres arbres plus larges que le garçon ne reconnaissait pas, dépourvus de leur feuillage au vu de la saison, tout aussi hauts que les pins. Des hêtres peut-être ? Qui sait.
Il constata qu’ils se trouvaient à flanc de montagne, car si la végétation masquait en partie le paysage, derrière eux, la vue en contrebas s’étendait sans limites. De temps à autre, un relief plus abrupt dévoilait la montagne nue, mais elle était autrement intégralement couverte de quelques teintes de vert. Ou presque, si l’on oubliait ces flancs ombragés où la neige n’avait pas fondu depuis les dernières intempéries. D’ailleurs, vers l’est, d’autres pics s’élevaient et certains, plus hauts, laissaient briller leurs glorieux sommets perpétuellement enneigés. Le genre de panorama que le jeune garçon ne voyait d’ordinaire que depuis son salon, à travers l’écran de sa petite télévision. Il était absolument émerveillé par cette nature sauvage gouvernée par les éléments, par l’air pur qui emplissait ses poumons, porteur de mystérieuses odeurs forestières, par les bruits lointains de quelques rares oiseaux hivernaux et enfin, par celui d’un ruisseau qui devait courir non loin.
Autour d’eux, le terrain était plutôt irrégulier, habité par d’innombrables rochers plus ou moins engloutis par des mousses et autres lichens. Malgré tout, par-ci par-là poussaient quelques brins d’herbes et autres petits buissons. Leur petit sentier graveleux grimpaient la pente douce en lacets, les menant vers une vaste maison de pierre brute au toit sombre.
— À voir ta tête, tu ne t’attendais pas à te retrouver au milieu de nulle part, je me trompe ?
— J’avoue que non, mais c’est surtout que c’est super beau, ici !
— Si quelques montagnes t’impressionnent, l’Académie va te sidérer, rétorqua le professeur.
— Justement, on est où là ? Pourquoi on a pas transplané là-bas directement ? s’impatienta le novice.
— Pour des raisons de sécurité, il est impossible de transplaner dans l’école. De très puissants sortilèges protègent son enceinte de toutes sortes de menaces, ceci depuis sa création il y a des siècles. Personne n’est capable de les contourner, pas même moi, ajouta-t-il pompeusement.
— Mais je suppose qu’on ira pas à pied, avec vous ça prendrait des plombes.
— C’est vrai, rit-il. Mais je te laisserai découvrir comment par toi-même. La réponse nous attend là-haut, dans les écuries.
— Quelles écuries ?
— Exactement, dit-il amusé. Tu verras bien en montant. Moi j’y vais.
— Attendez ! Vous allez me laisser marcher seul ? s’indigna l’adolescent.
— J’ai bien peur que le transplanage répété ne présente un risque pour les jeunes sorciers, surtout ceux qui n’en n’ont pas l’habitude. En revanche pour moi, quelques pas seraient encore plus néfastes à la santé de ma pauvre carcasse. On se voit en haut, ciao !
Sur ce, le bonhomme se volatilisa avant même que la moindre protestation ne puisse franchir les lèvres de son pupille. Ce dernier voulut jurer, mais s’abstint au cas où son rusé compagnon aurait un quelconque moyen magique de l’entendre à distance. Peut-être même pouvait-il lire ses pensées, tiens. Tom se concentra pour s’adresser à lui :
T’aurais au moins pu prendre mes bagages avec toi, sérieux, reviens !
Il attendit un instant, mais rien ne se passa et il fallut se résoudre à crapahuter dans la plaine chargé comme une mule. Au moins, le cadre était agréable et le trajet ne fut pas bien long. Alors qu’il touchait au but, il aperçut enfin les sibyllines écuries, qui, vu leur taille, auraient dû être visibles depuis le lointain, ce qui laissait penser qu’un sortilège de dissimulation similaire à celui de la galerie était à l’œuvre. Tom était loin d’en être convaincu ; cacher un tableau dans un recoin sombre, pourquoi pas, mais une écurie entière, aussi vaste, en plein jour… Que ne pouvait-on pas faire par magie, tout compte fait ?
Il parvint enfin à bout de la montée, sur le petit plateau où étaient perchées les deux bâtisses. Là-haut, le sol était bien plus plat et tapissé d’herbes en tous genre, sur une centaine de mètres, avant que la forêt ne reprenne ses droits. À la sortie des écuries se dessinait comme une longue piste, nue, rectiligne sur toute la longueur du terrain. Il trouva là son guide, en pleine conversation avec un autre homme.
— Tom, enfin ! s’exclama Dante. Viens par là mon grand… Je te présente Arbor, Maître Jardinier de Beauxbâtons, Gardien des Portes et du Domaine.
À première vue, le gaillard pesait probablement aussi lourd que Mr Oudini, mais pas pour les mêmes raisons : il avoisinait les deux mètres de haut, les épaules larges et les bras et les jambes forts, secs, qu’on devinait épais comme des bûches sous le jean usé et la chemise vert sapin, dont les manches étaient retroussées. Un grand nez fin dominait ses lèvres presque inexistantes, entourées d’une barbe légère, propre, sur une mâchoire carrée. Ses petits yeux noirs étaient surplombés par des sourcils bas et denses, lui donnant une mine sévère. Ses cheveux bruns mi-longs, en bataille, ondulaient légèrement.
Il retira le gros bâton curieusement placé dans sa bouche et tendit son autre main, grande, ferme et velue, en grommelant de sa voix grondante :
— C’est qu’de stupides titres.
Le garçon lui serra la main, ou plutôt laissa la sienne se faire engloutir.
— Bonjour… Vous mangez quoi ? demanda-t-il à défaut de savoir quoi dire d’autre.
— Quel genre d’gosse connaît pas les bâtons d’réglisse enfin… ? Bougonna le colosse. Goûte-moi ça.
Il alla piocher dans la poche arrière de son jean et lui en donna un neuf, sous les yeux amusés du professeur.
— Tu devrais y aller un peu plus doucement là-dessus, c’est pas bon pour la tension, remarqua Oudini.
Il ne reçut pour toute réponse qu’un grognement. Le gamin des villes porta prudemment le bout de bois à sa bouche et essaya vaguement de croquer dedans.
— C’pas une carotte, ça s’fume. Mais c’bien plus sain qu’une saleté d’cigarette… Alors ?
Tom arrivait enfin à en tirer le goût sucré, semblable à celui du bonbon qu’il connaissait, mais plus… Sauvage.
— C’est vraiment bon.
Le ton de la question ne laissait pas supposer qu’il puisse en être autrement, aussi le jardinier bourru grogna de satisfaction cette fois-ci.
— Ça r’file la pêche. Prends-en pour la route.
Il en sortit un bouquet de la même poche, que Tom ne sut refuser.
— Bien, maintenant que nous avons de quoi survivre au trajet, peut-être devrions-nous nous préparer au départ, Arbor ? suggéra le tuteur.
— Bien sûr m’sieur. Rob et Bob vont vous atteler une fine équipe.
Le géant prit une grande inspiration avant de rugir :
« ROB ! BOB !
Aussitôt, deux jeunes hommes aussi solidement bâtis que lui accoururent depuis la maison. Ils lui ressemblaient presque en tous points, excepté pour le cheveu plus clair et la barbe en moins. Ils saluèrent leurs invités d’un hochement de tête.
— Ouais P’pa ?
— Un aller pour M’sieur Oudini et l’nouvel élève. Mettez pas Rosie sur l’coup, l’est pas bien d’puis avant-hier la pauv’ bête. Attelez-en quatre, pour une seule voiture ça suffira.
— Ça marche P’pa !
La pauvre bête ? Un attelage ?
— Attends un peu et admire, lui glissa Dante qui avait décelé la confusion du garçon.
Les deux costauds, pleins d’entrain, ouvrirent en grand les larges portes de l’écurie et poussèrent en dehors un carrosse noire, sobre, au style ancien.
— Des chevaux ? devina Tom.
— Presque. Des Abraxans.
Rob et Bob sortirent alors de nouveau, cette fois tirant par la bride deux chevaux chacun. Le jeune garçon remarqua un instant qu’il y avait quelque chose de bizarre sur leurs flancs… Émerveillé, il comprit subitement ce qui se tramait lorsque l’une des montures déploya ses ailes démesurées avec un joyeux hennissement.
— Sacrée Corneille, toujours à s’pavaner c’te fille !
Tom et Dante étaient confortablement installés dans la cabine fermée du carrosse, posés sur des sièges de velours rouge bordeaux, comme deux nobles du dix-septième siècle. Ce qui fit penser au garçon que si l’école était vraiment plusieurs fois centenaire, peut-être que cette voiture datait réellement de cette époque, rénovée encore et toujours à travers les âges.
Dehors, Rob et Bob finissaient de harnacher les chevaux ailés. À sa grande déception, l’adolescent n’eut pas la permission de s’en approcher de trop près, sous prétexte que les Abraxans pouvaient se montrer assez imprévisibles près d’inconnus. Toutefois, une petite trappe coulissante permettait de voir ce qui se passait à l’avant de la cabine, juste sous le siège du conducteur. Aussi Tom profitait de cette chance pour les admirer en toute discrétion.
Tout chez ces animaux exprimait une certaine majesté ; leurs membres puissants, leur port de tête altier, leur crinière blanche et leur robe brun clair, toutes deux lumineuses… Et puis leur fantastique paire d’ailes, qui devait s’étendre sur au moins trois mètres d’envergure, avec d’innombrables plumes longues et fines, les énormes muscles à leur base, censés les mouvoir… Tom n’était pas loin de croire être encore plongé dans un de ses rêves hyper réalistes.
Bien que prodigieux par leur taille et leur force, les chevaux se montraient bien dociles et ne bougeaient pas d’un poil alors que leurs palefreniers les attelaient hâtivement. Si ce n’était la dénommée Corneille, placée en tête, qui ne tenait pas en place et s’étirait en battant doucement les ailes, comme impatiente de prendre son envol. Enfin, une fois chaque sangle bien en place, Rob se saisit des rennes et bondit à la place du conducteur. Bob fit le tour pour vérifier l’état des roues, siffla, puis s’écria :
— On est bon, parés au décollage !
Le grand Arbor s’approcha et ouvrit brièvement la portière pour leur souhaiter bonne route sans quitter son air bougon. Il adressa tout de même un petit clin d’œil à Tom avant de s’écarter.
