« J’y vais, » lança Harry depuis le vestibule.
Silence. Passablement agacé et tout à la fois inquiet, il retourna dans le salon. Draco n’avait pas bougé. Mains croisées devant lui et coudes reposant sur la table, il en regardait fixement la surface, comme absorbé dans la contemplation du bois traversé de rainures. Il ne tourna pas la tête lorsque Harry entra dans la pièce, cape sur le bras.
« J’y-vais, répéta ce dernier en détachant bien les syllabes.
— Je ne suis pas sourd, » répliqua Draco, glacial.
Harry ne répondit pas. Depuis longtemps, il avait intégré une maxime : ne pas contredire Draco. C’était la condition indispensable à la survie de leur drôle d’association. Mais il y en avait également une autre, tout aussi tacite : que Draco le laisse prendre soin de sa femme et de ses enfants. Deux principes à ne pas oublier s’ils voulaient garder leur liaison. Pas intacte, ça non. Elle ne l’avait jamais été, depuis toujours, leur relation n’était que fêlures. Parfois, on l’entendait craquer, comme une coquille d’œuf qui menace de se briser, et souvent, ils en perdaient des bouts, on entendait des petites miettes de leur amour s’éparpiller autour de leurs pieds. Ils essayaient bien de les recoller, ces morceaux, mais c’était comme si, à défaut de glue extra-forte, ils utilisaient un peu de salive perdue lors d’un baiser fougueux, incontrôlable, pour les assembler.
Ça ne tenait jamais bien longtemps, ce rafistolage.
« Content de voir que tu n’es pas muet non plus, » asséna Harry tout aussi froidement.
Il se demanda à quoi ils jouaient. Une question qu’il se posait souvent, trop souvent. Il songeait à Draco, s’il se faisait la même réflexion ; que tout ça n’était qu’une grosse mascarade, qu’ils y laissaient bien trop de plumes pour ce que ça valait. A peine deux trois nuits par semaine, et pour deux millions de baiser, un mot doux, un mot vrai.
Mais les mots, ceux qu’il attendait, il ne les obtenait jamais.
Le silence s’épaississait dans la cuisine.
« Je ne rentrerai pas tard, » tenta Harry.
A la vérité, il l’avait déjà dit, mais il ne voulait pas le quitter sur un reproche. Ou il ne saurait plus comment revenir.
« Reste là-bas. »
Ça aussi, Draco l’avait déjà dit auparavant. Et ça faisait toujours aussi mal, la douleur demeurait lancinante, là, latente, prête à se réveiller à chacun de ses coups acérés.
« Non. Je reviendrai, je te l’ai dit.
— Reste avec eux. Je n’ai pas envie d’avoir à te partager.
— Et si j’ai envie de passer Noël avec toi ? » demanda Harry.
Il eut honte de sa question avant de l’avoir terminée.
Draco leva les yeux vers lui. L’air de dire que s’il l’avait vraiment voulu, il serait resté, ce soir.
« Tu ne peux pas m’en vouloir de prendre soin de ma famille, reprit Harry, maladroitement. J’ai des enfants. Ils comptent sur moi, et je les aime. Et je ne veux pas faire de mal à Ginny. »
Il vit son visage se contracter à ces derniers mots. Il sentit l’agacement s’emparer de lui, sans qu’il sût trop pourquoi. Etait-ce le comportement puéril de Draco – après tout, lui aussi avait une femme, une famille – ou la critique de Ginny qu’il imaginait sous son masque froissé ?
Quoiqu’il en soit, les mots franchirent ses lèvres sans qu’il pût les en empêcher. Brûlants, glaçant le cœur.
« C’est de ma faute, peut-être, s’emporta-t-il, si ton fils préfère passer Noël à Poudlard et si, toi, tu as prétexté du boulot à ta femme parce que t’as pas les couilles de te retrouver seul face à elle ?
— Dégage. »
Harry ouvrit la bouche comme une carpe hors de l’eau, muet.
« J’ai dit : dégage. »
Première maxime : ne pas contredire Draco.
Il partit.
Lorsque Harry revint, à une heure dont il ne se souvenait déjà plus, toutes ses pensées tournées vers une seule et même évidence, il trouva la maison plongée dans le silence. Il referma la porte derrière lui dans un grincement sinistre, qui résonna dans ses oreilles alors qu’il entamait quelques pas dans le couloir. Il grimaça devant l’atmosphère lugubre. Une mauvaise pensée l’envahit, qu’il tenta de chasser, mais en vain. D’un coup de baguette, il alluma les nombreuses bougies qui flottaient au plafond, ôta son manteau, traversa le salon vide avec soulagement – il n’aurait pas supporté de le trouver prostré, seul, devant la table – et sentit tout à la fois l’appréhension monter d’un cran dans son cœur.
