C’est périssant d’ennui que j’ai décidé de commencer à coucher sur le papier mes sombres pensées. J’erre désespérément seule dans le palais ; aujourd’hui est l’anniversaire de mariage de mes parents, et toute la ville est en fête. Cela me rappelle d’autant plus douloureusement que moi-même, j’ai atteint mes vingt-deux printemps et n’ai toujours pas eu l’occasion de convoler en justes noces…*
Mes parents sont très riches ; ici, ils sont presque considérés comme le roi et la reine de la cité. Nous habitons tous les trois dans une immense villa, située au cœur d’une ville grecque très prospère. Mes deux sœurs aînées sont parties depuis des années déjà – elles ont la chance de prier tous les jours la déesse Junon, protectrice des femmes mariées. Elles ont en effet épousé de célèbres commandant de navires, et habitent dans des villes à plusieurs jours d’ici. Je suis désormais seule à me morfondre.
Vingt-deux ans et toujours pas de mari ! Chaque jour le désespoir prend un peu plus de place dans mon cœur et me presse douloureusement la poitrine. Ce n’est pas que je suis laide ; au contraire. Ma grâce est sans cesse comparée à celle de Vénus, déesse de la beauté ; certains prétendraient même que je la surpasse. Mais il semble que je ne puisse recueillir les fruits de mes charmes ; les hommes qui me voient m’admirent, me louent, mais me regardent plus comme une statue magnifiquement parée plutôt que comme une femme. Et c’est pour cette raison que j’en viens à détester cette beauté accablante.
Cher journal,
Il s’est passé quelque chose de terrible. Mon père, s’inquiétant de mon état d’esprit, a rendu visite à l’oracle antique du temple de Delphes et lui a demandé quand je me marierais. La réponse d’Apollon a été terrible :
Qu'en ses plus beaux atours la vierge abandonnée
Attende sur un roc un funèbre hyménée.
Son époux d'un mortel n'a pas reçu le jour :
Il a la cruauté, les ailes du vautour;
Il déchire les coeurs, et tout ce qui respire
Subit, en gémissant, son tyrannique empire.
Les dieux, dans leur Olympe, ont tous porté ses fers,
Et le Styx contre lui défend mal les enfers.
Depuis, le royaume dans son entièreté semble plongé dans un deuil. D’ici à demain, je serais emportée sur le rocher qui verra ma mort… Oh, que la vie est cruelle ! Si seulement les dieux ne m’avaient pas dotée de la beauté de Vénus !
C’était une journée qui avait tranquillement commencé. Comme d’habitude, j’avais commencé par aller trouver quelques couples malheureux et leur rendre la joie, carquois sur le dos, remplis de flèches dont j’avais trempé la pointe dans l’un de mes meilleurs philtres d’amour. Puis j’avais laissé filer quelques traits empoisonnés dans les cœurs de deux ou trois hommes, qui ne battraient désormais que pour une seule et même femme. Il me semble que la dernière fois que j’avais créé une situation de ce genre, ça s’était terminé par une guerre – la fille s’appelait Hélène, il me semble, ou quelque chose comme ça.
Je me présente : Cupidon, Dieu de l’Amour en personne. Mais je vous en prie, appelez-moi comme vous voudrez, n’importe quoi sauf ce nom ridicule que ma mère Vénus m’a donné. Cupidon, pour un homme, c’est le comble du ridicule !
« Dieu », et encore… C’est un bien grand mot. Il y a peu de sorciers aussi puissants que le groupe dont je fais partie, en Europe. Quelques moldus nous ont vus faire de la magie, et maintenant ils nous prennent pour des dieux… Nous sommes obligés de nous cacher pour pouvoir vivre en paix, à présent. Cette situation est absolument ridicule ; mais je n’y peux rien.
Le chef du groupe, j’ai nommé Jupiter, a trouvé ça « marrant » de faire croire aux moldus que nous étions vraiment des dieux. M’est avis qu’il a un humour particulièrement nule, mais que voulez-vous. Il est le plus puissant de nous tous, grâce à ses dons de métamorphomage ; je ne vais pas me mettre à le critiquer.
Bref ! Il m’a assigné la tâche de faire tomber les moldus amoureux les uns des autres. Et finalement, ce n’est pas si terrible, comme job. Surtout quand ça peut provoquer des guerres. Vous trouverez peut-être que c’est absolument immoral, mais moi, je trouve ça follement amusant, les scènes de ménage à trois.
Cette journée avait donc commencé le plus normalement du monde. Vers midi, je suis rentré chez moi pour déjeuner. Mon chez-moi, c’est un véritable palais : j’ai des salles de bain gigantesques, des tables de banquets sans fin, des tas d’elfes de maison à mon service.
Le problème, c’est que c’est un peu grand, et puis pas très bien placé ; il n’y a même pas de vue sur la mer… Ok, ok, j’arrête de me plaindre et je reprends mon récit. J’étais donc rentré pour déjeuner. Je mangeais une délicieuse salade à la grecque quand un splendide cygne vaporeux arriva en volant vers ma table.
C’était ENCORE un message de ma mère.