C’est alors que Rob agita ses rennes avec force, avec un cri à l’attention des chevaux. Ces derniers se mirent à trotter sans effort, comme si le coche et ses passagers ne pesaient rien, puis passèrent au galop, ailes déployées, après avoir gagné un peu de vitesse. L’enfant comprenait maintenant d’où venait la piste tracée dans le petit champ. Les chevaux continuaient encore leur folle accélération et on s’approchait maintenant bien vite des arbres en face. Le vent s’engouffrait par la petite trappe et fouettait le visage de Tom, qui se refusait à la fermer et ainsi rater le spectacle. Alors que la piste arrivait à son terme, la voix sèche et stridente du cocher s’éleva :
— HOP HOP !
Répondant au signal, Corneille sauta, s’élevant dans les airs à force de violents battements d’aile, suivie immédiatement par les trois autres. Les roues avant du carrosse quittèrent la terre ferme d’abord, d’un coup, manquant de faire tomber le jeune sorcier, qui comprit alors pourquoi Dante avait choisi de s’asseoir en face de lui, côté arrière.
Se redressant après la secousse, le garçon, aux anges, reprit son poste à la trappe pour voir l’ascension des chevaux, qui battaient l’air à l’unisson, en rythme, dans un bruit à la fois fort et doux. Ce rythme ralentissait à mesure que l’on prenait de l’altitude et le carrosse, qui levait la tête jusque là, semblait revenir doucement à l’horizontale. Tom se positionna à la fenêtre, sur la portière, pour regarder en contrebas.
— La maison d’Arbor est toute petite, mais les écuries sont déjà invisibles, remarqua-t-il.
— Les sortilèges de dissimulation les plus puissants peuvent rendre invisibles des bâtiments entiers, expliqua son tuteur.
— Alors… Ce serait aussi le cas pour l’Académie ?
— Exact, bien vu. L’illusion consiste à tromper l’esprit, il n’y a donc pas de limites à la taille des objets que l’on peut cacher. Enfin surtout de loin. Mais pour réellement rendre l’école indétectable aux esprits et instruments moldus, il ne suffit pas de saboter la vision, mais… Enfin bref, je ne devrais peut-être pas trop développer, en réalité.
— Pourquoi ça ?
— Ta curiosité t’honore, mais disons que… Tu n’as pas besoin d’en savoir plus pour le moment.
Ce ton joueur et plein de mystère commençait quelque peu à irriter l’apprenti. Il n’insista pas plus. Comme d’habitude, ce bougre de renard ne ferait qu’attiser sa curiosité sans rien révéler, c’était manifestement son plus grand plaisir. Il se contenta donc d’observer le paysage sans poser aucune question.
Ils étaient apparemment en train de contourner le pic depuis lequel ils avaient décollé. La diligence demeurait assez proche de son flanc, sans plus s’élever. À présent, les chevaux planaient paisiblement, prenant seulement quelques doux virages de temps à autre. Tom recherchait constamment à apercevoir la fameuse Académie, sans jamais rien trouver d’autre que de grands arbres ou des crêtes rocheuses. Maintenant qu’il y pensait, le transplanage aurait pu les porter bien plus loin que ce qu’il imaginait…
— Il n’y a vraiment aucun signe de civilisation par ici… On est où ?
— Près de l’école, sourit Dante.
— Oui, merci je sais, mais… Dans quelle région ? Où dans le monde ?
— L’Académie se trouve dans une réserve naturelle des Pyrénées, non loin de la frontière espagnole.
— Merci, répondit l’adolescent du fond du cœur.
— HEP HEP ! cria Rob à l’extérieur.
Sur ce, les Abraxans se mirent à descendre progressivement, en décrivant des cercles autour d’un grand plateau rocheux jaillissant de la côte montagneuse. Tom remarqua que de ce côté du pic, de nombreux autres sommets délimitaient comme un très vaste enclos pour la forêt, plus bas.
— Cette zone que tu vois là, ce cirque naturel, c’est ce qu’on appelle le Domaine. De nombreuses créatures magiques y vivent, surtout afin de fournir l’école en spécimens à étudier pour les élèves et en ingrédients de potions. Mais le contrôle que peut exercer Arbor et ses trois enfants sur le Domaine n’est pas… Absolu. On risque de tomber à de rares occasions sur de très dangereuses créatures, il est donc interdit de s’y aventurer sans un professeur. Mais si jamais, pour une raison ou une autre, tu devais enfreindre cette règle… Assure-toi au moins de ne pas être seul.
La gravité de son expression figea son pupille sur place. Jamais il n’avait affiché autant de sérieux.
— Compris, déglutit le garçon.
— Bien, dit-il en retrouvant le sourire, regarde en bas, nous devrions être assez proches pour que l’Académie se montre, à présent.
Et en effet, lorsque Tom observa de nouveau le plateau, il ressentit une vague d’excitation. Bien qu’il ait déjà été ébahi par une foule de fantaisies, cette vue là les dépassait toutes sans exception.
— C’est un truc de ouf ! C’est pas un collège, c’est pas possible ! C’est… C’est Versailles quoi !
— C’est bien mieux que Versailles, assura le professeur.
De là-haut, on pouvait tout voir de l’Académie de sorcellerie Beauxbâtons, un fier palais qui évoquait réellement un château du dix-septième siècle, dans le plus pur style français. Ses grands murs blancs tapissés de multiples fenêtres et ses quelques tours effilées se dressaient royalement sur de nombreux étages, le tout couvert d’impeccables tuiles bleu barbeau. L’immense école formait un « U », avec son bâtiment central et ses deux longues ailes. Entre celles-ci se trouvait une étrange – et pourtant familière – plaine de gazon, ovale, encerclée par de grandes tours de bois.
Face au luxueux édifice, on pouvait voir de sublimes jardins à la française, trois rangées de cinq grands carrés de verdure, traversés par de petits sentiers traçant des formes géométriques précises, certaines se répétant, pour donner un ensemble symétrique et harmonieux. On y trouvait haies, cyprès, roseraies, et bon nombres d’autres arbustes et plantes à fleur, tous rigoureusement taillés pour prendre des formes précises, architecturales. Ils formaient murs, arches, boules, dômes, cylindres ou pyramides parfaites. À certaines intersections, entre les carrés, se tenaient de grandes et anciennes statues représentant des formes humaines et des formes animales, d’or ou d’argent. Dans le jardin du centre, les grandioses jets d’eau pure d’une fontaine alimentaient un bassin rond. Au-dessus de celle-ci trônait la plus imposante des statues, mais Tom ne devinait pas ce que cette masse indistincte représentait exactement.
Plus loin, derrière l’Académie, il y avait un parc plus naturel, occupé par un grand étang en son centre. De part et d’autre de ce parc, on apercevait deux autres ovales de gazon, semblables à celui au centre du palace. Au delà encore, la pente du pic reprenait brutalement, comme si ce plateau n’avait rien de normal. Et quelque chose murmurait à l’oreille de Tom que c’était bien le cas. Les sorciers avaient sans doute aménagé eux-mêmes ce vaste rectangle plat, jaillissant de la montagne et donnant sur d’abruptes falaises de tout côté.
Il n’était pas accessible autrement que par le vol… Quoique… En regardant mieux, un étroit et tortueux chemin permettait de descendre de l’Académie vers son Domaine et tout en bas, en lisière de forêt, on trouvait un plus modeste bâtiment, plus proche d’un vieux chalet que du château de Versailles.
Alors que le carrosse approchait du sol, les détails de l’architecture complexe se faisaient plus nets, plus époustouflants encore. Il semblait avoir capté l’attention de quelques dizaines d’élèves qui passaient par là et certains attendaient maintenant de voir qui pouvait bien arriver.
— Combien d’élèves vivent ici ?
— Oh, sacrée question… Je dois avouer que j’ai pas les chiffres exacts, mais je dirais… Un bon millier et demi, au moins. Une grande partie sont français, espagnols, portugais et italiens. Mais il y a aussi quelques maghrébins, grecs… En fait on regroupe tous les apprentis sorciers trop loin de Poudlard et Durmstrang, qui couvrent respectivement la Grande-Bretagne et l’Europe du nord. Enfin ne t’inquiète pas, tous les cours sont en français. Non ne demande pas, dit-il en voyant les questions surgir sur le visage de l’élève, je ne développerai pas plus au sujet des autres écoles, c’est pas le moment, nous atterrissons.
Effectivement, l’attelage survola les somptueux jardins dans un ultime virage pour se retrouver à quelques mètres de la terre ferme, près de l’aile ouest. Le manque d’espace relatif entre le bâtiment et le bord de la falaise confortait Tom dans l’idée que la plateforme entière n’avait rien de naturel.
La descente s’acheva, pas plus douce que le décollage. Les grands battements d’ailes laissèrent place au galop des chevaux, qui ralentirent l’allure petit à petit. Rob leur fit faire demi-tour, puis trotter vers les jardins et l’entrée principale, côté sud, où leur effort prit fin.
— Enfin ! Ça fait vraiment un siècle que j’attendais de voir l’Académie ! lança l’adolescent tout sourire.
— Et bien la voici ! J’ai un tas de choses à te faire visiter ! Descendons, nos fans n’attendent que ça.
Sans se faire prier, Tom récupéra ses affaires, puis ouvrit la portière avant de mettre pied à terre, suivi de près par son guide. Tout de suite, les quelques dizaines d’élèves curieux amassés aux balcons proches reconnurent l’embonpoint et le costume brun du professeur Oudini et l’accueillirent par de grands cris enthousiastes. Il salua de la main en retour comme une star habituée à passer sous les projecteurs.
— Par « nos fans », vous vouliez dire « mes fans », non ?
— Oh mais ils seront bientôt fans de toi aussi, j’en suis sûr…
Ils se mirent à rire tous les deux. Après avoir remercié et salué Rob, ce dernier relança les chevaux ailés vers leur voyage retour. Les occupants des balcons étaient retournés à leurs occupations. Tom et Dante se dirigèrent vers les jardins à pied, sur le sol très rocheux qui entourait l’école. L’obèse commençait déjà à souffler un peu fort. Parler en même temps n’allait rien arranger, mais il se donna tout de même la peine de donner certaines explications nécessaires à son pupille.
« Tu n’as peut-être pas remarqué d’aussi loin, mais les uniformes des élèves ne sont pas tous identiques.