Il traversa le reste de l’appartement. C’était un endroit peu meublé, pas décoré, si l’on exceptait les quelques bibelots qui y traînaient ; le papier peint avait une couleur blanc cassé, dans chaque pièce le même. Personne n’habitait dans cet appartement. Seuls eux deux y venaient, le temps d’un soir, d’une nuit, d’une après-midi. Harry l’avait obtenu de Dean, qui travaillait au même étage que lui au Ministère, et qui vendait son appartement Moldu pour s’installer dans une jolie maison avec sa femme - dans un endroit suffisamment reculé pour qu’ils y pratiquent la magie. Harry avait sauté sur l’occasion ; c’était au début de sa relation avec Draco. Ça faisait un peu plus d’un mois, et ils avaient besoin d’un lieu, quelque part où on ne les surprendrait pas, quelque part où ils pourraient se cacher, et cacher aux yeux des bien-pensants tout ce qu’ils pouvaient faire de si sale, de si répréhensible.
Tout ce qu’ils prenaient tant de plaisir à faire.
Dean avait paru étonné. Harry avait marmonné quelque chose à propos de déplacements longue durée. Aucune crédibilité. Dean était quelqu’un de discret, aussi Harry espérait-il qu’il sût le rester.
Arrivé au fond du couloir, il marqua un temps d'arrêt. Inspira à fond. Se demanda un instant si Draco l'avait entendu arriver. Mâchoire crispée, il poussa la porte.
Draco était là, assis sur le rebord du lit, dos à lui. En face, la fenêtre déversait sur son corps voûté sa lumière lunaire. Celle-ci, sur ses cheveux blonds, formait comme une auréole. Harry, qui savait pourtant mieux que quiconque de quoi était capable Draco, ce qu'il était et représentait, crut voir en lui l'ange qu'il ne serait jamais. La pureté que leur relation même évinçait.
« Je suis rentré. »
Aucune réaction. Ayant l'impression d'avoir déjà vécu cette scène, Harry se retint à grand peine de soupirer.
« Je t'ai apporté quelque chose. »
Il fit quelques pas dans la pièce qui s'aplatirent dans un bruit étouffé sur la moquette. Délicatement, il sortit de sa manche la rose rouge à laquelle il avait pris soin d'épargner tout froissement, toute déchirure et, d'un coup de baguette, fit apparaître un vase de couleur bleue, banale. Il posa la rose à l'intérieur. D'un regard en biais, il vit Draco jeter un rapide coup d’œil dans sa direction. Comme avisé qu'il était démasqué, celui-ci lança d'un ton narquois :
« On verse dans le romantisme, Potter ? »
Dans les accents de sa voix, des lames tranchantes. Si Harry s'écoutait, les larmes rouleraient le long de ses joues, comme autant de gouttes de sang.
« Non, ça, c'est simplement pour faire semblant d'être un vrai couple. »
Il vit le visage de Draco se contracter, les jointures de ses mains devenir livides à trop serrer le sommier du lit.
« Mon vrai cadeau, c'est autre chose. »
Harry s'approcha de Draco, s'assit près de lui, en prenant garde de ne pas le toucher. Il avait toujours cette peur, cette boule au ventre qui le consumait, cette voix qui lui soufflait que peut-être, Draco pourrait partir. Qu'est-ce qui le retenait ?
Lentement, il fit glisser ses doigts sur les draps, rencontra les siens, qui pressaient toujours le bois du lit. Encore plus doucement, il les détacha, un à un, pour glisser sa main dans la sienne. Il n'avait pas la peau bien mate, et pourtant celle de Draco détonnait en comparaison, si pâle. Il s'émerveillait souvent de ce contraste. Comme si c'était la seule partie de son corps qu'il pouvait apercevoir, toucher, caresser, baiser. Et pourtant, c'était loin d'être le cas. C'était comme si, des contours de ses phalanges, que tout le monde pouvaient voir, il refaisait le tracé de bassin de son amant, de ses côtes, de ses cuisses. Il savait qu'il aimait ces moments passés à haleter tout contre sa bouche. Mais il ne savait plus s'il préférait ça à rester à côté de lui, tout simplement, à lui tenir la main, à le regarder dans les yeux, et à se dire que tant qu'il la tiendrait, Draco resterait.
«Viens, on y va, lève-toi. »
Draco fronça les sourcils. Il n'avait jamais bien aimé qu'on lui dicte sa conduite.
« S'il te plaît, » ajouta Harry.
Avec mauvaise grâce et sans le regarder, Draco s'exécuta. Harry sauta sur l'occasion, tourna sur lui-même et l'amena, sans qu'il s'y attende, à transplaner avec lui.
« On peut savoir à quoi tu joues ? » s'exclama Draco.
Harry se contenta de montrer d'un signe de tête l'enseigne qui se présentait à eux. Ils avaient atterri dans une rue où, malgré l'heure, les voitures circulaient encore régulièrement. Les réverbères du trottoir éclairaient le nom du café que désignait Harry : Erwan Coffee.
Ils ne s'étaient pas lâché la main.
« Avant de rentrer à l'appartement, j'ai voulu acheter quelque chose à manger. Evidemment, tout était fermé. J'ai erré un bon moment avant de trouver ce café, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le bonhomme qui le tient est un vieux monsieur vraiment très gentil. J'ai acheté une brioche, mais j'ai voulu revenir, avec toi.
