La voiture noire des Whisper roulait dans la nuit, sur les routes dégagées de la Grande-Bretagne, sur le rythme des guitares de Kansas. Dans les entrailles des ténèbres, les deux phares, desquels jaillissaient des halos de lumière blanche, transperçaient les ombres sur le ruban de goudron bordé par quelques touffes d’herbe.
Au volant ne se trouvait pas l’habituel propriétaire du véhicule. Assis sur le siège passager, Phil jeta un coup d’œil à sa fille, nouvelle conductrice, très assidue dans son rôle.
Mais l’image n’était pas vraiment celle que l’on se fait aux débuts des films, dans lesquels père et fille parcourent la campagne, en quête de liberté, à bord d’une voiture lancée à pleine vitesse dont le grondement caractéristique alertait leur arrivée.
— Bon. Alors, je réexplique, des fois que je n’aie pas été assez clair : la pédale d’accélérateur est à droite. Ou alors, peut-être qu’il y a un sort de glue permanente sur la pédale de frein, dis-moi tout !
— Je fais ce que je peux, papa, ok ? On ne voit rien ! Et je roule déjà trop vite !
— Ça n’a pas l’air d’être l’avis du conducteur de derrière !
La voiture les suivant leur faisait des appels de phare et on devinait aux ombres dans le rétroviseur que le conducteur n’exprimait pas sa joie.
— Pas de ma faute s’il me colle au cul ! Il n’a qu’à attendre !
— Ne panique pas, Kate ! Mets ton clignotant et mets-toi sur la gauche pour le laisser passer. Non, l’autre côté, le clignotant, tu viens d’activer les essuie-glaces, là.
Kate gara la voiture momentanément sur le bas-côté pour permettre à l’autre conducteur de les dépasser, la jeune fille lui adressant des injures marmonnées, avant de reprendre sa route. Puis, elle mâchonna ses mots suivants :
— Et pas de ma faute si je ne le voyais pas bien.
Comprenant ce qu’elle voulait dire, Phil fronça les sourcils et lança un rapide coup d’œil sur la banquette arrière, d’apparence vide.
— Elle est là ? lui demanda-t-il, soucieux.
— Elle est toujours là, soupira Kate.
Ses yeux croisèrent ceux, malicieux, de Maëva dans le rétroviseur. La reine assistait tranquillement à la leçon de conduite.
— Elle est toujours là…
— Mais faites comme si je n’étais pas là. Je n’aimerais pas déranger cet instant.
Seule Kate pouvait l’entendre. Elle se refusa de lui répondre.
Dès la première fois que Maëva lui était apparue dans la cuisine, Kate n’avait rien caché à son père. Phil était désormais au courant de son secret et avait accepté de la croire. Il n’en était plus à ça près.
— Et il n’y a vraiment pas moyen que tu t’en débarrasses ?
— Pour l’instant, j’ai trois solutions, je crois, soupira Kate.
— Qui sont ?
— De la moins pire à la pire. Premièrement, si Electra Byrne meurt, possiblement que la malédiction pourrait se lever. Tant que nous sommes toutes les deux en vie, ça continuera à nous poursuivre. La deuxième, ça serait d’ouvrir le tombeau de Maëva, à Poudlard, pour que son âme retrouve son corps et puisse me libérer.
— Ce qui est, entre nous, la meilleure solution, s’immisça Maëva.
— Mais ce qui signifierait que Maëva serait de retour, en chair et en os, et on ne sait pas de quoi cette timbrée serait capable.
— Je passerai l’éponge sur cette parole désobligeante et profondément blessante, Kate. Remercie mon indulgence, je ne serai pas aussi clémente tous les jours.
— Ah ? Parce qu’il y a une troisième solution pire que les deux précédentes ? fit remarquer Phil.
Kate grinça des dents et préféra malgré tout lui avouer :
— La troisième solution, tu la connais, papa. Et Electra aussi la connaît, tu le sais. On en a subi les frais. Il faudrait… que je te tue. Toi, ou maman. Pour que mon âme se sépare en deux.
— Chouette programme !
— Bref. Vu les options, je ne sais pas vraiment laquelle choisir.
— La deuxième, à tous points de vue, se permit Maëva.
— Oh, taisez-vous derrière !
Les mots avaient jailli seuls de la bouche de Kate, excédée. Elle adressa des yeux désolés à son père, qui partagea une moue compatissante.
— Il doit y avoir d’autres solutions, lui sourit-il. Peut-être peut-on en parler à Will. J’ai pas méga confiance, concernant les religieux et autres rigolos, mais… peut-être qu’il peut essayer quelque chose. Ça sera mieux que rien.
— Will est exorciste, papa, ça n’a rien à voir.
— Tu me corriges si j’ai tort, mais… il me semble que tu es quand même un poil possédée par l’esprit de cette sorcière !
— Pas possédée, rectifia Maëva elle-même d’une voix placide, les mains croisées sur ses jambes. Kate et moi sommes une même entité. Nos âmes sont fusionnées. C’est comme cela que Kate existe. Depuis le ventre de sa mère, nos magies ont toujours été connectées.
— Elle est en train de parler ou tu restes silencieuse pour réfléchir ? se demanda Phil en pointant un pouce vers l’arrière.
— Non, en gros, elle confirme que je ne suis pas possédée, parce qu’il y a deux âmes en une. En moi. L’exorcisme de Will n’y pourra rien.
Phil grommela en se ramenant sur son siège, le coude planté dans la portière, à la base de la vitre.
— Je pense qu’il faudrait tenter quand même.
— Elle risquerait d’en mourir, intervint Maëva.
— C’est une très mauvaise idée, traduisit Kate.
— Et ton copain ? Il n’aurait pas une idée ? Déjà, tu l’as mis au courant ?
Sitôt Kate avait-elle commencé à être envahie par l’esprit omniprésent de Maëva qu’elle avait envoyé Littleclaws délivrer un message dans le Dorset, chez Emeric. Elle ne voulait rien lui cacher non plus. Emeric, inquiet, avait répondu qu’ils en parleraient plus en détails quand ils se reverraient, mais qu’il tenterait quelques recherches. Malgré le génie d’Emeric, Kate savait qu’il n’existait pas vraiment d’autres plans que ceux déjà énoncés… Son cas était unique.
Elle hocha la tête pour laisser signifier à Phil qu’Emeric partageait son secret.
— Mais promets-moi de ne pas en parler avec lui demain, l’arrêta-t-elle cependant. Je ne veux pas… qu’on en parle. J’aimerais qu’on discute d’autre chose que de moi et de toutes les merdes qui m’arrivent, d’accord ?
— Message reçu, moujingue.
Kate redoutait à demi-mot le dîner du lendemain en compagnie d’Emeric, qui subirait très certainement les tests de la famille Whisper. Elle espérait fortement que son père lâcherait du lest et offrirait sa chance à son nouveau petit-ami, évitant de le considérer comme une menace.
Quelques minutes plus tard, des lumières bleues se mirent à clignoter derrière la voiture des Whisper, déclenchant l’angoisse de Kate.
— Papa, papa… ! Ce sont les flics ! Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je fais ?
— D’abord, tu te calmes et tu te gares. Y a pas de raison pour que ça se passe mal. Réponds aux questions et laisse-moi gérer si nécessaire, ça roule ?
Kate s’arrêta et tira sur le frein à main, respirant par la bouche. La voiture de police stationna derrière elle et un homme en gilet jaune en sortit pour s’approcher. Kate descendit la vitre quand il toqua dessus.
— Bonsoir, monsieur l’agent.
— Miss. Vous savez pourquoi je vous arrête ?
— Euh… pour un contrôle de papiers, je suppose ?
— Vous roulez à 20mph. Sur une route à 60mph. C’est dangereux.
— Je t’avais dit que tu roulais trop lentement ! s’exclama Phil. Mais comme d’hab’, tu ne veux jamais m’écouter !
— Je suis désolée, bredouilla Kate, je ne suis pas encore à l’aise en conduite de nuit. Vous savez, apprentie conductrice, tout ça… !
— Je vais vous demander votre permis de conduire et les papiers du véhicule, s’il vous plaît.
— Qui est cet homme pour donner des ordres ? se gendarma Maëva d’une voix grave et lente.