— Non, j’ai pas vu… Pourquoi ils sont différents ?
— Et bien à Beauxbâtons, les élèves sont divisés en quatre sections, que l’on appelle les Familles. À chaque Famille correspond certains traits de caractère communs, ce qui permet aux professeurs d’adapter leurs méthodes d’enseignement selon les élèves qu’ils affrontent… Non ne me corrige pas ! Je sais très bien ce que je dis, on ne m’enlèvera pas de l’esprit que ces diables que sont les étudiants ont déclaré une guerre universelle et sans trêve au corps enseignant en général ! s’exclama-t-il de son air enjoué.
— D’accord, sourit le nouvel élève. Du coup par quels traits de caractère on les différencie ?
— Je ne vais pas te parler de tout ça immédiatement, ça pourrait plus ou moins fausser les résultats du test, que tu en saches trop… Dans les familles de sorciers, les secrets de l’école ne font pas long feu et les premières années qui débarquent ici savent déjà plus ou moins où ils veulent aller et comment y arriver, alors ils essayent souvent un peu de tricher, c’est bien dommage… Donc forcément, quand ils n’ont pas de frères et sœurs aînés pour tout gâcher, ou quand ils viennent de familles moldues, je me garde bien de ne pas tout révéler tout de suite.
— Sans oublier que c’est bien plus drôle pour vous de les laisser en galère totale. J’imagine que vous n’allez pas m’expliquer du tout en quoi consiste ce test ?
Les yeux du prof brillaient d’un éclat vert et malicieux.
— Tu me connais déjà trop bien pour que je puisse le nier.
Tom et Dante marchaient côte à côte, passant sous une arche végétale taillée à la perfection.
— Nous allons commencer par les jardins, les statues sont intéressantes à voir, pour l’histoire de l’école.
Le nouveau venu aurait préféré passer le test qui déterminerait quelle Famille il rejoindrait immédiatement, mais par politesse il se contenta d’approuver. Il eut toutefois l’occasion d’admirer plus longuement les riches détails des jardins, dépourvus du moindre défaut. Ils croisèrent quelques élèves oisifs qui traînaient par là et qui ne manquèrent pas non plus de saluer Mr Oudini.
Après avoir traversé un premier carré de verdure, ils tombèrent sur une des fameuses statues. Le jeune garçon pressa le pas pour la voir de plus près. Sur un épais socle de marbre se dressait un lampadaire de bronze au style ancien, de trois mètres environ. Au sommet, à l’endroit où devait se trouver la lumière, brûlait une petite flamme violette. Malgré sa taille, elle éblouissait facilement quand on la regardait directement et le novice sentait sa chaleur, bien qu’elle fût éloignée et en hauteur.
Perché au-dessus, un gigantesque hibou d’argent de plus d’un mètre scrutait l’observateur avec deux flamboyantes améthystes en guise d’yeux. Soudain, la tête pivota vers le professeur qui s’approchait, arrachant un cri au garçon :
— Que… Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est un vrai hibou ? Une statue vivante ?
— Pas vraiment, ricana le moustachu. Ce hibou n’a rien de vivant, il s’agit d’un bloc de pierre taillé, puis couvert d’une fine couche d’argent. Cependant, il est sous l’emprise d’un sortilège ancien, dont le savoir a été perdu. Le hibou, emblème de la Famille Doctus, fixe droit dans les yeux quiconque s’approche, peu importe que ce soit de face ou de dos ; il tourne la tête à cent quatre-vingt degrés, comme l’animal. Ce qui est intéressant, c’est qu’il choisit toujours quelqu’un de précis lorsque plusieurs personnes s’en approchent. Il n’y a aucun moyen de le prouver, mais la rumeur dit qu’elle se tournerait systématiquement vers le plus intelligent ou le plus sage du groupe.
— Un peu vexant, remarqua Tom, amusé. Elle m’ignore depuis que vous êtes là.
— Tu n’as pas à rougir, personne n’a jamais détourné son attention de mon génie.
L’adolescent rechercha un quelconque signe de plaisanterie chez son interlocuteur, mais celui-ci était tout à fait sérieux. Il semblait absorbé par la statue, à présent tout aussi immobile et silencieux qu’elle. L’apprenti sorcier le laissa tranquille et réduisit encore la distance pour lire les inscriptions qu’il aperçut sur le bloc à la base de la statue.
— Solve et coagula… Ce qui veut dire ?
Le tuteur émergea de son étrange torpeur mais marqua un temps avant de répondre.
— Sépare puis rassemble. La devise de la Famille Doctus. Je ne sais plus si je l’ai dit, mais la tenue des élèves change selon leur appartenance. Le tissu est de soie bleu ciel pour tous, mais tu reconnaîtras les Doctus aux broderies violettes de l’uniforme, accompagnées d’une tête de hibou argentée sur la poitrine.
— Vous avez l’air… Bizarre. Ça va ?
— Avançons, histoire de voir les autres statues et te présenter les autres maisons, si tu veux bien.
Un peu frustré de ne pas obtenir d’explication, l’athlète compensa sa curiosité inassouvie en se ruant vers l’intersection suivante.
Là, un grand cerf d’or d’au moins deux mètres cinquante était figé sur ses quatre longues pattes, fines et fortes. Droit et fier, lui était indifférent aux passants, contrairement au hibou. Son cou était couvert d’une crinière exagérément épaisse, évoquant presque celle d’un lion. Ses immenses bois, trop larges pour être vraisemblables, étincelaient comme l’or pur et se divisaient en d’innombrables rameaux. Entre eux, au sommet du crâne, jaillissait une flamme similaire à celle du lampadaire, mais grise et sombre. À chaque extrémité des bois, un curieux plateau circulaire en marbre était maintenu à l’horizontale par les rameaux.
Une nouvelle fois ébahi, Tom s’avança pour voir la bête de plus près et lire la devise de la maison, quelle qu’elle fût.
Une fois au contact de la statue, il put distinguer la gemme grise éclatante, mais discrète, qui occupait l’orbite de l’animal doré. Sur la base, en grandes lettres comme sur la précédente sculpture, était inscrit : « NON SUCCESSUM SINE VERITATE ».
Se retournant pour demander une fois de plus le sens de la formule, il constata avec surprise que l’obèse gardait ses distances et se contentait de l’observer. Il s’écria :
— Vous ne venez pas ?
— Approche !
Il obtempéra, perplexe.
— C’est quoi le problème ?
— Tu vois, la magie ancienne des quatre statues des Familles a des effets étranges, qui varient parfois selon les gens… Et il se trouve que l’animal totem des Rector m’est tout simplement insupportable. L’uniforme de la famille Rector…
— … A pour couleur le gris sombre, avec une tête de cerf en or sur la poitrine ?
— Je vois que tu as déjà saisi le paterne, jeune impatient, bien.
— Ce que je veux savoir, ajouta-t-il prestement, c’est quel genre de pouvoir a cette statue. Le hibou détecte les gens les plus intelligents, mais elle, elle fait quoi ?
— Toutes les maisons gardent leurs secrets, je ne t’ai pas tout dit des capacités du hibou… Oui, Doctus était ma Famille, à l’époque où j’étudiais ici. Je sais exactement ce qu’il fait, mais je ne connais pas tous les détails concernant les autres statues. Je sais que le cerf baisse la tête de lui-même face à certains élèves de Rector. Ils peuvent alors poser un objet sur chacun des plateaux que tu vois au bout des bois. Le cerf va ensuite pencher la tête d’un côté ou de l’autre, comme une balance qui pèserait deux choses. Mais le cerf lui, ne penche pas la tête vers l’objet le plus lourd.
— Vers quoi il penche, alors ?
— Je ne sais pas, j’ai juste eu, à de rares occasions, la chance d’observer le processus. Le cerf fait un choix, c’est tout ce dont je suis sûr. Mais j’imagine que c’est bien utile, pour qu’il n’accorde le privilège de son arbitrage qu’à certains et pas à d’autres.
Un petit moment de flottement s’installa. Le duo ne se détournait plus de l’impénétrable et luisant œil gris, comme s’il pouvait leur livrer le secret à tout moment.
— J’ai beau y penser, je vois pas non plus, admit Tom. Que veut dire la devise ?
— Non successum sine veritate. Pas de succès sans vérité. C’est assez transparent.
— Tout le monde ne parle pas latin, hein…
— Dommage pour toi, sourit l’italien. Bref, passons à la suite.
Le tandem accéda ensuite tranquillement à la troisième statue. Il s’agissait d’un cygne d’argent plein de charme, mesurant près de deux mètres, représenté comme s’il glissait à la surface d’un étang en toute élégance. Une petite flamme verte aveuglante trônait sur son dos, et de grosses émeraudes bien rondes faisaient office d’yeux. Le garçon sentit une vague d’excitation enthousiaste s’emparer de lui. S’il le cygne n’était pas aussi imposant et troublant que les autres, il n’en demeurait pas moins captivant, grâce à sa beauté pure. On n’avait tout bonnement pas envie de regarder ailleurs. Si bien que Tom faillit ne même pas remarquer le couple qui s’embrassait passionnément, juste derrière la sculpture.
— OK on va éviter de trop avancer tous les deux, si ce cygne rend amoureux les gens qui s’en approchent…
Le maître et l’apprenti eurent un fou rire exagéré, incontrôlable, qui ne s’estompa qu’après un long moment. Visiblement mécontents d’être dérangés, les tourtereaux s’étaient éloignés main dans la main.
— Pourquoi on rigole autant ? s’exclama le novice en essuyant une larme. C’était pas si drôle que ça !
Cette intervention relança leur fou rire, alors un Dante hilare entraîna son pupille par les épaules pour l’éloigner du monument. L’effervescence injustifiée du moment retomba immédiatement.
— C’est le cygne de Sensum, expliqua le professeur à bout de souffle, il amplifie toutes les émotions ressenties par les gens qui l’entourent. Quand on est de bonne humeur, ça peut être sympa de faire un tour par là, mais en cas de déprime… Ce sortilège devient très dangereux. De manière générale, les scènes les plus surréalistes qu’on puisse imaginer se sont produites ici. Si tu entends parler d’une bagarre qui a éclaté, de couples qui se sont déclarés leur flamme ou bien qui se sont séparés, d’énormes râteaux, de blagues exceptionnelles, de secrets révélés, c’est souvent ici que ça s’est passé. L’influence de la statue rend presque tout le monde incontrôlable, les émotions prennent toujours le dessus. Donc un conseil, fais très attention à toutes les idées que tu peux avoir ici. Tu les trouveras ridicules une fois parti.