Ma mère, c’est Vénus. Elle ne m’a jamais envoyé que deux types de messages : soit c’était du genre :
- Mon chéri, sois gentil, viens t’occuper un peu de ta petite sœur Harmonie. Tu es le seul qui sache s’occuper d’elle correctement. Aujourd’hui, elle a encore fait des misères à Deimos…
(Sans blague ? Cette petite est un monstre. Quand je dois la garder, je lui administre une potion Anti-Insomnie et je suis tranquille pour la journée. Je n’ai pas osé en parler à ma mère. Elle n’aimerait pas beaucoup apprendre que j’empoisonne sa fille à chaque fois que je la vois.)
Et l’autre type de messages, c’était plus du genre :
- C’est inadmissible ! (à dire d’un ton furieux). *** (insérez le nom de la jeune fille ici), une moldue qui vit à *** (insérez le nom de la ville ici), se prétend plus belle que moi. Moi, la déesse de la beauté, surpassée par une misérable moldue !
Oui, ma mère s’est un peu trop prise au jeu de Jupiter. Et elle semble oublier à chaque fois que, tandis qu’elle-même a une quarantaine d’année et est très bien pour son âge, les filles qu’elle jalouse ont une quinzaine d’années. Elle n’a rien à leur envier. C’est l’âge, sans doute…
- Tu es d’accord avec moi qu’il faut bien punir cette petite impertinente ! Promettons-lui un destin exécrable !
Et ensuite seulement, la conversation varie. A chaque fois, ses plans pour foutre en l’air la vie de la jolie femme sont plus surprenants les uns que les autres. De ce point de vue-là, ma mère a une imagination particulièrement débordante. Je lui obéissais, bien sûr : c’était ma mère, après tout. Et puis c’était plutôt amusant.
Je venais donc de terminer ma salade à la grecque. M’essuyant la bouche avec un mouchoir brodé, j’agitai ma baguette pour ordonner au cygne de délivrer son message. Celui-ci n’attendit guère plus longtemps :
- C’est inadmissible ! commença-t-il, l’air très en colère.
Et voilà, c’était reparti. Je me demandai qui était la malheureuse qui allait subir les foudres de ma mère, cette fois-ci.
J’attendis le moment intéressant du discours.
- … Promettons lui un avenir exécrable ! Fais-la tomber amoureuse d’un monstre marin comme les moldus les déteste particulièrement, une hydre par exemple. Il faudra qu’elle meure dans d’horribles souffrances !
La douceur et la tendresse de ma mère étaient légendaires.
- J’ai déjà prévenu Apollon, les parents sont au courant, donc tiens-toi prêt. D’ici demain ou après-demain, rends-toi au rocher de la Ville ; Psyché (c’était le nom de la jeune fille) y sera.
Je vous explique : Apollon, c’est le « dieu » de plein de choses. Entre autres, il passe pratiquement toute la journée enfermé dans un vieux temple sale et qui sent la moisissure à Delphes. Il a sous son contrôle un « oracle », comme disent les moldus, un sorcier médiocre qui répète comme un perroquet ce qu’Apollon lui demande de raconter. Le plus incroyable, c’est que les moldus sont assez crédule pour croire tout ce qu’on va leur dire. Si on leur ordonnait de se jeter d’une falaise, ils le feraient.
Parfois, il m’arrive de me demander si la bêtise est naturelle chez les moldus.
Je m’étirai tranquillement sur ma chaise, demandai aux elfes de préparer du veau pour ce soir, puis récupérai mon carquois et repartis faire ma tournée des cœurs brisés.
Cher Journal,
Aujourd’hui est le jour de ma mort. Toute la ville, de noir vêtue, m’a accompagnée au rocher que le sort m’avait assigné. Mes parents pleuraient toutes les larmes de leurs vieux corps fatigués, la foule gémissait, et je sentais l’horreur monter lentement en moi. Je ne voulais pas mourir ! J’étais encore jeune ; mais je n’avais pas le choix. L’oracle avait parlé ; il n’y avait plus rien à dire. Aussi, sur le chemin, tentai-je de consoler mes parents avec toute l’éloquence que ma bonne éducation m’avait fournie :
- Pourquoi noyer dans des pleurs sans fin votre vieillesse infortunée ? Cessez d'arracher vos cheveux blancs. Voilà donc tout le fruit que vous aurez recueilli de ma beauté ! Oui, je le vois, je le sens, c'est ce nom de beauté qui m'a perdue. Allons, achevez de me conduire à ce rocher où mon sort veut que je sois exposée. Il me tarde de conclure ce fortuné mariage, de voir ce noble époux à qui je suis destinée.
Malheureusement, rien n’altérait leur peine, et nous arrivâmes au rocher dans la soirée. Ils m’abandonnèrent à mon sort, et repartirent en pleurant vers la ville. Emplie du sentiment de l’amour de la patrie, je refusai de me laisser aller aux larmes. Je décidai plutôt de vider mon cœur sur ce journal.
Ainsi me voilà, moi, la plus belle mortelle de toute la terre, seule sur un rocher surplombant une mer déchaînée. Que ne suis-je point née sans ces attributs maudits ! Je préfère encore précipiter ma mort plus rapidement.