La gorge serrée, Kate se tourna vers son père :
— Les papiers, papa. S’il te plaît !
— À vos ordres, capitaine !
Dans l’ombre de la nuit, Phil sortit son propre permis de conduire, falsifié par magie, et agita sa baguette sans que l’agent de police ne puisse le repérer. Puis il le tendit à Kate, qui le fit passer à l’agent. Ce dernier, dubitatif, observa la photo et le visage de la jeune fille. Puis, il lui rendit les papiers.
— Tout est en ordre, miss. Mais roulez un peu plus vite, maintenant.
— Entendu ! Bonne soirée.
Kate attendit que l’agent rejoigne son véhicule avant de jeter un œil au faux permis ensorcelé par son père. La photo affichait un portrait de Kate, affublé d’un énorme nez. À cet instant précis, Phil éclata de rire.
— Tu aurais dû voir sa tête ! Tu as eu la plus belle rhinoplastie du siècle !
— Je te déteste !
— Je ne comprends pas le comique de la situation, s’introduisit Maëva.
Kate soupira en grognant, rendant les papiers à son père, et démarra le moteur pour faire rouler la voiture jusqu’à Carlton.
— Nous sommes de retour ! Vivants et entiers ! clama Phil quand il entra le premier dans la maison.
— Bon à savoir ! entendirent-ils depuis le salon.
Cette voix faisait si plaisir à entendre. C’était celle de Grace. Quelques mois en arrière, ils n’auraient pas cru cela possible : être de nouveau réunis sous le même toit.
Allongée dans le canapé, Grace lisait un livre à la seule lumière d’un luminaire sur pied derrière elle. Abby avait dû être couchée depuis quelque temps, maintenant que l’horloge à aiguilles affichait 22h30.
— Comment s’est passée ta première leçon de conduite, ma chérie ? lui demanda sa mère, sans pouvoir se redresser à cause de sa hanche immobilisée.
— Affreuse. C’est définitif, je préfère encore ma moto-balai à la voiture !
— On est tous pareils, quand on commence à conduire, tu sais. J’ai failli me planter dans un fossé la première fois ! Et je ne parle même pas de ton père.
— Pour ma défense, j’ai appris sur le tard ! Et on va dire que les voitures, ça ne fait pas partie de ma culture de base. Mais j’ai su m’adapter !
— En manquant de me tuer au moins cinq fois, mon chéri.
— Ce n’est qu’un détail ! Et nous sommes ressortis plus forts de ce genre d’expérience !
— Nous aurions pu en ressortir paraplégiques aussi !
— Tout de suite…
Même les petites disputes taquines de ses parents réjouissaient Kate. Comme si les choses étaient revenues à la normale. Si ce n’était la présence de Maëva derrière elle, comme une ombre indissociable.
Chaque soir, elle s’endormait, la peur au ventre, toujours épiée. Kate avait décidé d’ignorer Maëva, de ne pas répondre à ses sollicitations, mais à peine trois jours après son apparition, Kate commençait déjà à perdre patience. Elle faisait exprès de rouler dans son lit, face au mur, pour éviter de la voir quand elle ouvrait les yeux. Par « chance », l’esprit de la reine déchue ne la privait pas de sommeil.
Le matin, Kate se réveillait, avec l’espoir qu’en ouvrant les paupières, Maëva aurait disparu et que sa présence n’avait été qu’un cauchemar. Pourtant, elle ne partait jamais, plantée comme un piquet dans un coin de la chambre, comme faisant partie des meubles.
Comme tous les matins de ses vacances, Kate s’habilla en tenue de sport, s’étant habituée à se changer sous le regard indifférent de Maëva, et s’élança dans son jogging matinal. La sorcière en robe verte ne la suivait pas en courant dans ces moments-là. Elle restait immobile, à certains endroits. Kate la dépassait, la voyait réapparaître quelques mètres plus loin et ainsi de suite. Maëva ne disparaissait jamais vraiment, même si Kate essayait bien de la distancer.
Quand elle revint chez elle, Kate monta prendre une douche en se faisant aussi discrète que possible : si son père était déjà parti en mission, sa mère dormait encore. Puis, alors qu’elle appréciait l’eau chaude qui coulait sur son corps, elle entendit la voix de Maëva derrière la cabine.
— Tu n’es pas trop stressée, Kate ?
Après quelques secondes d’hésitation, la jeune fille accepta de lui répondre :
— Pourquoi, je devrais l’être ?
— Emeric vient ce soir.
— Pas de quoi stresser. Ce n’est pas un inconnu.
— Ils vont le juger. Ta famille. Tu penses qu’il sera à la hauteur ?
— Emeric est très bien comme il est. Et ma famille l’acceptera comme tel. C’est tout.
— Vraiment ? Comment réagira ton père quand il apprendra qu’Emeric est un cambion ?
— Il ne saura jamais que… !
Kate se tut ; peut-être quelqu’un pouvait-elle l’entendre d’ici, d’autant plus que la salle de bain offrait une certaine résonance. Elle coupa court à la discussion et shampooina ses cheveux. Pourtant, Maëva n’avait pas vraiment tort. La nature d’Emeric pouvait s’accompagner de son lot de complication. Phil en voulait déjà suffisamment à Kate d’avoir invoqué une Faucheuse pour les aider à retrouver les souvenirs de Grace, mais qu’en serait-il s’il apprenait que sa fille aînée fréquentait le fils d’un démon ?
Après une journée tranquille, pendant laquelle elle se livra à une activité de pâte à sel, suivie de peinture, avec sa petite sœur, Kate monta dans sa chambre pour trouver un haut plus approprié qu’un tee-shirt maculé de blanc et de taches de gouache afin d’accueillir Emeric. Elle aurait pu le nettoyer avec la magie, mais son père lui avait conseillé, par expérience, de ne pas s’en tenir à cela, au risque, sur le long terme de rendre le vêtement irritant pour la peau car réagissant par magie à tout produit extérieur.
Assise sur son lit, Kate se triturait les doigts, l’oreille guettant la moindre sonnette. Elle consulta sa montre pour la troisième fois depuis dix minutes : elle affichait 18h26. Le rendez-vous avait été donné pour 18h30 et Emeric avait toujours su démontrer ses qualités concernant sa ponctualité.
Elle fut tirée de ses réflexions par un bruit étrange à la fenêtre. Quand Kate se retourna, elle ne put s’empêcher de sourire : un harfang se présentait dehors, ayant tapé à la vitre avec son bec pour signifier poliment sa présence. Après s’être précipitée, Kate lui ouvrit et l’oiseau, ayant sitôt touché la moquette de sa serre, reprit forme humaine.
— Et moi qui pensais que tu viendrais en Magicobus, rit Kate.
Elle fondit sur Emeric, passant ses bras autour de son cou et ils partagèrent un court et tendre baiser pour se saluer.
— Tout compte fait, ce moyen est encore plus économique ! expliqua-t-il. Et moins dangereux que le Magicobus. Même si j’ai manqué de me faire emporter par un courant aérien assez fort. Merlin sait où j’aurais pu atterrir ! Hm. À cette vitesse, peut-être sur les côtes françaises.
— Mais quelle idée d’arriver par la fenêtre ? Le commun des mortels passe par la porte d’entrée.
— C’est ce que je vais faire ! Mais je tenais d’abord à venir te voir. Je me suis dit que tu serais peut-être gênée de m’accueillir à la porte d’entrée, avec tes parents.
Ils s’embrassèrent de nouveau, s’attardant cette fois davantage sur leurs sensations. Kate fut happée par un soupir :
— Les amours de jeunesse…
Elle dédia une pensée de haine à l’égard de Maëva, en arrière-plan, et Emeric, ayant senti une crispation chez Kate, se détacha d’elle.
— Ça va ?
— C’est… Maëva. Elle est toujours là. C’est juste… usant.
— En fait, j’ai toujours été là, corrigea Maëva, c’est juste que tu peux désormais me percevoir.
— Ne pense pas à elle…
— Je sais. Mais c’est dur.
— On va essayer de te la faire oublier. Le temps d’une soirée, déjà. Tu es d’accord ?
Touchée par son attention, Kate rougit.
— Allez. Je repars en bas. On s’y retrouve ?
— Ça marche ! À tout de suite.