— C’est vraiment flippant comme truc… Je tiens pas à rester longtemps. Pour résumer, Sensum, vert et cygne d’argent, j’imagine. Et la devise ?
— Tantum cor videt ; seul le cœur voit.
— Très bien, on passe au suivant ?
— Tu n’aimes vraiment pas ? s’étonna Dante. Moi je trouvais ça marrant…
Sans plus attendre, l’adolescent fila comme une balle, droit vers la dernière statue magique. À sa curiosité se mêlait une once d’appréhension. De quelle folie cette ultime figure serait-elle capable ?
Pour ce qui était de son apparence, il s’agissait d’un titanesque castor d’or bipède, monté sur un simulacre de grosse souche d’arbre en bronze. L’animal devait faire plus d’un mètre cinquante, mais son piédestal le surélevait bien de cinquante centimètres supplémentaires au moins. Il amenait ses pattes avant vers le torse, tournées vers le ciel. Juste au-dessus de celles-ci lévitait une flamme rouge vive et pure, encore plus lumineuse que les précédentes. Son cuisant éclat se reflétait dans les rubis logés sur la face de la bête, lui conférait un regard emprunt d’une férocité communicative que le garçon sentait se déverser en lui comme un torrent déchaîné.
Surpris, il s’accoutuma néanmoins à la sensation et laissa l’énergie brute le conquérir. Cependant, il ne put maintenir le contact visuel qu’en plissant les yeux, tant le feu agressait la rétine. Son cœur battait vigoureusement, sa respiration se faisait plus rapide, plus avide, comme s’il s’était mis à courir. Il finit par s’en détourner car la lumière devenait trop brûlante. Il observa le reste de la sculpture, sa mâchoire proéminente, ses larges incisives apparentes, sa musculature exagérée.
Tom s’avança pour lire la devise, mais ralentit par prudence car la chaleur de la flamme croissait grandement à chaque pas. La lumière se faisait également plus violente, à tel point qu’il dû la masquer à l’aide de sa main. Une fois à distance pour lire la stèle, il avait l’impression de baigner dans un véritable brasier. « SINE METU AGERE », disait-elle. Il se retira aussitôt, jusqu’à retrouver une distance plus agréable.
— Le rouge vif et le castor d’or pour la Famille Manus, commenta Dante que son pas lourd avait enfin amené sur place. Leur devise est ; sans peur agir.
— Ce truc est plus proche d’un ours que d’un rongeur !
— Il s’agit d’un castor-garou, pour être précis.
— Vraiment ?
— Bien sûr que non, s’amusa l’espiègle personnage, faut vraiment être naïf pour croire ça !
— Étant donné que je viens d’arriver dans un palais royal invisible à bord d’un carrosse tracté par des chevaux ailés et accompagné d’un type qui préfère se téléporter plutôt que marcher parce que c’est trop d’efforts, je crois bien qu’à ma place n’importe qui serait prêt à croire n’importe quoi.
— Pas faux… On dirait bien que tu as expérimenté le pouvoir du castor de Manus, tu transpires à grosses gouttes.
— Tout ce que j’ai fait c’est fixer les rubis et maintenant j’ai envie de faire des pompes jusqu’à demain ! s’extasia l’athlète.
— Je me doutais que le castor te plairait. Mais si j’étais toi, je ferais attention à ne pas abuser de l’énergie qu’il procure. En répétant le processus trop régulièrement, les dégâts infligés à la vision sont irréparables, même par magie. Comme pour les autres statues, tout le monde n’est pas sensible à ses effets de la même manière. La plupart des élèves se sentent revigorés pendant une heure ou deux. À mon avis, l’état de forme physique influe grandement sur la force et la durée du sortilège, les plus sportifs peuvent en bénéficier pendant une journée entière, voire deux. Mais ce qui me rend presque certain de la corrélation, c’est le fait que je me sente moi-même prêt à marcher pendant quelques minutes seulement, après avoir subi l’enchantement.
— Même un rapide coup d’œil, une fois par jour seulement, ça peut être dangereux ?
— Il est interdit de fixer le castor plus d’une fois par mois, répliqua-t-il d’un ton sans appel. Strictement interdit. Le toucher aussi, d’ailleurs, à moins que l’idée d’une combustion spontanée ne te séduise. C’est bien compris ?
L’élève frémit.
— Vous dites que si je touche cette statue, je prends feu ?
— Immédiatement, sans possibilité de l’éteindre d’aucune manière. Pas touche.
— Compris…
— Bien. Allons vers le centre des jardins, à la fontaine. On y fera une petite pause pour discuter.
Deux minutes plus tard, le duo prit place sur l’un des bancs orienté vers la plus haute statue de toutes, qui surplombait la grande fontaine. Si les figures emblématiques des Familles étaient couvertes de métaux et de pierres précieuses, celle-ci avait l’air d’être simplement taillée dans un roc, pour représenter… Un roc. Un roc qui surmontait un pilier, dans lequel remontait l’eau avant de jaillir par les nombreux trous de cette grosse pierre.
— Voici la dernière merveille que compte les jardins de Beauxbâtons. La dernière, mais pas des moindres, puisque l’eau de ce bassin permet de guérir de nombreux maux. Hors de question de s’y baigner entier, ou de récolter son eau. Seule l’infirmier de l’école, Mr Otule, en a la permission.
— D’accord… C’est plutôt étrange d’avoir mis une vulgaire pierre pour décorer tout ça, il y avait plus de budget après les statues magiques qui claquent, c’est ça ?
— Oh non, crois-moi, l’école s’en sortait très bien financièrement, à sa fondation. Et pour cause, cette pierre que tu vois est censée imiter la pierre philosophale, qui a rendu riche le principal investisseur de l’Académie à l’époque ; le célèbre Nicolas Flamel.
— Alors elle existe vraiment ? Plus rien ne peut me surprendre… Vous avez peut-être Excalibur et le Graal en stock aussi, non ?
— Non, désolé de te décevoir, sourit le tuteur.
Il laissa un moment le doux son de l’eau les bercer, avant de reprendre :
« Bon, à part ça, quelle est la statue qui te plaît le plus, parmi celles des quatre Familles ? Le hibou de Doctus, le cerf de Rector, le cygne de Sensum ou le castor de Manus ?
L’adolescent prit un temps pour réfléchir.
— Je sais pas trop, il n’y a que le cygne que je trouvais pas vraiment intéressant… Et puis je ne connais pas les vrais pouvoirs du hibou ni du cerf, alors…
— Je ne parle pas forcément de leur magie, mais de leur apparence aussi. La forme, la couleur, la flamme de la statue… Réponds sans hésiter, intuitivement, si tu devais en choisir une, laquelle ce serait ?
Tom se força à choisir sans trop cogiter.
— Le cerf, je pense.
— Pourquoi ?
Suspendu à ses lèvres, le professeur avait sorti un bout de papier et une plume, mais son pupille n’y prêta pas grande attention tout de suite.
— Il avait quelque chose de plus… Sobre, classe. Les autres étaient plus tape-à-l’œil.
— Très bien.
En voyant Mr Oudini gratter le papier, le visage du garçon s’éclaira soudain.
— Attendez ! Tout ça faisait partie du test ? s’exclama-t-il.
La question fut éludée par un grand sourire.
— Sur une échelle de zéro à six, à quel point éprouves-tu des difficultés à te présenter à d’autres personnes ?
L’interrogatoire dura un peu plus d’une quinzaine de minutes. Mr Oudini lisait une phrase concernant Tom, à laquelle ce dernier répondait par un chiffre entre zéro et six, qui représentait son niveau d’approbation. Zéro signifiait que l’affirmation était absolument fausse, six, qu’elle était exacte. Les questions portaient sur différents sujets, semblaient tester son niveau d’extraversion, de créativité, de confiance en soi, etc. Répondre seulement par des chiffres s’avérait répétitif par moments. Heureusement, Dante coupait la monotonie du test en demandant à Tom de développer certaines réponses.
Entièrement focalisé sur son pupille, il observait le garçon avec persistance, pour déceler la moindre de ses réactions, surtout lorsqu’il expliquait ou commentait une de ses réponses. Puis il en prenait note immédiatement en grattant le papier sans même le quitter des yeux. La sensation d’être scanné de la sorte par ses vertes mirettes intrusives ne plaisait pas trop au garçon, mais il se prenait au jeu, curieux de savoir quel serait son sort à l’issu du questionnaire.
Enfin, après un ultime chiffre, le tuteur principal poussa un soupir et se détendit.
— Bien, on est presque bon. Il ne me reste plus qu’une question à te poser, une question primordiale. Mais avant cela, je dois te parler un peu des Familles et de la répartition des premières années, maintenant que le test est complet.
— D’accord, ponctua un Tom satisfait.
— Les statues des emblèmes, qu’on appelle les Protecteurs, sont très révélateurs du caractère de leur Famille. Que ce soit par leur apparence ou leur pouvoir. Tu sais déjà pas mal de choses sur chacune des Familles, maintenant que tu as rencontré les Protecteurs, n’est-ce pas ?
Le novice prit un temps pour y réfléchir.
— Un peu, je crois. Je dirais que les Manus sont des fonceurs, les Sensum des sentimentaux…
— C’est à peu près ça, sourit Dante. Laisse-moi te les présenter plus directement. Avant toute chose, garde à l’esprit que les caractéristiques dont je vais parler ne sont que des généralités, on peut trouver des gens très différents au sein d’une même Famille. D’autant plus que le test ne donne pas souvent un résultat bien tranché, il est très fréquent de voir l’élève qui le passe tomber pile entre deux, ou même trois Familles. Garde à l’esprit que personne n’est jamais Doctus, Sensum, Manus ou Rector à cent pour cent. D’accord ?
— D’accord.