Je me trouvais en bas de la falaise en question quand la mijaurée de la semaine se mit à crier dans le vide :
- Ô vil serpent, monstrueuse créature ! Viens me dévorer puisque tel est ton désir ! Je me sacrifie au nom de mon peuple, je leur évite ta funeste présence en me livrant à toi. Viens donc me tuer !
Je ne pus m’empêcher de me frapper le front du plat de la main, atterré. Cette fille confirmait ma théorie à propos de la bêtise chez les moldus. Soit elle était complètement débile, soit elle était droguée, soi elle était folle à lier.
Ses longs cheveux blonds et soyeux étaient balayés par un vent marin, dégageant son visage blanc et fin. Oui, elle était très belle, sans aucun doute. Mais j’avais grandi entouré de personnes toutes aussi belles les unes que les autres, et entre autres de ma mère et de son amant Mars. Un type détestable, celui-là. Je sais, c’est mon père, je lui devrais un minimum de respect… Mais c’était le genre de gars qui passait son temps à faire l’amour et faire la guerre. Je n’exagère pas.
Avant que la fille – Psyché, c’est ça ? – ne se remette à débiter des âneries, je décidai de faire appel à un ami à moi, à l’aide d’un sort connu de nous seuls, nous les « dieux ».
Aussitôt dit, aussitôt fait. Un jeune homme aux cheveux emmêlés et complètement nu apparut devant moi, couché sur le dos, ronflant bruyamment. Je soupirai et fit apparaître un grand jet d’eau glacé de ma baguette, qui vint s’écraser contre sa figure.
Il se réveilla brusquement, très surpris.
- Mais… que… ! Cupidon ! Mais qu’est ce qu’il te prend !
Je fronçai les sourcils :
- Zéphyr, je te l’ai déjà répété cent fois : appelle-moi comme tu veux, mais pas Cupidon.
- Si ça t’amuse, Fulgence. Pourquoi tu m’as amené ici ? J’étais dans mon lit…
- …et accompagné, si j’en juge par ta tenue…
- Ca, ça me regarde, répondit-il sans avoir l’air gêné le moins du monde de sa nudité. Bon, tu m’appelais pour quoi au juste ?
- Tu devrais le savoir. Tu es bien le dieu des Vents, non ?
Il regarda autour de lui et aperçut, à une centaine de mètres de nous, la belle Psyché qui avait recommencé à parler aux vagues.
Décidément, cette fille était vraiment stupide.
- Pas mal ! Belle trouvaille, Fulgence ! s’exclama-t-il.
- Justement, ça posait problème à ma mère.
- Et tu dois lui faire quoi ? La fracasser contre les rochers ?
- Non, je dois la faire tomber amoureuse d’une hydre. Sauf qu’il n’y en a aucun dans le coin.
- Ah, et tu veux que je la transporte avec le vent jusqu’à une hydre ?
- Ne t’embête pas. Il y a un lac pas très loin de chez moi, et j’élève une hydre depuis quelques mois. Ca se passe plutôt bien, en fait, et je… Zéphyr !
Celui-ci avait fait mine de se coucher pour se rendormir.
- Tu veux que je la transporte jusqu’au lac ? Aucun problème, je m’occupe de ça. Ah, par contre, je n’ai pas ma baguette.
Il transplana et réapparaît une seconde plus tard, la baguette à la main, aussi dévêtu qu’avant.
- T’aurais pu en profiter pour t’habiller, le réprimandai-je.
- Pourquoi faire ? répondit-il nonchalamment. On est fabriqués de la même façon. Dommage que les filles ne veuillent pas comprendre ça… ajouta-t-il avec un sourire rêveur.
- T’es vraiment qu’un gros pervers.
- Et toi, t’es vraiment qu’un gros coincé, répliqua-t-il du tac au tac. Du dieu de l’amour, on aurait pu s’attendre à ce que tu aimes un peu plus la compagnie des femmes ! C’est pas comme si t’étais moche, en plus, tu les ferais toutes tomber comme des mouches…
- Ce sont toutes des abruties, et justement, si elles m’aimaient, ce ne serait que pour mon physique. Ca ne me dit rien du tout.
- Tu ne serais pas homosexuel, par hasard ?
- Pas du tout ! m’insurgeai-je en rougissant.
- C’est pas un mal, dit-il en haussant les épaules. Jupiter regarde bien les femmes comme les hommes. Et lui, il est marié. Bon, assez bavardé. Regarde l’artiste !
Il esquissa quelques gestes avec sa baguette, fit un ou deux moulinets ridicules du bras, puis lança un sort formidablement puissant. Un vent violent fonça droit sur la colline, entoura Psyché qui hurlait aux vagues de « venir la cueillir pour rencontrer son destin », et la transporta délicatement au loin.
- Et voilà le travail ! Bon, c’est pas tout, j’ai une nuit à rattraper.
Et, sans autre forme de procès, Zéphyr transplana à nouveau. Je n’eus même pas le temps de lui signaler que la nuit, justement, venait de tomber. Désabusé, je décidai de passer la soirée en Gaule pour terminer ma tournée de cœurs brisés.