Emeric reprit sa forme d’Animagus et vola aux dehors. Kate descendit l’étage en quatrième vitesse et sortit de la maison en lançant un :
— Emeric est là ! Je vais le chercher !
— Parfait ! entendit-elle s’exclamer son père. Moi aussi, j’ai quelque chose à aller chercher.
— Phil, on avait dit « non », le rattrapa Grace.
— Roh, c’est pas grand-chose, tu sais !
Malgré son mauvais pressentiment, Kate referma la porte d’entrée et rejoignit Emeric, qui avait atterri sur le trottoir d’en face. Mais il tenait désormais un bouquet de fleurs dans sa main.
— C’est pour ta mère, expliqua-t-il avant qu’elle ne dise quoi que ce soit. Pour… remercier de l’invitation, pour ce soir.
— Parfait ! J’aurais été un peu mal à l’aise que mon père me voie débarquer avec ça. Tu sais, il fait des progrès, il prend sur lui, mais il ne peut pas s’en empêcher !
Main dans la main, ils traversèrent la route et se présentèrent à la porte d’entrée, que Phil leur ouvrit. Cependant, il n’était pas vraiment seul : le père de famille, dans un faux air fier, cala le fusil de sa femme dans le creux de son épaule.
— Papa ! s’écria Kate. Tu me fatigues sincèrement ! Arrête de faire ton gamin !
— Ce n’est rien, Kate, sourit Emeric, qui gardait son sang-froid face à un tel accueil. Bonsoir, mister Whisper.
— Bonsoir, Gladys ! ‘fait bonne route ?
— Plutôt, oui ! D’ailleurs, très grande classe, votre arme. Une Winchester 94 calibre 32 spécial, si je ne m’abuse ? Vous savez, si elle a été fabriquée avant 1964, ça peut se revendre cher ! Mais c’est une belle pièce en tout cas !
Ravie qu’Emeric ait ainsi courtoisement rabattu le caquet de son père, Kate se colla davantage contre lui et l’invita à entrer, face à un Phil désabusé, qui resta quelques secondes seul, observant son fusil devant la porte, avant de la refermer.
Grace se leva quand ils rentrèrent dans le séjour rangé et aménagé pour la soirée.
— Restez assise ! tenta de l’empêcher Emeric.
— Oh, non ! Je peux quand même te saluer ! Enchantée, Emeric. Kate m’a beaucoup parlé de toi.
— Ravi de vous rencontrer également !
— Et voici Abby ! Oh, Abby, ne fais pas ta timide, et dis bonjour !
« Bonjour », signa sommairement la petite, impressionnée.
Pourtant, Emeric lui répondit d’une phrase complète avec ses mains.
« Bonjour, moi c’est Emeric, je suis un ami de Kate. »
Abby ouvrit de grands yeux ; elle n’était pas habituée à ce que quelqu’un communique ainsi avec elle en dehors du cercle familial.
« C’est toi l’amoureux de Kate ? »
« Oui, si tu préfères ! »
« Ils sont amoureux ! Ils sont amoureux ! »
— Alors en fait, quand je te disais de lire le livre que je t’ai donné, se permit Kate, ça ne voulait pas dire devenir bilingue langue des signes en trois semaines.
— Il fallait bien que je fasse quelque chose de mes premiers jours de vacances, non ? Au fait, voilà pour vous, Mrs Whisper. Pour vous remercier de l’invitation.
— Oh, mais il ne fallait pas !
Le temps que Grace aille trouver un vase, Emeric en profita pour tirer une fleur qu’il avait cachée et la donner à Kate.
— Ça fait quand même moins imposant qu’un bouquet, non ?
— T’es vraiment pas possible, toi, tu le sais ? sourit-elle, touchée.
Jeune spectatrice, Abby, extatique, répétait en boucle le signe « amoureux », moquerie caractéristique des enfants de son âge. Lorsque Phil revint dans le séjour, il le signala par un raclement de gorge.
— Tu… as fait bonne route, Therese ?
— Papa…
— Pardon. Emeric.
— Ça peut aller, approuva le concerné. Arrivé en un seul morceau. C’est le principal, je présume ?
— Tu peux toujours arriver en un morceau, mais ne pas arriver entier ! Surtout avec le Magicobus !
Emeric explorait la pièce du regard et fut happé par les partitions sur la barrette du piano droit.
— C’est ce que tu joues en ce moment ? demanda-t-il à Kate.
— Non, c’est maman.
Au même moment, Grace revint dans la pièce principale, s’appuyant sur sa béquille, et attrapa la conversation en vol.
— Cela fait presque un an que je n’en ai pas fait, expliqua-t-elle. Je suis un peu rouillée. Mais Kate m’a dit que tu jouais aussi du piano et que tu lui apprenais, à Poudlard.
— C’est exact.
— Je serai ravie de t’entendre jouer ! Je t’en prie, il est tout à toi.
— Permettez ?
Kate profita de la prestation d’Emeric pour s’éclipser dans la cuisine, suivie par son père, pour les derniers préparatifs, qu’ils disposèrent sur la table, grâce à la magie. La jeune fille reconnaissait ce morceau, qu’Emeric lui jouait parfois dans la salle sur demande ; cela la fit sourire. Abby était collée contre le piano, captant toutes les vibrations dans la caisse de résonnance en bois verni noir.
Un peu plus tard, ils rejoignirent la table pour le dîner. Les six chaises étaient occupées ; Maëva occupait la dernière et observait les échanges avec intérêt.
— Alors, les jeunes ? lança Phil après avoir servi tout le monde d’un coup de baguette. Ça fait quoi de savoir que c’est votre dernière année à Poudlard ?
— Très étrange, avoua Emeric. Mais je suppose que ce n’est qu’un cap.
— Ce qui me fera vraiment bizarre, ça sera que Wolffhart ne sera plus là.
— Il t’a expliqué pourquoi ? l’interrogea Phil.
Sa fille haussa les épaules : elle dissimulait la vérité, une fois encore. Elle ne pouvait pas lui avouer que Wolffhart avait décidé de poursuivre sa chasse aux artefacts, dans le seul but d’aider son élève. Trop de secrets demeuraient autour de cette table : Emeric et Phil savaient que Kate voyait Maëva, Grace connaissait la nature de cambion du petit-ami de son aînée. Seule Abby restait dans l’ignorance de la situation, accaparée par Emeric, qui éveillait beaucoup sa curiosité.
— C’était un bon prof, admit Kate dans un soupir. Il n’avait pas toujours les meilleures méthodes, mais au moins, elles marchaient !
— Il était très exigeant, renchérit Emeric. Il nous poussait à nous surpasser, à avoir confiance en nos capacités.
— Tu te rappelles, la fois où il nous a montré le sortilège d’Âge Intemporel ? C’était impressionnant. Et dire qu’il voulait qu’on le maîtrise pour les ASPICS.
— En quoi ça consiste ? s’intéressa Grace.
Son sorcier de mari lui offrit une réponse avec un sourire crâne :
— C’est un sort de métamorphose pour redevenir jeune et fringuant. Même si je le suis toujours !
— Et il sert également à se vieillir, trouva bon de rajouter Emeric comme précision.
— Je te fais une démonstration, ma chérie ?
— De te vieillir ? ricana Grace. Pourquoi pas, que je sache à quoi je dois m’attendre plus tard ?
— Hm, non, je pensais plutôt à l’inverse.
Le visage de Phil rajeunit à vue d’œil, sous le regard stupéfait, voire effrayé, de sa fille benjamine, sa cuillère toujours plantée dans sa bouche. Découvrir son père avec une apparence proche de son âge à elle fit sourire Kate. Ou peut-être était-ce une grimace de malaise, quand Phil lui lança avec une voix de jeune homme :
— Alors ? Tu comprends mieux comment ta mère m’est tombée dans les bras ?
— Il n’arrête jamais de se pavaner ? fit remarquer Maëva, fatiguée. Ces hommes ne cesseront jamais de m’épuiser. Toujours à vouloir prouver qu’ils sont les meilleurs…
— Tu faisais vraiment « kéké », papa.
— Moi ? Kéké ? s’exclama-t-il. Pouah ! Je te rappelle qu’il n’y a pas si longtemps que ça, ça t’attirait, les kékés !
Cette remarque fit doucement pouffer Emeric, qui regagna bien vite son self-contrôle avant que Kate ne l’incendie du regard.