— Bien. Commençons par Doctus, Famille du hibou. Les élèves Doctus sont des penseurs. Ouverts d’esprit, ils apprécient jongler avec les idées, faire fonctionner leurs méninges, quoi. Ils sont indépendants ; ils se fieront toujours plus facilement à leur pensée logique plutôt qu’à l’avis du groupe. Ce sont des analystes, des stratèges, mais qui peuvent parfois manquer de diplomatie ou de spontanéité dans leurs rapports aux autres. Ils ont bien souvent tendance à passer pour des élèves un peu bizarres, certains sont très solitaires… Mais globalement l’opinion des autres ne les dérangent pas, ils s’entendent plutôt bien entre eux. Que dire de plus… ? Ce sont des créateurs, mais peut-être qu’ils manquent d’entrain quand il s’agit de passer à l’action pour mettre en pratique leurs idées ou leurs plans. Bref, c’est la Famille des génies incompris et des grands de ce monde, tels que moi, finit-il avec orgueil.
— Pour le côté analyste bizarre je veux bien, mais vous avez l’air plutôt populaire et à l’aise avec les gens, non ?
— Comme je te l’ai dit, on a rarement les deux pieds dans une Famille. Dans mon cas, la balance penchait vers Sensum également. Les deux familles sont proches, en réalité.
— Comment sont les Sensum, alors ?
— J’allais y venir… La Famille du cygne regroupe aussi des élèves très imaginatifs, mais alors que les Doctus sont plus orientés vers la logique pure et dure, les Sensum s’intéressent plus aux gens et à ce qu’ils ressentent. Pour eux, il est important de nouer des liens forts avec leurs amis. L’intérêt du groupe passe souvent avant le leur. Ils suivront toujours leurs passions et leurs principes… Parfois au détriment de voies plus sensées ou pragmatiques. Quoi d’autre… ? Beaucoup d’entre eux sont de bons communicants. On trouve pas mal d’artistes, chez eux, ou au moins des amateurs d’art. Leur empathie et leur sensibilité sont à la fois leur plus grand atout et leur plus grand défaut, selon le contexte.
— Vous avez un côté sensible alors ? Comme c’est mignon ! se moqua Tom.
— Je ne pense pas, répondit-il en riant. J’ai atterri chez Doctus, après tout. Je dirais que je cumule les forces des deux Familles, sans comporter aucune de leurs faiblesses.
— Bah voyons ! Et puisque vous n’avez rien à voir avec Rector et Manus, ce ne sont pas des Familles dignes d’intérêt, c’est ça, grand maître ? ironisa l’adolescent.
— Exact… ! Non je plaisante bien sûr, chaque Famille est puissante à sa façon. Rector, par exemple, la Famille du cerf. Ses membres incarnent la stabilité, l’ordre, la rigueur. Plus terre-à-terre que Sensum et Doctus, ils sont focalisés sur les problèmes matériels, pas théoriques. Ajoute un sens de l’organisation hors-pair, et paf ! Tu obtiens l’élève parfait. Pour tout avouer, si les élèves les plus brillants qu’ait compté l’Académie étaient des Doctus, en moyenne les Rector sont plus performants que toutes les autres Familles. Et dans toutes les matières. Bon, à part ça, si je devais trouver quelque chose à redire… Ils ont tendance à se montrer vieux jeu, traditionnels, parfois carrément inflexibles, intolérants. Je les trouve à mourir d’ennui. Vraiment. Enfin, la plupart, mais il y a quelques exceptions. Comme je le répète depuis le début, les gens ne tombent jamais pile-poil dans les cases qu’on a prévues pour eux.
— Mme Blanche était Rector, je parie ?
— Cette bonne vieille Hortensia ! Enfin elle est plus jeune que moi dans les faits, mais le ressenti n’est pas le même… Donc je dirais que c’est fort possible, elle a le profil. En tout cas aujourd’hui elle est Maîtresse Rector. Une sorte de prof principal, mais qui au lieu de gérer une classe, gère toute une Famille.
— Vous êtes Maître Doctus, vous ?
— Beurk, non merci. Trop de paperasse et de soucis à gérer. Tuteur Principal, c’est plus tranquille. J’aide les premières années à s’intégrer, mais la plupart le font très bien d’eux-mêmes. Je dois aussi garder un œil sur les potentiels sorciers, dont on est pas sûrs que les pouvoirs se développent, comme toi, il y a quelques temps. Mais vous êtes très rares, donc…
— C’est un vrai job de planqué ! conclurent-ils à l’unisson.
— Voilà, moi je fais donc pas grand-chose de plus que donner des cours et faire visiter l’Académie aux nouveaux, en gros.
« Bref, passons à la dernière Famille, les Manus, sous l’emblème du castor. Eux aussi sont des pragmatiques, mais là, sur le plan de la rigueur, on est à l’extrême opposé des Rector. Ils ont tendance à guetter des opportunités et improviser des solutions, là où les Rector auraient méticuleusement planifié les choses. Ce sont les plus spontanés, des fonceurs, comme tu dis. Mais c’est un peu réducteur ; en vérité, ils sont connectés à leur environnement d’une manière qui échappe à toutes les autres Familles. Ce sont les plus sportifs et les plus habiles de leur mains, en général. Quand la situation exige une réaction rapide et efficace, il n’y a pas mieux qu’eux, des garçons et des filles d’action ! En contrepartie, ils ont souvent le goût du risque, ils peuvent être très chahuteurs, indisciplinés… Faire cours avec eux n’est pas de tout repos, mais quand ça se passe bien, ils sont très productifs.
— Intéressant, commenta Tom. Je peux vous poser une question ?
— Je t’en prie.
— Quel est l’intérêt, de diviser les élèves comme ça ?
— La pédagogie, bien sûr. Faire travailler les élèves en groupe est une excellente méthode pour Sensum, eux qui apprécient les échanges, le travail d’équipe. En revanche, les Doctus ne sont pas tous très fans du concept. Certains apprécieraient, mais tous tireraient bien plus de satisfaction à avancer par leurs propres moyens de toute manière. Ce n’est qu’un exemple, mais il y en a plein d’autres. L’idée, c’est de proposer le même contenu à tous les élèves, mais de varier les approches selon leur manière de voir le monde, pour qu’ils puissent tous s’épanouir. On fait aussi en sorte que les professeurs soient de la même trempe que les élèves auxquels ils enseignent, dans la mesure du possible.
— Ça a l’air vraiment bien, comme système, s’enthousiasma le garçon.
— Il y a des bons et des mauvais côtés, soupira l’obèse. Les rivalités qui peuvent parfois naître entre les Familles sont difficiles à gérer. Sans parler des clichés et de la discrimination qui sont monnaie courante chez les jeunes sorciers d’ici… Enfin bref, il va falloir qu’on abrège, je vais devoir te laisser très bientôt, dit-il en jetant un œil à sa montre visiblement hors de prix. Pas le temps de débattre, je dois te poser la dernière question, la plus importante, Tom. Ton questionnaire montre des résultats très serrés entre Doctus et Rector. Selon moi, tu pourrais aussi te plaire chez Manus. Mais en ce qui te concerne toi, maintenant que tu sais tout des quatre Familles (ou presque), qui souhaiterais-tu rejoindre ? Bien que tu puisses toujours changer l’année prochaine, tu devras assumer ton choix pour les six mois à venir, la décision est lourde de conséquences. Alors prends ton temps.
Le silence qui s’en suivit parut durer une éternité. Des rires et des cris d’élèves, des jets grondants de la fontaine, de tout ça Tom n’entendait plus grand chose. Il s’efforça des juger ses options calmement.
Qu’est-ce que je fais ? Je vais chez les penseurs Doctus ? Les soldats Rector ? Les têtes brûlées Manus ? Visiblement les artistes Sensum, c’est pas pour moi, peu m’importe les autres et ce qu’ils ressentent, ce que je veux c’est accomplir des choses. C’est rendre fier maman. Rendre fier papa. Mais bon je sais pas moi, les trois Familles ont l’air sympa…
— Tu sais, il n’y a pas vraiment de mauvais choix pour toi, dit doucement Dante. Tu es déterminé à avancer, c’est une des qualités qui ressort de tes réponses. Tu t’en sortiras partout, j’en suis sûr.
Bon allez réfléchis, là faut y aller… Ils sont peut-être un peu trop agités chez Manus. Vu la description, Max et Paul seraient entrés là-bas direct, sans même qu’on leur laisse le choix. Et puis même s’il y en a des sympas, les gens désorganisés, ça m’énerve un peu. Ça laisse Doctus ou Rector… Les inventeurs, ou les bosseurs ? Qu’est-ce que je suis, en réalité… ? On se croirait dans Matrix, là. Morpheus est apparu de nulle part, m’a fait découvrir un autre monde et voilà qu’il me propose soit la pilule bleue, soit la pilule rouge. Enfin c’est pas exactement pareil non plus, Morpheus est noir, il est pas si gros, beaucoup plus stylé… Et puis là mon Morpheus eco-plus à moi, il me donne pas deux pilules mais quatre, en fait. Et puis là peu importe laquelle je prends, ça va pas ch…
« Bon désolé petit mais là il faut vraiment que j’y aille, j’ai plus le temps. Je repasserai te voir quand tu seras décidé. Arrivederci !
La seconde d’après, il s’était volatilisé. Sans laisser Tom prononcer un seul mot, une fois de plus.
Merde ! Pourquoi j’ai pas été plus rapide ! Fais un choix au lieu de délirer sur Matrix, là ! J’ai été trop con ! Et puis lui, là, aussi ! Il me laisse tout seul encore une fois ! Je sais pas où aller, je vais devoir me paumer dans tous les couloirs de l’école pour savoir où déposer mes affaires, pour savoir où et quand mes cours vont commencer… Mais qu’est-ce qu’il est nul comme Morpheus, ce gros lard !
— T’as l’air tendu, toi, commenta une voix féminine dans son dos.
Tom fit volte-face dans un sursaut, toujours assis sur son banc. La fille, de taille très modeste, s’appuya sur le dossier de pierre pour sauter par-dessus et se retrouver assise très proche du garçon, en un seul geste agile. Déconcerté, il eut un mouvement de recul. La nouvelle venue semblait très satisfaite de son entrée théâtrale, sa large bouche était tout sourire. Elle avait un petit nez en trompette, des joues roses dont les pommettes ressortaient, mais surtout, deux grands yeux bruns pleins de vie. Ses longs cheveux châtain clair ondulaient librement, encadrant son visage, qui – Tom devait le reconnaître – était plutôt charmant.
