La goutte d’eau se fraie un passage dans les tuyaux, accompagnée par toutes ses camarades qui suivent le rythme effréné que leur impose la pression. La petite goutte d’eau aime ce circuit carabiné qui la projette d’un bord à l’autre du conduit et la bouscule dans tous les sens, lui fait tourner la tête. C’est à jamais le seul tour en montagne russe auquel elle aura le droit, alors elle en profite. Et ce qui l’excite le plus, c’est de savoir par quelle apothéose tout ceci va se terminer. Parce que la goutte d’eau est une goutte d’eau magiquement recyclée, alors elle a déjà fait des centaines de fois le tour de Poudlard, mais elle en éprouve le même plaisir à chaque fois. Son petit jeu, c’est de deviner où elle va atterrir avant que la pression ne la propulse dans les airs d’une des nombreuses salles de bain du château.
Ce coup-ci, elle espère être conduite chez les filles de 5ème année de Serdaigle, parce que ses copines lui ont dit que ça valait le détour. Il parait qu’on assiste souvent à de vrais crêpages de chignons le temps que dure le trajet à l’extérieur. Et la petite goutte d’eau est connue pour être curieuse. Elle aime beaucoup assister aux scènes quotidiennes des habitants du château. On y découvre parfois de vrais trésors. Elle est le témoin voyageur d’instants volés dans l’intimité des élèves. Beaucoup de ses congénères se sont lassées de ce spectacle, mais elle, c’est avec un plaisir toujours renouvelé qu’elle glisse le long de la plomberie.
Dans le conduit qu’elle traverse à grande vitesse, elle se retrouve tout à coup plus serrée encore entre les autres gouttes d’eau. La petite goutte d’eau sent l’adrénaline monter en elle alors qu’elle réalise que la sortie n’est plus très loin. A quoi va-t-elle assister, ce jour-là ? La pression monte encore d’un cran et tout vibre autour d’elle, si bien qu’elle a envie de crier pour montrer sa joie à la perspective de ce qui l’attend. Et voilà, ça y est. La lumière s’invite enfin dans le conduit, danse avec l’obscurité qui enveloppe la petite goutte d’eau. La tension atteint son point culminant et l’instant d’après, comme une libération, la voilà propulsée à l’extérieur.
La petite goutte d’eau savoure la chute libre à la lumière du jour. Autour d’elle, tout l’émerveille. Elle n’avait encore jamais visité cette salle de bain. Elle se rend vite compte qu’elle ne ressemble pas à toutes celles qu’elle a vues jusqu’à présent. Cette salle d’eau a été conçue pour seulement une personne. La petite goutte d’eau regarde en contre bas afin de se renseigner sur l’occupant des lieux. Par Poséidon, c’est un professeur ! S’exclame-t-elle intérieurement en observant l’homme aux cheveux noirs sur lequel la gravité la fait tomber à toute vitesse. Voilà notre petite goutte d’eau toute intimidée. Elle n’a jamais parcouru le corps d’un professeur jusqu’à maintenant.
La voilà qui atterrit dans les cheveux du professeur. Ce soir, c’est soirée mousse avec les copines. Elles s’amusent comme des folles, montent sur des mèches de cheveux pour mieux sauter dans la mousse ensuite. La petite goutte d’eau en oublie presque qu’elle est sur la tête d’un professeur. Mais celui-ci passe soudain les mains dans ses cheveux pour en rincer la mousse. Les gouttes d’eau sont déçues, surtout celles qui se retrouvent propulsées dans les airs une nouvelle fois et se voient forcées de glisser à nouveau dans les conduits si tôt.
Notre petite goutte d’eau, elle, se retrouve dans une situation bien différente. Sans le vouloir, elle a été recueillie dans la main du professeur et celui-ci ne semble pas décidé à l’en laisser partir. La goutte d’eau lève les yeux sur son visage pour savoir ce qu’il peut bien attendre, mais elle se fige soudain. C’est comme si le temps venait de s’arrêter. Les yeux du professeur la fixent sans ciller, elle qui repose dans sa main ouverte. Oh, bien sûr, il ne la regarde pas vraiment. Il ne la voit même pas. Mais dans ses yeux, il y a une telle tristesse qu’elle se sent submergée. C’est à ce moment qu’elle remarque que, le long de ses joues, coulent des gouttes d’eau d’une autre sorte. Elles scintillent mélancoliquement, et la petite goutte d’eau comprend alors que ce sont des Larmes. Ces gouttes d’eau salées qui sont si respectées qu’on ne fait que chuchoter leur nom.
Pourquoi le professeur pleure-t-il ? Se demande la petite goutte d’eau. Elle voit bien, dans ses prunelles, qu’il libère une douleur qui la dépasse. A qui pense-t-il ? La petite goutte d’eau est déstabilisée par le spectacle qui s’offre à elle. Parce que, même dans une expression qu’elle ne lui a jamais connue, la petite goutte d’eau reconnait le visage qui est penché sur elle. Elle l’a déjà vu dans une des salles de bain de Serpentard, il y a très longtemps, alors qu’il n’était encore qu’un garçon. Elle s’en souvient parce qu’elle n’avait pas aimé la scène dont elle avait été témoin. Les autres garçons étaient en train de se moquer de lui, mais la petite goutte d’eau ne se rappelle plus pourquoi. A l’époque, il avait sur le visage un air déterminé, comme s’il se jurait quelque chose. Cela avait un peu effrayé la petite goutte d’eau, d’ailleurs.
Mais aujourd'hui, son visage n’exprime que douleur et regret. La petite goutte d’eau se sent très triste. Il n’a pas l’air d’avoir eu une vie facile. Tout à coup, une Larme vient s’écraser près d’elle. Si près d’elle que la petite goutte d’eau entend distinctement le chant qui ne résonne qu’à l’intérieur des Larmes. Celui-ci, c’est un chant d’amour. Et la petite goutte d’eau aimerait pouvoir pleurer en cet instant, mais elle ne le peut pas.
Le professeur ferme brutalement les yeux et lorsqu’il les rouvre, il n’y a plus aucune trace dans ses prunelles de ce que vient de voir la petite goutte d’eau. D’ailleurs, elle ne voit plus grand-chose, car le professeur a ramené sa main derrière la tête et l’a, par le même mouvement, déposée sur sa nuque. Lentement, la petite goutte d’eau descend le long du corps du professeur. Elle trace un triste sillon sombre sur la peau pâle de cet homme qui l’a profondément touchée. Elle se dit qu’être une goutte d’eau est bien simple comparé à ce que peuvent traverser les humains. Elle n’arrive pas à imaginer ce que le professeur a bien pu vivre pour ne s’autoriser à pleurer que sous la douche.
La petite goutte d’eau glisse, glisse et glisse encore le long du corps maigre du professeur. Bientôt, elle atteint une de ses chevilles, et la voilà qui se retrouve sur le sol carrelé de la cabine de douche. Elle se sent entraînée dans le tourbillon qui la ramènera dans les tuyaux, mais pour la première fois, cette sensation ne la fait plus rire. Elle lève une dernière fois les yeux et aperçoit à travers la vapeur d’eau, les contours d’une marque noire sur l’avant bras du professeur. Le tourbillon l’emporte avant qu’elle n’ait pu en déchiffrer le symbole et alors qu’elle plonge à nouveau dans les canalisations, la petite goutte d’eau se demande si elle aura un jour envie de revenir dans cette salle de bain.
Note d'auteur :
Hum... J'avoue que ce texte a pris un tour auquel je ne m'attendais pas du tout. Je suis vraiment désolée Bagin, je pensais faire quelque chose de plus joyeux.
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