— Les temps changent, dévia Grace. Et toi aussi, mon chéri. Mais ne t’en fais pas, tu es comme le bon vin.
— Je suis, euh… rouge ?
— Non, tu te bonifies avec l’âge !
Rassuré, Phil lâcha un sourire touché, en reprenant son aspect correspondant à son âge réel, qui frôlait la quarantaine.
Sa fille aînée soupira de soulagement : elle se sentait entourée des gens qu’elle aimait, heureuse comme elle l’avait rarement été.
Excepté la présence de Maëva à ses côtés.
Le repas se déroula sans encombre et Kate sentit Emeric étonnamment à l’aise. Peut-être s’était-il préparé pour l’occasion, cela ne l’aurait qu’à moitié surprise. Le Serdaigle vivait dans le perpétuel perfectionnisme ; ce repas de rencontre avec les Whisper devait beaucoup signifier pour lui.
Ils discutèrent de Poudlard, du métier de Nettoyeur, de celui d’archéologue magique, que Phil proposa de baptiser Archéomage, de reliques magiques, de voyages dangereux et de créatures monstrueuses. Ce que Kate apprécia tout particulièrement, ce fut l’intérêt d’Emeric à intégrer Grace dans toutes les conversations, quelles qu’elles soient, même si elle pouvait se sentir exclue de par sa nature. La Papillombre devinait là une autre dimension, reconnaissait qu’il avait grandi avec une Cracmolle. Une sensibilité qu’elle apprécia d’autant plus.
— Alors ? Quelle impression te laisse-t-il ? demanda-t-elle à son père, pendant qu’ils ramenaient les plats et les assiettes vides à la cuisine d’un coup de baguette.
Phil prit un soin particulier pour choisir ses mots.
— Il est… Il te correspond bien.
— Tu trouves ? rougit Kate.
— C’est-à-dire que… On ne va pas se mentir. On se ressemble, toi et moi. Les centaures ne font pas des licornes. Quand tu sortais avec Griffin, j’avais la désagréable impression que… tu te cherchais. Je déteste dire ça, mais j’étais un parfait Griffin à son âge. Comment tu disais déjà, un kéké ? Eh bien voilà. Il comblait tout ce manque d’assurance qui te coûtait un peu, à l’époque. Mais ce n’était pas ça dont tu avais besoin. Tu as besoin d’une « Grace ». Quelqu’un de calme, de posé, de raisonné, de sensible, qui saura autant te tempérer que te suivre dans toutes tes aventures, même les plus folles et les plus dangereuses. Et… je pense que tu l’as trouvé. Ton « Grace ».
— Tu ne dis pas ça juste pour me faire plaisir, hein ? s’assura-t-elle, touchée au plus profond d’elle-même.
— Tu me crois vraiment capable de ça sur ce sujet-là ? T’es sérieuse ? Je suis profondément déçu. Non, je t’assure, Kate. Et la façon dont il te regarde.
— La façon dont il me regarde ?
— Boah ! C’est un truc que vous ne pouvez pas voir, vous, les filles ! C’est un regard que les hommes ont seulement quand ils ne sont pas vus par celles qu’ils aiment. Et… c’est un regard qui brille, qui déborde de… bref. Ce gamin t’aime vraiment. J’espère que tu en as conscience.
Sans prévenir, Kate s’approcha de lui et l’étreignit. Ses mots signifiaient tellement pour elle qu’elle ne parvenait à contenir son élan de gratitude. Troublé, Phil lui frotta la tête avant de poser un baiser paternel au sommet de cette dernière.
— Allez, ne restons pas là. Ils vont croire que nous nous sommes enfuis par la fenêtre !
Quand ils revinrent au séjour pour la fin du repas, ils retrouvèrent Abby, assise sur les genoux d’Emeric. La petite accaparait toute l’attention du jeune homme, ce qui ne manqua pas de faire ricaner Phil :
— Eh oh ! Une Whisper, c’est déjà largement suffisant ! Et celle-ci est trop jeune pour toi !
— Je crois qu’il a juste un peu trop de succès, le défendit Grace, amusée, alors qu’Emeric bafouillait, écarlate.
— Ouais, hein, c’est l’heure d’aller te coucher, Abby ! fit remarquer Kate.
En comprenant les signes de sa sœur, la fillette de quatre ans tira la moue.
« Je ne veux pas aller faire dodo ! »
— Il est tard !
« Je veux rester avec les grands ! Et moi aussi, je veux un amoureux ! »
— Qu’est-ce que je disais ! s’exclama Phil, théâtral. Qui a eu la splendide idée de faire rentrer un homme autre que moi dans cette baraque ?
— Papa ! Ne complique pas les choses, ce n’est pas le moment !
Grace intervint quand Kate, peut-être un poil jalouse, de manière complètement irrationnelle, chercha à reprendre Abby :
— On peut faire exception à la règle pour ce soir.
Ravie de sa victoire, Abby se colla contre Emeric en adressant un regard de défi à sa grande sœur.
— Non mais j’y crois pas ! nasilla Kate. Elle me nargue en plus !
— Et ça a l’air de réussir, fit remarquer Phil en croisant ses bras.
— Q-quoi ? Moi ? Mais pas du tout ! Aha ! Pff.
Ils terminèrent la soirée au salon, autour d’un thé ou d’une infusion, et Abby finit par s’endormir dans les bras d’Emeric au détour d’une conversation sur l’accès des lieux sorciers pour les moldus.
— Je crois qu’elle s’est assoupie, fit remarquer le Serdaigle. Et… euh. Je commence à ne plus sentir mon bras, en fait. Mais je ne veux pas la réveiller !
— Je vais la coucher, décida Phil, pour suppléer son épouse qui ne pouvait plus rien monter dans l’escalier, à cause de sa béquille.
— Je ne vais pas tarder, de toute façon. Techniquement, j’habite à 300km d’ici !
— En Magicobus, ça te prend quoi. Vingt minutes ? Et trois vertèbres cassées ?
— Vos moyens de transport m’étonneront toujours, sourit Grace. Et je comprends encore moins que mon sorcier de mari préfère prendre la voiture que de profiter de tout cela !
— On ne peut pas écouter de musique en balai !
— Je vais te raccompagner dehors, lui proposa Kate.
Elle ne prit pas la peine de se recouvrir d’une veste, estimant que les nuits d’été ne la rendraient pas malade. Pendant qu’elle avançait dans la rue aux côtés d’Emeric, elle se retourna vers la fenêtre du salon, par laquelle guettait Phil, Abby endormie contre lui. Mais il n’affichait pas l’expression qu’il lui avait réservée le jour où Griffin était revenu raccompagner Kate après le jour de l’an chez lui. Dans un sourire complice, il hocha la tête, puis s’écarta de la fenêtre, en rabattant le léger voile qui empêchait de voir l’intérieur du séjour.
Main dans la main, Emeric et Kate déambulèrent longtemps dans la rue, elle s’amusant à marcher le long du trottoir sans dépasser de la ligne plus claire. Jusqu’où étaient-ils prêts à aller ainsi, sous le regard bienveillant des étoiles de juillet ? Enfin, quand l’avenue déboucha vers la sortie de la ville, offrant un accès direct aux champs et à la colline de Greenfield, le béton revenant à la terre, ils ralentirent le pas.
— Merci d’être venu et d’avoir affronté le dragon en personne, marmonna Kate. C’était très courageux de ta part.
— Ton père est une personne bien, Kate, il n’y a que toi qui en doute. Sous des airs ironiques, je le sais ! Il ne veut que ton bonheur. Et je le comprends. Tu as une chance immense d’avoir un père qui t’aime à ce point.
Kate devina une pointe d’amertume dans ses paroles et le rassura aussitôt :
— Je suis certaine que ton père t’aime tout autant.
— Mon père est plus… distant. Il a bon fond aussi, mais il n’a jamais été très doué pour montrer qu’il tient à quelque chose, à quelqu’un. Tu le verras toi-même, quand tu viendras en août. Enfin… si l’offre tient toujours !
— Bien sûr qu’elle tient ! J’ai hâte de venir chez toi, de voir à quoi ressemble l’endroit où tu as grandi. Et de ce que tu m’en as dit… Le Dorset. Je n’y suis jamais allée. Mais j’aime beaucoup la mer.