Une jolie fille d’aussi près, sans prévenir, ça pouvait choquer un jeune garçon de treize ans qui n’en avait pas l’habitude, ainsi il se sentit tout de suite un peu intimidé. Il tenta d’évacuer le stress en lui adressant un grand sourire forcé, ce qui ne fonctionna qu’à moitié. Il voulut dire quelque chose de drôle, ou au moins un peu original, mais absolument rien de tel ne lui vint à l’esprit. Il se retrouva plus ou moins figé, bouche bée, son interlocutrice en suspens, avant de finir par accoucher d’un misérable :
— Salut… ?
Wow ! Quel charisme ! Bonjour la première impression de demeuré…
— Salut ! Désolée si je t’ai fait peur, tu viens d’arriver ? Comment tu t’appelles ? Moi c’est Tessa ! débita la fille d’une traite en lui tendant une main vive comme l’éclair.
— Tom, dit-il en s’efforçant d’imiter son geste avec la même énergie.
Ouch ! C’est qu’elle a de la poigne, celle-là…
« Et oui, je viens d’arriver à Beauxbâtons, Mr Oudini m’a plus ou moins laissé en plan ici, je sais pas trop où aller, finit-il avec un rire gêné.
Elle enchaîna à une vitesse ahurissante :
— Oh, t’en fais pas, j’ai bien vu votre petit manège, de loin, je voulais lui parler un peu, mais j’ai pas voulu vous déranger en plein test, après ça, d’habitude, il te fait visiter un peu l’Académie, puis direction les dortoirs de ta Famille, je crois, mais tant pis, on s’occupera de toi à sa place, pas d’inquiétude !
Sur ces derniers mots, elle envoya un coup de poing – digne d’un boxeur champion du monde poids lourd – droit dans l’épaule du pauvre nouveau, qui tira une grimace tout en riant jaune avec elle.
Elle bondit pour se saisir sans effort du chaudron bourré de manuels, que d’habitude Tom traînait péniblement bien qu’il soit plus grand qu’elle. Sous l’uniforme aux broderies rouges de Manus, il avait du mal à imaginer un corps d’athlète, tant elle était petite et mignonne.
Mais elle est faite en quoi cette fille… ?
— Yoyo ! Arrête de te cacher, on va aider le nouveau à s’installer !
Un garçon tout en longueur s’approcha d’une démarche lente, désinvolte, depuis l’endroit d’où était sortie Tessa. Les mains dans les poches de son uniforme floqué d’une tête de hibou argentée, il traînait les pieds. Il avait le visage très pâle, des traits réguliers si on oubliait son menton pointu. Ses lèvres paraissaient presque toujours pincées et des cernes colossales soulignaient son regard habité par la lassitude. Une épaisse chevelure noire désordonnée couvrait son front et encadrait son visage.
Il resta à bonne distance de Tom et se contenta d’un petit signe de tête en guise de salut.
— Sérieux pourquoi tu m’embarques dans des histoires ? Il a rien demandé, de quoi tu te mêles ? lança-t-il avec détachement à l’intention de sa camarade.
Tessa se jeta sur lui. Elle devait bien faire trente centimètres de moins que le grand squelettique mais n’hésita pas à le foudroyer du regard, un index autoritaire venant taper son torse au rythme infernal de son phrasé :
— De un, Il a un prénom, c’est Tom, de deux, Tom ne sait pas où aller et il a besoin de notre aide, de trois, tu le saurais si tu étais venu te présenter comme une personne civilisée et de quatre rien ne t’empêche de partir si tu as mieux à faire !
La perche poussa un profond soupir, comme si l’énergie de son amie sapait la sienne.
— Ça va, pas la peine d’en faire une scène, je vous accompagne.
— Merci, euh… Yoyo ? hésita Tom.
— C’est Yonas, corrigea-t-il fermement.
Pas très sympa celui-là…
— Allons-y les gars, grouillez-vous !
— Ça va, Il n’y a pas le feu… ronchonna Yonas.
— J’arrive, répondit Tom avec en se levant avec entrain.
Le trio ainsi formé se dirigea droit vers l’entrée principale, en passant dans l’allée de gravier blanc qui traversait le dernier jardin. Tessa portait l’énorme chaudron de Tom avec aisance, Yonas traînait sa valise, si bien qu’il n’avait plus que son sac à dos sur lui, ce qui était agréable. La fille n’attendit pas bien longtemps pour relancer la conversation :
— Vu tes vêtements, tu dois venir d’une famille moldue, pas vrai ? Moi aussi ! Les sorciers débarquent tout de suite en robe d’habitude. Ça fait bizarre au début, mais tu verras, on s’y fait très vite, enfin pour le reste… Il y a encore beaucoup de choses qui vont te surprendre ici je pense. Tu te sens pas trop dépassé par tout ça ? J’étais complètement bouleversée en découvrant le monde des sorciers moi ! Et puis…
— Tu sais, trancha Yonas, les gens ordinaires attendent une réponse à leur question avant de passer à la suivante. Aïe ! s’écria-t-il en recevant le coup de poing de la petite survoltée. Je t’ai déjà dit d’arrêter ça ! Tu fais trop mal !
— Tu l’as cherché, grogna Tessa. Alors, Tom ? Je me trompe pas, hein ?
— C’est bien ça, répondit le garçon en survêtement et sweat. J’ai découvert mes pouvoirs il y a deux semaines et depuis j’ai l’impression d’être en permanence dans un rêve… C’est juste dingue ! Et toi, Yonas, tu viens d’une famille de moldus aussi ?
Tom n’avait pas pu s’empêcher de constater que certains élèves le regardaient avec mépris et il en avait déduit que les sorciers n’aimaient pas trop les moldus. Ces deux-là devaient être comme lui. Le grand mince balaya son a priori :
— Non, je suis un sorcier pure souche, mais pas assez stupide pour snober les moldus, c’est tout.
Ils rirent ensemble.
C’est peut-être quelqu’un de bien, après tout.
Ils poursuivirent leurs bavardages en avançant vers l’entrée. Là, une statue argent et or représentait un homme élégant, richement vêtu, dans le style du dix-septième siècle. Il brandissait une pierre semblable à celle de la fontaine centrale, la mine fière. Yonas confirma qu’il s’agissait bien de Nicolas Flamel lui-même. Ou plutôt sa version de l’époque, puisqu’il aurait vécu durant des siècles grâce au pouvoir de la pierre, jusqu’à très récemment.
Afin d’accéder aux grandes portes de l’entrée principale, légèrement surélevées, on pouvait emprunter deux larges escaliers de marbre parfaitement propres qui prenaient place de chaque côté de la statue, puis se rejoignaient derrière elle. Après avoir grimpé la dizaine de hautes marches, le trio se retrouva face aux colossales portes de bois massif. De splendides arabesques or et argent étaient gravées sur celles-ci, pour encadrer les armoiries des Familles disposées en carré autour de l’emblème de l’Académie. Une voix lente, grondante, inhumaine fit sursauter Tom :
— Qui… Va… Là ?
Il remarqua alors la tête de gargouille en bronze qui sortait du mur, juste au-dessus des portes. Elle semblait regarder les trois élèves, mais sans aucune expression affichée sur sa face métallique.
— Tessa Turbin, Yonas Horacio et Tom… ? commença la plus vive des trois.
— Tom Asham. Enchanté, affirma le concerné.
La gargouille ne dit rien, mais les lourdes portes s’ébranlèrent, puis s’ouvrirent doucement en grand.
— Ça claque, hein ? lança Tessa en franchissant les portes d’un pas hâtif.
— Ahurissant, surenchérit Tom.
Les deux garçons durent presser l’allure pour la rattraper. Tom aurait préféré prendre son temps pour s’attarder un peu plus sur la somptueuse décoration, quand à Yonas, il aurait préféré prendre son temps. Tout court.
En effet, les murs étaient régulièrement couverts de tapisseries… Animées. Certaines représentaient des scènes urbaines, d’autres naturelles, puis d’autres encore étaient absolument abstraites. Tom avait surtout été marqué par une plaine de hautes herbes et de fleurs, parcourus par d’énormes papillons multicolores, mais aussi par une myriade de formes géométriques qui croissaient, rétrécissaient, se heurtaient ou se croisaient parfois, le tout créant un véritable chaos hypnotique.
Lorsqu’un mur n’était pas animé, il était toujours doté d’au moins un tableau. Tous affichaient des portraits dont les personnages étaient non seulement capables de bouger, mais aussi de parler. Et si la plupart se contentaient d’ignorer les élèves ou de parler entre eux, certains les saluaient poliment. Tom et Tessa leur rendaient la pareille sans trop ralentir, tandis que Yonas les ignoraient systématiquement.
Bien évidemment, le couloir central donnait sur de nombreuses pièces. La plupart portaient un numéro, qui laissait penser à une salle de classe, mais l’usage de quelques-unes s’avérait plus mystérieux.
Ils traversèrent la partie centrale du bâtiment, pour arriver vers l’aile est. Tessa la lui présenta comme l’aile attitrée des Doctus et Sensum. On y trouvait leurs salons privés, des pièces attenantes aux dortoirs, suffisamment spacieuses pour qu’une centaine d’élèves puissent y profiter de leur temps libre simultanément. En principe, aucun professeur n’y accédait jamais, ni même le Concierge Suprême – Tessa confirma l’existence d’un tel titre à la demande d’un Tom hilare – qui était le responsable du bon état de l’ensemble des infrastructures de l’Académie. Puisque aucun adulte n’y faisait jamais irruption, sauf cas de force majeure, l’ambiance y était particulièrement décontractée.
Le petit groupe traversa le long couloir menant à la tour. Les quartiers Sensum occupaient tout le rez-de-chaussée. Ils passèrent outre, tout comme le premier étage, territoire Doctus. Ils sautèrent aussi le troisième étage, exclusivement dédié aux cours de divination, pour passer au quatrième, le plus haut de toute l’école, où se situait l’observatoire utile aux cours d’astronomie.
La jeune fille n’avait pas cessé de parler un seul instant pendant le trajet, pour expliquer tout cela en agrémentant d’une flopée de détails anodins. À tel point que Tom se demanda s’il était judicieux de lui rappeler qu’il était nécessaire aux êtres humains de respirer pour survivre. Mais il finit par décider que cette tempête prisonnière d’un tout petit corps, cette furie, cette pile électrique montée sur pattes n’avait d’humain que l’apparence et s’abstint de tout commentaire.