Tu veux dire, répliqua Malefoy avec humeur, que tu me fais venir dans un endroit Moldu pour manger dans un café Moldu ? C'est quoi ton problème ? »
Harry préféra ne pas répondre. Ses doigts étroitement entremêlés à ceux de Draco, il le tira vers l'entrée du café. Lorsqu'ils entrèrent, une sonnerie aiguë tintinnabula et, de derrière son comptoir, un vieil homme leur sourit, se détournant momentanément de ses verres qu'il essuyait jusque là consciencieusement.
« Vous revoilà, dit-il, l'air tranquille. Je vous sers quelque chose ?
— Un Whisky, s'il vous plaît, et... Draco ? »
Mais celui-ci s'obstina à garder le silence, tout en essayant de dépêtrer ses doigts de ceux de Harry. En vain.
« Deux Whisky, donc.
— C'est parti. Deux Whisky pour les deux jeunes ! Nous vendons des bûches également, en cette période de Noël. Vous en prendrez bien une petite ? »
Harry n'hésita qu'une seconde.
« Bien sûr. »
Le vieil homme acquiesça, et Harry se détourna pour chercher une table du regard. Une seule était prise, par un couple, d'après la façon dont ils se regardaient ; une jeune femme brune aux cheveux longs et sauvages, un homme aux cheveux de même couleur dressés sur la tête, dans une pose décontractée, habillés tous deux d'un jean et d'un tee-shirt, le même air baroudeur peint sur le visage. Harry se demanda un instant ce que les gens pensaient d'eux lorsqu'ils les voyaient ensemble, les très rares fois où ils osaient sortir à deux.
Avant qu'il n'ait pu décider de quelle place choisir, Draco retira sa main et se dirigea vers une table, au fond, dans un recoin. Elle était située près d'une fenêtre. De l'intérieur bien éclairé, la nuit n'était plus qu'un mauvais rêve.
Une fois l'un en face de l'autre, un certain malaise s'empara de Harry. Il ne savait comment briser la glace. Draco regardait la table avec une telle froideur... Si jamais ces yeux-là venaient à se poser sur sa personne, il ne savait ce qu'il adviendrait de lui.
Le vieux barman vint leur apporter leurs verres de Whisky. Il les regarda tous les deux, l'air de les sonder, puis s'éloigna, son éternel sourire de retour sur ses lèvres.
Harry porta son verre à ses lèvres, Draco fit de même.
« Alors, pas si mal ce café, non ?
— Hmm. »
Autant parler à un mur.
« Dis-moi, tu n'es pas resté toute la nuit assis sur le rebord du lit, si ? »
Il savait qu'il ne devrait pas poser ce genre de questions. Que ça allait mal tourner. Mais il n'y pouvait rien, c'était plus fort que lui. Il avait besoin de le voir réagir, qu'il lui crie dessus valait encore mieux que son silence.
« Qu'est-ce que ça peut te faire ?
— Draco... »
Il fut interrompu par le tenant qui revenait avec leur bûche.
« Tenez, cadeau de la maison. Et puis si vous ne la finissez pas, je vous donnerai un sac pour que vous puissiez la conserver.
Merci, » dit Harry, sincère.
L'homme lui retourna un clin d’œil.
La bûche était brune, décorée d'un nain joufflu qui tenait une petite pelle entre ses mains. Draco ricanant en regardant la pâle copie de leurs vrais gnomes. Harry coupa la part avec le couteau donné avec le gâteau glacé, la donna à Draco dans une petite assiette. Après s'être lui-même servi, il se mit à déguster, et se rendit compte qu'il avait faim, malgré le repas copieux de Noël qu'ils avaient mangé au Terrier. Draco refusa tout d'abord de toucher à son assiette, puis se laissa convaincre après un regard mauvais en direction de Harry lorsque celui-ci se moqua de son ventre qui gargouillait.
« Il te reste de la glace, là, » fit Harry, en pointant sa propre commissure des lèvres.
Avant que Draco ait pu réagir, il appuya ses coudes sur la table, se pencha vers lui et l'embrassa. Il le sentit tenter de se retirer au début, puis céder.
Leur baiser dura longtemps. Si longtemps, que lorsqu'ils se détachèrent l'un de l'autre, Harry surprit du coin de l’œil le couple de baroudeurs les contempler, l'air légèrement étonné. Il commençait à avoir mal un peu partout, dans sa position, les genoux encore fléchis. Il allait se rasseoir, quand Draco attrapa ses lèvres des siennes. Harry savoura le contact de sa langue sur sa bouche.
Ce n'était pas ces mots, mais c'était déjà beaucoup. Peut-être même tout ce qu'il aurait jamais : la preuve qu'il n'était pas le seul à tenir les doigts de l'autre. Simplement pour le revoir, et le détester, autant que l'aimer.
Et, Harry le savait : il s'en contenterait.