Elle préférait détourner le sujet plutôt que de rester focalisés sur la thématique paternelle. Un jour, Kate savait qu’elle ne pourrait plus mentir face à cette vérité qu’Emeric lui-même ignorait, alors qu’il en était le principal concerné. Celle que celui qu’il appelait père n’était probablement pas le sien en réalité.
Ils se quittèrent sur un long baiser et quelques tendres paroles, avant que le harfang ne décolle et ne rejoigne le ciel étoilé, sous le regard bienveillant de Kate.
— Ce garçon est vraiment touchant, admit Maëva, derrière elle. Mais il ne se rend pas compte de la puissance qu’il garde en lui.
Kate préféra l’ignorer en rebroussant chemin, mais la reine poursuivit :
— Il pourrait devenir aussi puissant que l’était Merlin.
— Merlin a toujours été conscient de sa nature. Mais cela ne l’a pas aidé toute sa vie. Parfois, certaines vérités méritent d’être tues.
— Et tu musellerais ainsi tout son potentiel. Tu vois les cambions comme des êtres forcément cruels par nature. Merlin ne l’a jamais été.
— Non, il était juste déchiré, à l’intérieur de lui ! Il avait du mal à faire la part des choses.
— Tu penses qu’Emeric ne le fait pas aujourd’hui ? Ce n’est pas l’annonce de cette nouvelle qui changera sa vie du tout au tout. Il est ainsi, Kate, tu dois l’accepter. Comme j’ai accepté Merlin à mes côtés. Tu as l’air de croire que le jour où il l’apprendra, il se transformera en un psychopathe, en un cannibale ! Tu ne ferais que lui donner les outils pour lui permettre d’affronter ses continuelles luttes intérieures.
— Ce n’est pas à moi de lui dire, trancha Kate.
Sans un mot, Maëva suivit Kate sur plusieurs centaines de mètres jusqu’à ce que la maison encore éclairée des Whisper apparaisse au bout de la rue.
— Nous ne sommes pas si dissemblables, Kate. Toi et moi, nous rêvons sans cesse d’un monde meilleur. Pense à tout ce que tu pourrais faire si tu embrassais ta destinée avec Emeric à tes côtés. Vous balaierez ces injustices. Vous pourriez construire un monde meilleur, où les Moldus et les Sorciers pourraient vivre en paix, pour ceux qui connaîtraient le secret. J’ai nourri ce rêve très longtemps. Tu es capable d’aller aussi loin que moi.
— Vous avez tué votre meilleure amie.
Kate planta des yeux haineux dans ceux de Maëva, qui feignit l’inexpression.
— Mais ça, vous ne le mentionnez pas, étrangement. Que Cliodna est morte de votre main.
— Kate, innocente Kate. Je te souhaite de ne jamais goûter à l’amère saveur de la trahison. De couver un cœur brisé dans ta poitrine.
— Quoi que me fasse Maggie, jamais je m’autoriserai à la tuer ! Rien même qu’en pensée !
— Il n’y a plus de pensée raisonnable dans ces moments, Kate. Quand il n’y a que de la colère, de la tristesse, de la haine et de l’incompréhension, le jugement laisse la place aux réelles intentions.
— Vous n’êtes qu’un monstre qui essaye de justifier ses crimes. Une meurtrière qui ne s’assume pas. Remettez-vous en question avant de servir votre morale à deux mornilles !
Cette fois, Maëva ne répliqua rien, plantée dans la rue. Sans un regret, Kate rejoignit le parvis de la maison mais quand elle se retourna, la druidesse déchue avait disparu. Même si elle s’en réjouissait en silence, cette soudaine absence ne la rassurait pas. Elle craignait d’en payer le prix cher.
*** *** ***
— Je vais ouvrir ! Ça doit être Kate !
— J’espère ! Si c’est encore l’un de ces satanés voisins qui vient nous offrir des cookies, je lui fais avaler sa boîte ! Emballage en aluminium ou en verre compris !
Comme les voix le lui indiquèrent, ce fut Terry qui accueillit Kate sur le seuil de leur nouvelle maison. Le Poufsouffle, vêtu d’un tee-shirt vert anisé, lui adressa un large sourire.
— Hé, Kate ! Merci de nous éviter un meurtre de voisinage pour notre premier jour de présence ! Cela ne nous ferait pas bonne presse ! Tu as trouvé facilement ?
— J’ai suivi tes instructions, lui dit-elle en lui désignant le parchemin que Terry lui avait envoyé quelques jours auparavant. Où est-ce que je peux garer ma moto-balai ?
— Oh, tu peux la laisser là, derrière la barrière. Le village est très calme, personne ne risque de te la voler !
Manipulant le guidon, Kate parqua son véhicule magique à l’emplacement indiqué et enfila son casque ainsi que ses lunettes de vol à l’extrémité du manche de son Fuselune. Elle s’accorda quelques secondes pour observer le petit jardin de devant, qui n’avait pas été débroussaillé, envahi de mauvaises herbes.
— Il y a… du potentiel !
— Et encore, tu n’as pas vu derrière ! C’est immense. Mais j’ai peur que ça soit infesté de gnomes. Maggie refuse d’y poser le pied, elle a peur de se faire mordre. Je pense que j’ai de quoi y passer une bonne après-midi.
La maison portait un charme certain en plus d’une longue histoire et Kate appréciait tout particulièrement les lieux qui avaient vu défiler plusieurs vies. Elle retrouva Maggie, au milieu d’une montagne de meubles et d’affaires en tous genres dans le salon impossible à discerner avec toute cette pagaille.
— Alors, tu en penses quoi ? lui demanda Terry, pressé d’avoir son avis.
— Que c’est un beau bordel rarement inégalé !
— Par tous les ongles incarnés de Merlin, Kate ! se haussa Maggie. Tu es là, enfin !
— Mon aide est la bienvenue, c’est ça que tu essaies de me faire comprendre ?
— Nous ne nous en sortirons jamais ! Tout ce matériel ! Toutes ces affaires !
— Qui sont à 80% les tiennes, toussa Terry.
— Qu’est-ce que tu as dit, Diggle ?
— Hm rien, juste la poussière qui encombrait mes bronches.
Maggie fit visiter les lieux à sa meilleure amie, fascinée. À l’étage, elle lui désigna les différentes pièces qu’ils avaient finies par séparer.
— Il y a encore de boulot à faire, déplora Maggie. Ici, ça sera mon bureau. Tu connais mes goûts. Du rouge, de l’or, pas de fantaisie. Et surtout, pas de dentelle. Ah et peut-être voir pour un parquet plus sombre.
— Je vais réfléchir aux sorts de métamorphose que j’ai en réserve… !
— Tu es plus douée que moi pour ces choses-là. Quand j’ai essayé de changer la couleur de la porte de la cuisine tout à l’heure, elle s’est mise à chanter de l’opéra. J’ai dû faire intervenir Terry pour la faire taire, j’étais à deux doigts de lui jeter un Incendio ! Ici, la salle de bains. Turquoise. Peut-être avec une touche de noir, ça fera plus chic. Terry s’occupera de la baignoire. Tu crois qu’on peut trouver le moyen de mettre une statue animée ? Tu sais, comme les statues grecques.
— Maggie, on n’est pas chez tes parents, on n’a pas les mêmes moyens. On va s’arranger comme on peut.
— Dommage, soupira la Gryffondor en haussant des épaules. J’aimais beaucoup celle que mes parents avaient installée dans ma salle de bains. Du marbre rouge de Caunes-Minervois, de toute beauté. Je l’avais baptisée Persephonia.
— Tu as au moins le même goût pour les noms farfelus que mon père !
— Je passerai sur cette remarque outrageuse, Whisper.
Elle termina par la pièce tout au bout, la plus grande, exposée plein sud et pourvue d’un espace saillant avec une petite baie vitrée.
— Et ici, la chambre. Il faut aussi lui donner des couleurs. Je pensais à une tapisserie. Et là-bas, un coin lecture. Avec des coussins, très rembourrés, s’il te plaît. Si boiseries, claires cette fois. Le sombre, c’est pour la concentration, pour le travail. C’est une chambre à vivre, je veux quelque chose de plus joyeux. On exclut le vert, le orange et évidemment le rose.