De toute manière, il avait déjà suffisamment de mal à suivre le flot tumultueux d’informations anecdotiques diverses que débitait Tessa. Inutile de digresser davantage. Elle s’appliquait à vanter le romantisme de l’observatoire vide, de nuit (où elle avait un soir embrassé Steven, l’année dernière), lorsque la machine infernale stoppa net. Elle laissa un blanc avant de reprendre :
— Je vous laisse les garçons, je dois vraiment aller aux toilettes, je reviens tout de suite !
— Te presse pas, ça nous fera des vacances, soupira Yonas.
Il esquiva avec aisance le direct du droit qui visait son épaule, mais ne vit pas arriver le genou qui se planta droit dans son abdomen.
« Pas mal ce combo, souffla-t-il, plié en deux. Tu l’avais jamais encore sorti.
— Merci, sans toi je ne pourrais pas me surpasser comme ça, ricana-t-elle en s’éloignant.
Son absence laissa place à un calme plat. Yonas était assis sur l’encadrement d’une des très larges fenêtres, observant pensivement le panorama. Tom demeura debout, à côté de lui. Ils brisèrent ce moment de silence en même temps, avec les mêmes mots :
— Elle a l’air de beaucoup t’apprécier.
Ils se fixèrent, les yeux ronds.
— Attends t’es sérieux ? s’exclamèrent-ils encore synchronisés.
— Vous êtes super complices, tous les deux, ça se voit, balbutia le garçon noir.
— Normal, on se connaît depuis grave longtemps, répliqua l’autre du tac au tac. Tout ce que ça veut dire, c’est qu’on est de très bons potes, rien de plus.
Il se voûta un peu, les yeux vers le sol. Sa voix se fit un rien plus triste.
« C’est vrai qu’elle ne tient pas en place d’habitude, mais là c’est dix fois pire, je l’ai très rarement vu avec autant d’entrain… Tu lui as vraiment tapé dans l’œil.
Je pose à peine les pieds ici et je me retrouve déjà au milieu d’un triangle amoureux… Il manquait plus que ça.
Tom ne s’était jamais réellement intéressé aux filles, ce qui n’a rien d’étrange pour un garçon de treize ans seulement, surtout pour quelqu’un de consciencieux et raisonnable comme lui… Du moins c’était ce qu’il pensait. Sa mère lui avait d’ailleurs toujours dit : « les amours de collège ne sont que des jeux, ne prends surtout pas tout ça trop au sérieux. » Or, aux yeux de Tom, ce qui n’était pas sérieux n’était pas vraiment digne d’attention. L’idée d’être mêlé à ça maintenant ne le tentait pas trop. Il tenta de rassurer l’asperge morose en prenant un air indifférent.
— Mouais, je pense pas, non. Elle est juste contente de voir une nouvelle tête, c’est tout. Et puis elle m’intéresse pas vraiment, si ça peut te rassurer.
Prenant soudain conscience d’avoir déjà révélé son intérêt pour la belle et vive Tessa, Yonas se redressa pour feindre une allure carrément hautaine.
— Pff ! Moi non plus, qu’est-ce que tu crois ?
Et l’oscar du pire acteur de l’année revient à…
— Bien sûr. Je disais ça comme ça.
Cherchant à changer de sujet, le nouvel élève désigna la vaste pelouse, visible juste en contrebas.
« C’est quoi, ce terrain chelou ? Un jardin en construction ?
Les tours de bois qui l’entouraient lui évoquait le rêve étrange qu’il avait eu environ trois semaines plus tôt. Malgré tout ce temps, il était encore anormalement frais, dans sa mémoire. Il y avait tout de même quelques différences entre la réalité et le rêve, puisque ces tours-ci étaient reliées par de grandes passerelles et que leur sommet s’apparentaient à des gradins. Il y avait également, à chaque extrémité du terrain, trois grands poteaux métalliques qui se terminaient par un anneau vertical.
— N’importe quoi… C’est le terrain de Quidditch, enfin ! Tu n’en as jamais entendu parler ? C’est le sport le plus populaire du monde !
— De votre monde, rectifia Tom. Maintenant que tu le dis, c’est vrai que ce grand ovale, avec des espèces de buts à chaque bout, ça ressemble à un terrain de sport. Mais pourquoi est-ce que les cercles sont si haut ? Et les tribunes aussi, d’ailleurs ?
— Parce qu’on y joue sur des balais volants, évidemment ! Je veux bien que tu aies un petit cerveau de moldu, mais ne pas comprendre ça tout de suite…
Le cœur de Tom fit un bond dans sa poitrine. Il imaginait déjà les joueurs valser dans les airs, menant une lutte sans merci pour un ballon, là, sous ses yeux. Il sentait déjà l’adrénaline monter en lui, à l’idée de pouvoir les rejoindre. Le souvenir des sensations de vol de son rêve se faisait soudainement bien plus net, à présent. Les virages brusques, les tonneaux, les boucles…
Yonas posait un regard curieux sur le petit gars qui avait fermé les yeux et ne disait plus rien.
« Heu… Ça va ? Pas besoin de faire un coma, je rigolais hein. T’as pas un petit cerveau. Enfin, jusqu’à preuve du contraire.
Tom revint à lui, un grand sourire aux lèvres.
— Je sais absolument rien du Quidditch. Mais je sais que j’y ai déjà joué.
Bien qu’un soleil timide brillât dans son ciel bleu découpé par les montagnes alentour, un vent frais d’hiver donnait la chair de poule à notre trio, qui vagabondait dans le parc derrière l’école.
Celui-ci n’avait rien à voir avec les jardins aux allures grandioses qui abritaient les statues des Protecteurs et la fontaine de guérison. Ici, la végétation se limitait à un gazon épais et sauvage et à quelques arbres fruitiers isolés, si l’on oubliait les grands mélèzes qui encadraient le parc, comme une clôture procurant un semblant d’intimité au lieu. Malgré l’apparence plus négligée, l’herbe était tout de même fraîchement coupée, signe que Arbor le jardinier passait tout de même par là régulièrement.
Avec le temps, les pas des élèves (bien plus nombreux à traîner ici que dans les jardins) avaient tracé quelques petites pistes dans l’herbe, menant souvent d’un banc de pierre à un autre. Il y en avait une bonne vingtaine en tout, dont la majorité était occupée. Ils étaient placés en bordure du parc, à l’ombre de certains arbres, mais on en trouvait aussi quelques-uns autour de la grande mare qui occupait le centre du parc.
Tessa, Yonas et Tom étaient justement postés sur un de ceux-là, juste derrière un massif de roseaux qui occultait la rive. Le petit bout de fille n’avait toujours rien perdu de son énergie et parlait des canards et autres oies qui aimaient se baigner par ici, quand le grand garçon pâle capta l’attention de ses comparses d’un raclement de gorge exagéré.
— C’est bien beau tout ça, on a visité l’amphithéâtre, les réfectoires de chaque aile, on est passés devant les dortoirs et les salons de chaque Famille, on a vu la bibliothèque, l’observatoire, les serres de botanique, les trois terrains de Quidditch, la volière, maintenant le parc… Ça fait une heure que je traîne une valise à travers toute l’école et j’ai cours de métamorphose dans vingt minutes. Donc, à moins que t’aies aussi l’intention de faire la visite détaillée de la salle des profs et de tous les recoins des tunnels souterrains interdits, on devrait peut-être déposer ses affaires dans son dortoir et y aller, Tessa.
— Yoyo… ! gémit-elle en prolongeant la dernière syllabe. T’es vraiment pas drôle !
— Il a pas tort, intervint le nouveau, vous mettez pas en retard pour moi.
— Quelle heure il est ? s’exclama-t-elle dans un sursaut.
— Quatorze heures quarante, répondit le grincheux, l’œil sur son poignet.
— Merde ! J’ai histoire de la magie dans cinq minutes ! J’y serai jamais à temps ! À plus, Tom et heu… Bienvenue à Beauxbâtons !
Sur ces derniers mots, elle était déjà en train de détaler vers l’école, cheveux et robe au vent. Lorsque Yonas la quitta enfin des yeux, il soupira pour la douze millième fois (au moins) depuis la dernière heure.
— Bon, moi j’ai encore le temps de t’accompagner vers ton dortoir. D’ailleurs c’est lequel ?
— Aucune idée. J’ai pas encore de Famille.
À ces mots, la perche s’affala sur le banc et bascula la tête en arrière, las.
— On est pas sorti de l’auberge.
— Au pire, va en cours et de mon côté je vais chercher Oudini pour…
Sa phrase fut coupée par la matérialisation soudaine du professeur à deux pas du banc.
— Me revoilà, désolé de t’avoir fait attendre, Tom. Apparemment tu as déjà fait connaissance avec Mr Horacio, bonjour.
— Bonjour, répondit Yonas, que l’apparition avait laissé de marbre.
L’obèse sortit ses notes et sa plume.
— Alors, est-ce que tu as pu de te décider ? Quelle Famille serait plus adaptée, pour toi ? Comme je te l’ai dit tout à l’heure, tes résultats te classeraient en Doctus ou Rector, voire Manus. C’est donc ton choix entre ces trois là qui déterminera ton appartenance.
L’athlète se leva, bien décidé.
— Je veux aller chez Rector. S’il vous plaît.
— Oh… Je vois, dit-il quelque peu chagriné. Une raison particulière ?
— Il y en a quelques-unes, mais à la base c’est surtout pour vous décevoir.
Ils rirent ensemble.
— Je dois dire que je vais peut-être revoir mon jugement, au sujet du sens de l’humour des Rector… Tu seras le plus drôle parmi eux, c’est dire à quel point le niveau est bas !
De nouveaux rires, que Yonas partagea discrètement.
« Bien, maintenant que c’est fait, on peut aller déposer tes affaires. Après ça, on ira faire un tour de l’Académie, pour te familiariser avec les lieux.
— Déjà fait, pesta le garçon pâle.
— Désolé mais en vous attendant, Tessa et Yonas m’ont déjà tout fait visiter…
— Oh ! Parfait ! Tu sais donc déjà où aller, tant mieux. Il doit rester une place dans la chambre vingt-trois, il me semble, sinon fouille un peu pour en trouver une et installe-toi où bon te semble. Tu vas être intégré à la classe R3D, demande l’emploi du temps au secrétariat. Pour ma part, il ne me reste plus qu’à te souhaiter bon courage. Et n’oublie pas ; même lorsque tu ne me verras pas, je garderai un œil sur toi… Arrivederci !
Et il disparut.