— Ça réduit au rouge, quoi. Ou au cyan. Du jaune à la limite, mais c’est trop « Poufsouffle » pour toi.
— Tu me connais bien, Kate, tu as toute ma confiance. Je suis en bas, il y a beaucoup de cartons à trier dans la cuisine. Si tu cries et que tu ne m’entends pas répondre, c’est que je me suis probablement planté un de ces couteaux rouillés donnés par les parents de Terry dans le cœur pour échapper à cette torture.
— Entendu !
Laissée seule à l’étage pendant que ses amis déballaient certaines affaires, Kate étudia l’endroit, sa baguette magique en main. Elle décida de s’attaquer à la chambre en premier lieu. Elle joua sur des discrètes plinthes en bois blanc et une belle frise écarlate et jaune aux motifs un peu baroques sur un fond blanc cassé. Elle savait Maggie adepte des décorations pompeuses, fastes, qui traduisaient son goût du luxe et son attrait pour sa maison de Poudlard, mais Terry risquait de ne pas s’y trouver. Le coin lecture lui laissait une meilleure marge de manœuvre pour composer selon les envies de Maggie, faisant cascader de grands rideaux pourpres sur les coussins irisés d’or. Dans les murs adjacents, elle creusa des espaces pour permettre à sa meilleure amie de ranger quelques livres. Enfin, elle misa sur une moquette beige pour parfaire le tout et donner à cette chambre un petit aspect cosy.
Quand Terry monta quelques minutes plus tard, il admira le travail effectué par magie.
— Vraiment pas mal, admit-il, les poings sur les hanches. J’aime bien.
— Merci ! Ravie que ça te plaise !
Puis il afficha un air plus complice en se penchant vers elle.
— Hé, envie de te taper un bon fou rire ?
Un carton au bout de la baguette, Maggie monta l’escalier quelques minutes plus tard.
— Alors, Kate ? Tu t’en sors ? Tu n’as rien fait exploser, j’espère !
Quand elle entrebâilla la porte de la chambre principale, le sang de Maggie se glaça. Du rose. Beaucoup de rose. Trop de rose pour la bienséance. Des plaids, des moumoutes, des fourrures, des froufrous, des boas en plume. Des nounours en peluche mauves, des tableaux de bébés lapins, des coussins avec des motifs à fleurs. Pire que tout : des rideaux en grosse dentelle beige.
Le choc fut tel que le sortilège s’annula, faisant tomber le carton qui se renversa sur la moquette fuchsia. Le cri aigu qu’elle lâcha fit céder Kate et Terry, planqués derrière la porte en spectateurs de sa découverte. Leur explosion de rire ne fit pas ralentir le cœur de Maggie.
— Je vous déteste ! s’époumona-t-elle, à peine audible sous les éclats de rire de ses amis.
— Tu aurais dû voir ta tête !
— Je regrette tellement que Suzanna n’ait pas été là pour immortaliser ton expression ! Ahaha !
Après avoir remis la chambre en état, Kate assista ses amis pour d’autres tâches. Elle monta quelques meubles dans l’escalier par magie, elle déballa quelques cartons. La magie fut d’une aide salutaire. Elle n’osait imaginer combien de temps et quelle énergie cela lui aurait pris de faire cela sans sa baguette.
Le midi, Kate se rendit chercher de quoi grignoter en ville et ramena une pizza qu’ils firent réchauffer à l’aide d’un sortilège. Les trois amis la partagèrent, assis à même le sol, à défaut d’avoir des sièges de libres, encombrés d’affaires et de cartons. L’occasion pour eux d’échanger quelques nouvelles autour de ce repas improvisé et peu diététique, assaisonné de rires et de plaisanteries.
Cela faisait désormais presque six ans que Kate, Terry et Maggie se connaissaient, soit plus d’un tiers de leur vie complète, qu’ils passaient le plus clair de leurs journées ensemble, pourtant, ils avaient encore tant à partager. La Papillombre se fit la réflexion, sur le temps de la pizza, que le temps avait bien vite passé. Ils étaient tous les trois des adultes. Terry et Maggie s’installaient ensemble, allaient construire leur foyer. Quel chemin avaient-ils parcouru, en six ans, et que se passerait-il, pendant les six années qui suivraient ? La seule chose que Kate espérait, c’était de ne jamais perdre cette précieuse amitié.
L’après-midi, pendant que Maggie continuait de s’occuper de l’emménagement et du rangement, Terry et Kate se chargèrent du fameux dégnomage. C’était bien là une mission de Nettoyeur grade 3, pensa Kate. Les gnomes étaient de bien piètres adversaires face aux harpies et aux banshees qu’elle avait déjà eu l’occasion de traquer. Pendant un temps de pause, Maggie les observa depuis la fenêtre de l’étage et initia entre eux un pari pour déterminer qui, de Terry ou de Kate, serait celui qui pourrait envoyer un gnome le plus loin derrière la clôture. La Papillombre fut prise en flagrant délit de tentative de triche en essayant de jouer discrètement de son Immatériel pour faire voler son gnome plus longtemps dans les airs. Elle ne se faisait pas d’illusion : Terry avait bien plus de force qu’elle, elle ne pouvait pas décemment gagner ce pari.
Ils commencèrent ensuite à désherber le jardin pour le rendre plus accessible. Un dernier gnome, qui s’était extirpé de son trou pour assister sottement au dégnomage de ses voisins, se rua sur Kate et lui donna des coups de pieds. À la fois amusée et agacée, la sorcière se saisit de son petit agresseur et le nargua :
— Ah, alors, comme ça, on cherche à m’attaquer ?
— Fishmoilapaix ! Fishmoilapaix ! grogna le gnome en se débattant et en tentant de lui mordre le pouce.
— Attends, je vais te montrer que moi aussi je suis très bonne en coup de pieds !
Sans plus de procès, elle lui shoota dedans, comme le coup d’envoi d’un ballon de football, sous le regard impressionné de Terry, la main en visière, les commissures des lèvres tirées vers le bas.
— Très beau tir !
— Merci, camarade !
— J’espère qu’il n’a pas trop mal.
— Les gnomes sont toujours très résistants.
— Mais je pense que tu ne l’as pas rendu assez confus. Il risque de retrouver son chemin et de revenir dans son trou.
— Oh, je l’attends, s’il en redemande !
La parcelle dégagée laissait envisager un beau potager, mais Terry préférait ne rien y projeter pour le moment.
— Quand j’aurai un jardin, je planterai des cerisiers, expliqua Kate, en revernissant les clôtures avec sa baguette magique.
— Oui, ça rend très joli au printemps, acquiesça son ami.
— Quand j’étais petite, on avait des cerisiers dans notre jardin, à Rosehill. L’été, mon père me portait sur ses épaules pour que j’en récolte. Ça me manque un peu. Les cerisiers, hein, pas d’être sur les épaules de mon père, je risque de les lui démettre ! Mais le jardin à Carlton est beaucoup trop petit. Si on peut appeler ça un jardin !
— Peut-être que l’année prochaine, tu auras un jardin ! Et que tu pourras planter autant de cerisiers que tu veux !
Kate s’esclaffa, peu convaincue.
— Je n’ai pas les moyens de m’acheter une maison ! Je n’ai pas une mère qui laisse traîner ses bijoux en or et sertis de diamants, comme celle de Maggie !
— Alors, comment tu te vois dans un an ?
— Certainement comme mon père avant moi, dans un petit appartement miteux du Chemin de Traverse pour étudier au Département de Régulation des Créatures Magiques. Je ne peux pas rester chez mes parents si je ne passe pas mon permis de transplanage, ce que je refuse toujours. Et il est hors de question que je prenne le Magicobus matin et soir !
— Et tu penses t’installer avec Emeric ?
Cette perspective la fit bafouiller.
— Avec Emeric ? Je… je ne sais pas ! C’est tellement flou pour lui, l’an prochain ! Il pense peut-être partir à l’étranger pour étudier l’Histoire de la Magie. Il parlait de New York, la dernière fois. Ou peut-être sur le continent. Il n’existe pas d’études, d’années universitaires, pour ce qu’il veut faire.
— Ce n’est pas grave, ça. Emeric apprendra sûrement à transplaner, lui.
— Certes. Mais je ne suis pas certaine qu’il fera l’aller-retour New York – Londres tous les soirs ! Et… de toute façon, je ne suis pas sûre d’être prête à habiter avec Emeric.
Terry se redressa du parterre qu’il venait de désherber et fronça les sourcils.
— Pourquoi tu dis ça ? Il y a un souci avec Emeric ?
— Pas du tout ! Au contraire. C’est juste que… je n’ai jamais été avec lui plus de douze heures d’affilée ! Toi, tu as déjà passé des vacances entières rien qu’avec Maggie. Vous avez même passé Noël ensemble. Avec Emeric, je n’ai aucune idée de comment pourrait se passer la vie à deux ! Ça se trouve, il me trouvera horriblement bordélique ! Ou le contraire ! Je vais le trouver affreusement maniaque ! Ou que sais-je… Je ne préfère pas faire de plan sur la comète là-dessus.
— Tu as raison, lui sourit son meilleur ami. Il est encore trop tôt pour y penser, vous avez le temps. Désolé de t’avoir angoissée en te posant la question.
— T’excuse pas, Terry, ce n’est pas ta faute !
Quelques minutes plus tard, Maggie débarqua avec un plateau lévitant sur lequel se trouvaient trois verres et une carafe de limonade. Kate grimaça, mais n’osa pas dire à Maggie qu’elle trouvait le breuvage bien trop acide. À en juger son expression, Terry partageait vraisemblablement la même opinion.
— Tout va bien ? lui demanda Maggie, alors qu’ils étaient tous les trois assis dans le jardin remis à neuf.
— Oui, c’est… ark ! Trop de soleil ! Ça me fait mal aux yeux !
— Je ne te savais pas si fragile, Diggle !
— Je suis sensible, c’est différent !
Au moment-même où elle s’apprêtait à lâcher une moquerie, des marmonnements précédèrent le cri de Maggie, qui sauta sur ses pieds ; le gnome shooté était revenu se venger et s’était attaqué à la première saillance humaine qu’il avait aperçu, à savoir le fessier de la pauvre Gryffondor.
À la suite de plusieurs minutes de hurlements, qui leur valut d’alerter leurs autres voisins sorciers, ils réussirent à décoincer la mâchoire du gnome, qui fut stupéfixié et fixé sur la porte du jardin à l’aide d’un sortilège de Glue Permanente. Crucifié pour l’exemple, pour dissuader ses congénères, expliqua Maggie, furieuse.
*** *** ***
Le soir venu, Terry métamorphosa l’une des vieilles commodes que ses parents lui avaient léguée pour leur emménagement en lit de fortune. Kate dormirait là ce soir, dans ce salon encore bardé de cartons. Mais avant d’aller se coucher à son tour à l’étage, Maggie veilla un peu aux côtés de son amie.
— Tu vois ? lui sourit Kate. Tu as survécu à cette journée !
— Plus jamais je ne déménagerai !
— Je pense que tu ne le referas pas avant un bon bout de temps. Vous avez trouvé une chouette baraque. Je vous vois totalement vivre dedans. Elle vous ressemble.
Touchée, Maggie élargit un sourire timide et Kate, allongée, tapota la place à côté d’elle dans le lit improvisé.
— Viens t’asseoir un peu, si tu veux !
— Mes fesses ne le supporteront pas. Je hais ce gnome.
— Je pense qu’il a retenu la leçon.
— J’espère que les chats et les chouettes viendront le dévorer cette nuit. C’est tout ce qu’il mérite.
— Personne ne s’en prend aux jolies fesses de Maggie Dawkins sans le payer cher, je suppose ! … Oublie ce que je viens de dire !
Secouant la tête pour tenter de ne pas en rire, Maggie s’allongea aux côtés de sa meilleure amie, grimaçant de douleur, avant de trouver une meilleure position.
— Ça se trouve, j’ai attrapé une maladie grave, avec cette morsure. Tu crois que ça existe, la gnomite ?
— Quels seraient les symptômes ?
— Bonne question. Rapetisser et baragouiner ? Hm. Peut-être que Moira est atteinte de la gnomite depuis tant d’années sans qu’on le sache, pauvre créature.
— Je n’irai pas faire ma balance, ricana Kate, habituée des moqueries de Maggie à l’écart de leur amie.
Leurs rires se tarirent et, les bras derrière la tête, Maggie posa une question plus sérieuse, alors que toutes deux contemplaient les poutres apparentes du plafond bien haut et mansardé.
— Que vas-tu lui dire, demain, au journaliste ?
Kate haussa les épaules.
— Je ne sais pas encore. Je suis très bonne en improvisation. J’attends d’abord de voir ce qu’il a marqué dans son abject torchon. Et à la moindre connerie, je l’aligne en public pour diffamation.
— Si on s’en tient à la loi, tu as donné ton accord pour qu’il écrive ta biographie. C’était le contrat que tu avais fait avec lui. On t’en avait prévenue, à l’époque. Tu as sûrement fait le bon choix. Ton père est libre aujourd’hui. C’était le prix à payer…
— J’espère juste que son bouquin fera un gros flop. Je n’ai pas envie de faire la une de la Gazette cet été, encore moins d’attirer d’autres gars aussi flippants que lui ! Je ne suis pas une bête de foire.
— Tu attires l’intérêt, Kate. Personne n’est comme toi. Papillombre, l’Immatériel. Sans compter qu’on n’a pas eu le droit aux années scolaires les plus tranquilles que Poudlard ait connu ! Morgana, ton cousin, la vampirette, Electra Byrne, les américains…
Kate manqua de mentionner Maëva, mais elle redouta que la seule évocation de son nom la fasse revenir. Pour une fois que l’ancienne druidesse lui fichait la paix, mieux valait-il en profiter.
— C’est juste que… j’ai l’impression que ce gars m’a roulée dès le début. Qu’il m’a manipulée, de A à Z. Je n’arrive même pas vraiment à savoir ce qu’il veut. L’argent ? Il est déjà riche ! La gloire ? Il l’a déjà eue. Le pouvoir ? Il est métamorphomage, il peut y avoir accès en un clin d’œil. Ce qu’il désire réellement à travers tout ça, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
— Peut-être n’a-t-il pas d’objectif. Ce n’est qu’un opportuniste, Kate. C’est un lâche qui survit comme il peut, il s’en est toujours sorti comme ça.
— Il est entré dans ma tête, en devenant mon psychomage, après avoir assassiné la vraie ! Il se joue de mes sentiments pour m’obliger à faire des choses. Ce n’est pas dans un but de survie, Maggie.
— C’est peut-être son seul divertissement dans sa vie monotone et sans intérêt ?
— Ça le rendrait encore plus dérangeant !
Maggie roula vers sa meilleure amie, qui détailla ses yeux bleu-vert dans l’obscurité de la pièce, presque plongée dans le noir si l’on exceptait la lumière issue de l’étage.
— En tout cas, je serai avec toi, demain.
— Merci, Maggie. Ta présence me sera précieuse. Pour éviter que je commette un homicide par inadvertance !
— Ou pour en commettre un à deux !
— C’est une option envisageable !
— Je ne te dérange pas plus longtemps. Bonne nuit, Kate.
— Bonne nuit, Maggie.
— Diggle n’a pas intérêt à avoir renouvelé sa plaisanterie de mauvais goût ! Les blagues les plus courtes sont les meilleures ! Et celle-là n’était même pas drôle.
— Oh si, crois-moi !
Une fois laissée seule dans le salon encombré, Kate ouvrit les bras en croix et garda longtemps le regard fixé sur le plafond noir. Elle entendait des ricanements à l’étage ; cette journée avait marqué les vies de Maggie et Terry à jamais, comme leurs premières heures dans leur nouvelle maison. Le monde autour de Kate était si heureux, si lumineux. Mais cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas su identifier cela qu’elle ignora si elle devait se l’appliquer.
*** *** ***
Après un faste petit-déjeuner élaboré par les bons soins de Terry, les deux filles se préparèrent pour se rendre au Chemin de Traverse en balai volant. Elles en profiteraient pour effectuer quelques achats. La cheminée de la maison de Godric’s Hollows n’était pas encore opérationnelle ; le sorcier technicien chargé du réseau de cheminette passerait justement dans la matinée. Cela nécessitait que le salon soit un minimum dégagé, ce qui n’était pas le cas la veille.