Tom présumait que cette dernière phrase se voulait rassurante, mais elle avait eu l’effet inverse à cause de l’oppression qu’exerçait son regard, vert, fixe et étincelant.
C’est normal chez lui, mais je m’y ferai jamais…
— Pfff… Il nous aide même pas à porter tes affaires… Tu trouves ça normal ?
— Non, mais c’est pas la première fois qu’il me fait le coup, je m’y attendais un peu.
*****
Plus tard ce jour-là, Yonas et Tessa accueillirent Tom sur la pelouse du terrain de Quidditch, comme les deux garçons en avaient convenu avant de se quitter. L’adolescent noir portait fièrement son uniforme bleu ciel, parés de fines arabesques grises sombres brodées et, bien entendu, d’une tête de cerf dorée sur le cœur.
Ses comparses, balais volants en main, avaient délaissé leurs tenues classiques pour enfiler une autre robe, un peu moins ample. Des centaines de motifs évoquant des plumes d’oiseau recouvraient tout le tissu. Ces plumes étaient noires sur le dos et formaient de minuscules tâches noires et blanches côté face. Leurs numéros respectifs, jaunes fluo, étaient visibles en grand des deux côtés. Le garçon avait enfilé un casque, des épaulières et des gantelets de protection en cuir qui remontaient presque jusqu’au coude. Son amie s’était contentée d’attacher ses cheveux en queue de cheval et de revêtir de simples gants pour manier son épaisse batte de bois (un peu plus courte qu’une batte de baseball), qu’elle faisait tournoyer avec impatience.
— Voilà le petit nouveau ! s’exclama-t-elle à l’arrivée de Tom. Comment s’est passé ta première journée ? Ta classe est cool ? Qu’est-ce que t’as eu comme cours ? Pas mal, nos robes de Quidditch, non ? Elles imitent le plumage du faucon, parce que…
— Res-pire ! scanda Yonas les yeux au ciel.
Le novice leur expliqua alors avoir trouvé une place dans une des chambres de son dortoir, avant d’aller trouver trois uniformes à sa taille et son emploi du temps en parcourant quelques bureaux de l’Académie. Il s’était rendu à son premier cours d’enchantements, s’était présenté à sa nouvelle classe (sans bégayer) puis au moment de commencer, avait pris conscience d’un oubli majeur ; il ne possédait pas de baguette magique. Il avait dû passer en vitesse à la bibliothèque, où se trouvait le bureau du Professeur d’Enchantements Avancés, Maître Doctus et constructeur de baguettes magiques exclusif de l’Académie, Caeruleum Alchemille.
Ce nom étrange, tout autant que le vieil homme lui-même, avait marqué Tom. Le vieillard avait l’œil gris et vif, le crâne chauve et une épaisse barbe blanche immaculée. Il marmonnait sans cesse le fruit de sa réflexion, comme s’il dialoguait seul.
Tout en parlant dans sa barbe de la sorte, il avait pris des mesures extrêmement précises de l’élève à l’aide d’un petit ruban mètre : l’envergure et le tour de ses bras, la taille de ses mains, de chaque doigt, des jambes, son tour de crâne, de poitrine, de hanches… Avant de se tourner vers les nombreux rayons de la bibliothèque, qui dans cette section interdite aux élèves étaient remplis de milliers de boîtes allongées au lieu de livres. Il avait pioché prestement une bonne dizaine de ces étuis, en avait sorti les baguettes et les avait faites essayer une à une à Tom.
Il les avait prises en main, les avait agitées, mais sans avoir d’autre impression que de secouer de banals bâtons. Pourtant, au quatrième essai, il avait ressenti une douce chaleur gagner sa main alors qu’elle se refermait sur la longue pièce de bois. Après un coup de baguette, il sentit un légère brise souffler partout autour d’eux.
Tom tenta d’imiter la voix usée teintée de folie du mystique artisan :
— Très intéressant. 27,3 centimètres, rigide, ventricule de cœur de dragon et bois de chêne pédonculé. Le premier apporte fougue et puissance, le second est durable, fiable en toutes circonstances. Une forte baguette choisit une forte personne. Félicitations.
Il retrouva sa propre voix :
« Il a dit plein d’autres trucs, on aurait dit qu’il savait des choses sur moi juste grâce à ma baguette, c’était un peu flippant…
Il raconta ensuite comment il était retourné en classe et avait raté le sortilège de ramollissement un million de fois, avant un unique succès deux minutes avant la fin. Par la suite, il avait assisté à un cours de vol avec des Sensum de première année.
Il leur décrivit comment il avait réussi toutes les manœuvres demandées par le professeur de vol du premier coup, alors que les autres tenaient à peine en équilibre et voletaient timidement. Accélération brusque, freinage d’urgence, virage serré, demi-tour, tour complet, zigzags, boucles… Rien ne lui avait résisté, si bien que son professeur était tombé à court d’exercices à lui présenter et avait décrété qu’il n’avait pas besoin de cours de vol. Il garda pour lui le fait qu’il avait le sentiment d’avoir déjà travaillé toutes ces manœuvres en rêve sans en avoir conscience, ce qui lui semblait insensé de toute manière.
Si Tessa était impressionnée par son histoire, Yonas avait l’air plus méfiant.
— C’est génial ! T’es un vrai crack sur un balai, on dirait ! Tu devrais rejoindre notre équipe ! C’est le boss qui va être content quand on va lui présenter une recrue pareille Yoyo ! Pas vrai ? Pas vrai ? s’écriait-elle en empoignant son bras et en sautillant.
— Oui, dit-il prudemment, c’est fou pour un moldu qui n’a jamais volé auparavant… Mais j’aimerais bien voir tout ça de mes propres yeux. Tu nous montres ?
Il tendit son propre balai à Tom, qui s’en saisit immédiatement.
— Avec plaisir.
Il l’enfourcha, puis frappa le sol avec le pied pour que l’enchantement de l’objet s’active. Il sentit tout de suite le balai le soulever et la gravité abandonner son emprise sur lui. Une sensation délicieuse. Il se pencha doucement sur sa monture pour qu’elle accélère. Il fut si surpris de la réaction brutale de l’engin qu’il serra les mains sur le manche pour ne pas que le balai lui échappe et ne glisse sous lui. Il aurait eu l’air fin.
— Il est super rapide, celui-là ! s’exclama-t-il à l’intention des deux joueurs déjà loin derrière lui.
— Normal, c’est un Comète 300X ! déclara fièrement son propriétaire. Un balai de course d’élite, rien à voir avec les vieux machins pour débutants qu’on refile en cours de vol aux premières années !
Effectivement, le pilote se sentait encore plus léger que sur l’autre balai. La plus subtile inclinaison de son torse provoquait un léger changement de vitesse, la plus petite pression sur le manche pouvait changer sa trajectoire.
Tom prit une bonne minute avant de s’habituer à cette sensibilité, mais une fois accoutumé, il passa à la vitesse supérieure et exécuta une boucle serrée. Malgré le vent qui sifflait dans ses oreilles, il entendit les applaudissements et acclamations de Tessa, quelques mètres en contrebas.
Il se redressa suffisamment pour ne plus accélérer, sans pour autant freiner non plus. Alors que le balai flottait, emporté par l’élan, il braqua son manche pour le faire pivoter à contresens, puis se coucha pour reprendre de la vitesse. Un demi-tour sur place, sans bavure, pour revenir vers ses nouveaux amis. La petite adolescente tendit le bras aussi haut que possible.
— Tape-là ! hurla-t-elle à plein poumons.
Tom inspira un bon coup et se concentra pour se placer exactement où il fallait. Au dernier moment, il réalisa qu’il était trop haut, et improvisa un tonneau pour taper dans la main de Tessa la tête en bas. Il l’effleura de peu et fit maladroitement dévier sa trajectoire en essayant de se remettre à l’endroit, mais elle l’applaudit encore malgré tout.
Il remonta un peu et fit halte dans les airs pour montrer ses biceps à son public, ce qui ne manqua pas de faire rire la joyeuse sorcière. En revanche l’autre croisait les bras, l’air à la fois surpris et mécontent.
Soudain, il entendit un sifflement à sa droite. Il se retourna et aperçut ce qui ressemblait à un véritable boulet de canon qui fonçait droit vers lui. De peur, il se laissa basculer de côté pour esquiver le projectile, mais celui-ci percuta son épaule malgré tout. La douleur et la surprise faillirent lui faire lâcher prise, mais il s’accrocha par sa main et son pied gauche. De nouveau la tête en bas, il vit soudain l’étrange projectile faire… Demi-tour ? Droit vers lui… ?
Ce truc veut ma peau ou quoi ? Il regagne de la vitesse en plus !
Ignorant son épaule meurtrie, il lutta pour se remettre en selle et fuir, mais le boulet et son sifflement menaçant approchaient bien trop vite. Résolu à encaisser le choc, il ferma les yeux, protégea sa tête de sa main libre pendant que l’autre agrippait fermement le balai.
Mais au lieu de sentir quoi que ce soit, il entendit un bruit sourd, net et violent, comme un grand coup.
En ouvrant les yeux, il vit Tessa postée à ses côtés, sur son propre balai, qui faisait tournoyer sa batte, l’air grave. Le projectile filait droit vers le sol à une allure encore plus folle qu’avant.
Là-bas, d’autres joueurs en robes blanches munis de leurs balais avaient fait leur apparition. Un grand gaillard parmi eux avança sans crainte et tendit les bras pour amortir le boulet de canon magique. Bien que le choc le fit reculer d’un pas, il réussit à capter le missile avec ses bras et son torse, au grand étonnement de Tom.
— D’aussi loin, dit-elle, je ne vois pas bien qui c’est, mais à mon avis dans cette école seul Léo Borguéon peut arrêter mes cognards à mains nues.
End Notes:
Bonjour,
Il n'y a pas eu de nouveau chapitre depuis quelques temps. Pour cause, je suis en train de retravailler ce début d'histoire qui me semble assez long et dont certains éléments ne sont pas très bien amenés, ou trop développés... Bref des tas de changements sont prévus dans la structure. L'ensemble sera plus court, les chapitres moins nombreux, mais globalement l'histoire ne changera pas, si ce n'est pour quelques détails. Par conséquent, même si je vous encourage à tout relire après cette réecriture, vous n'aurez pas forcément à le faire pour suivre la suite. Je vous préviendrai une fois la tâche accomplie.
Bien à vous,
Alveodys.
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