L’une sur son Fuselune, l’autre sur son Éclair de Feu, les deux amies prirent la voie des airs, sous un soleil radieux. Maggie manqua de percuter un vol de canards, à contresens. Kate n’avait jamais vraiment eu l’occasion de voyager à balai de jour. Les seules fois où elle avait effectué de longs trajets, elle l’avait fait de nuit ou par mauvais temps, pour rejoindre Azkaban ou quand elle s’était enfuie de Poudlard. Cette fois, les paysages verdoyants lui apparaissaient clairement, ponctués de villages moldus. Les voitures n’étaient que de minuscules points mobiles sur des fils gris. Elle se sentait libre. Le monde était à portée de main.
Elles remarquèrent qu’elles s’approchaient de Londres quand la qualité d’air changea drastiquement. Les collines vertes firent place à des pâtés de béton. Elles ne commencèrent leur descente qu’après être certaines d’être au-dessus du Chemin de Traverse et atterrirent sur un toit.
— Tu crois qu’on peut déposer nos balais quelque part ? demanda Maggie. Je n’ai pas envie de me le trimballer toute la journée, si beau et prestigieux soit-il !
— Peut-être à la boutique de balais ? Oh, non, je sais ! On va aller chez Clive !
Malheureusement, le magasin d’Ollivander était exceptionnellement fermé pour cause de congés estivaux, son dernier répit avant l’arrivage massif des première année qui ne tarderaient pas à recevoir leur lettre de Poudlard.
— T’as un plan de repli, Whisper ?
— Allons voir chez Weasley&Weasley. J’ai bien fréquenté Ron, peut-être que son frère acceptera de me faire la garde de balais !
Direction la boutique de farces et attrapes. Quand elles entrèrent, la clochette laissa éclater un rire. L’endroit déplaisait fortement à Maggie ; ces magasins ne la mettaient pas tout à fait à l’aise. Elle éprouvait le même genre de difficultés quand elles franchissaient le seuil de Zonko, à Pré-au-Lard.
— Il y a quelqu’un ? demanda Kate, dans la boutique silencieuse, alors qu’elle venait à peine d’ouvrir.
— Oui, oui ! Deux secondes, j’arrive ! Le temps que je… ah, maudit carton !
Kate reconnaissait cette voix, de même que Maggie. Toutes deux échangèrent un regard suspect avant d’avancer entre les rayonnages. Elles retrouvèrent une silhouette accroupie derrière le comptoir.
— J’ai dit que j’a-…
Quand le sorcier se releva et dévisagea les deux arrivantes, son expression se pétrifia :
— Kate ?
— Ron ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— Cela peut étonner beaucoup de gens, mais je travaille !
— Pour une fois, glissa Maggie, à voix basse.
— Merlin, ça fait longtemps, Kate ! Comment vas-tu ?
— Plutôt bien ! Et toi ? Tu remplaces ton frère pendant ses congés ?
— Georges ? Oh non, il doit encore dormir. Il n’est pas très assidu sur les horaires. Je travaille ici, maintenant.
— Tu n’es plus Auror ?
Cela ne manqua pas de tirer une autre moquerie des lèvres de Maggie, seulement audible pour Kate :
— Sûrement pour le mieux !
— Après ce qu’il s’est produit à Poudlard, avec toi ? Oh non… Ils m’ont réaffecté à des missions mineures mais je n’y avais aucun plaisir. Plus personne, à part Harry, n’avait confiance en moi, là-bas. Tout compte fait, je ne suis pas fait pour être Auror. J’ai mis un peu de temps pour m’en rendre compte. Mais mieux vaut tard que jamais ! Et puis je suis bien ici. Le commerce, c’est peut-être mon truc !
— Je suis heureuse que tu aies pu enfin trouver ta voie, Ron !
— M-merci !
— Et avec Hermione, comment ça va ?
La question n’était pas innocente. Cela fit ricaner Ron :
— Tu n’en manques pas une, n’est-ce pas ?
— Vous vous êtes mariés ? lui demanda-t-elle, les yeux brillants.
— Oui, pour le meilleur et pour le pire. Une petite cérémonie, le mois dernier. Rien d’exceptionnel. On voulait t’inviter, mais tu étais encore à Poudlard.
Puis, il réfléchit quelques secondes.
— Laissez-moi deviner. Vous êtes ici pour le fameux livre qui sort aujourd’hui, je me trompe.
— T’as tout compris !
— Comme quoi, il me reste encore des compétences d’Auror ! Aha, non, je plaisante. Fleury&Botts a placardé d’immenses affiches pour l’annoncer, dès la semaine dernière. C’est assez difficile à manquer !
— Super. J’ai grand hâte de voir mon portrait plus gros que ma propre tête, grommela Kate. On peut te laisser nos balais en attendant, Ron ? Sinon, je sens que je vais finir par le lui planter ! Et ce Fuselune ne mérite pas de devenir une arme de crime.
— Oui, pas de problème. Posez-les dans la réserve, leur dit-il en désignant une petite porte dérobée. Je surveillerai.
— Merci, Ron. Nous comptons sur ta discrétion d’Auror si nous revenons tout à l’heure recouvertes de sang !
Une fois délestées de leur équipement, les deux filles se rendirent à la librairie magique. Ron n’avait pas menti : d’énormes placardes animées alertaient les passants de l’événement du jour. Mais ces dernières étaient en parties cachées par la file de dédicaces qui s’était déjà pressée.
— Tu as l’air d’avoir du succès ! fit remarquer Maggie.
Contenant ses tremblements de colère, Kate se dirigea vers la boutique et força le passage pour entrer. Une dame filiforme se plaignit :
— Hé ! Faites la queue, comme tout le monde !
— Vous avez vu qui je suis ? Vous croyez vraiment que je vais faire la queue ?
Tout de suite, la sorcière changea d’attitude, avec des yeux écarquillés.
— Vous pouvez signer mon exemplaire ?
Kate lui répondit d’un soupir et l’ignora en se dirigeant vers la table de dédicaces. Occupé à écrire sur la page de l’un de ses ouvrages, Orpheus servait quelques belles paroles à une jeune sorcière, à deux doigts de fondre sur la table. Le journaliste arborait un élégant costume brun, son chapeau et sa canne posés à côté de lui. La Papillombre se planta aux devants de la file, malgré les réprobations des fans venus pour l’occasion et attendit qu’il ait terminé pour s’imposer. Le journaliste laissa éclater un sourire radieux en la reconnaissant.
— Miss Whisper. La vedette du jour me fait l’insigne honneur de sa présence.
— Je viens déplorer tout ça de mes propres yeux, le corrigea Kate.
Elle subtilisa l’un des ouvrages empilé sur la table et en lut le titre :
— « Ludo Mentis Aciem » ? Vous avez eu si peu d’inspiration pour trouver un titre pareil ? C’est quoi, la formule magique pour mourir d’ennui ?
— Cela signifie « Comme le jeu s’empare de la raison ». Je le trouvais très à propos, pour narrer votre histoire. Ce que vous ne pensiez n’être qu’une vaste plaisanterie, à savoir l’existence de Papillombre, a pris des proportions qui ont franchi des frontières, au-delà de votre imagination. J’ai prévu sept tomes. Vous avez les trois premiers devant vous.
— Un par année, je présume.
— Vous présumez juste.
Puis elle le feuilleta et s’arrêta au hasard sur un passage pour le lire :
— « Elle n'était peut-être qu'une première année. Une sans-maison. Incapable de lancer un sortilège banal, comme tout le monde. Mais elle avait une voix. Une voix qu'elle désirait faire entendre, une fois pour toutes. Mettre la Kate naïve et timorée au placard et commencer d'ores et déjà à prendre ses responsabilités, du haut de ses douze ans. » Naïve et timorée ? Je n’ai jamais été naïve et timorée !
— Nous l’avons tous été un temps, s’amusait Orpheus, les mains liées sous son menton mal rasé.
— Attendez que je retrouve le passage dans la deuxième année, quand je vous rencontre ! J’espère que vous vous y décrivez comme un pervers obsédé par une gamine naïve et timorée de douze ans !
Maggie également avait attrapé un livre et s’étrangla en lisant un passage :
— « … les vêtements roses et bouffis qu’elle portait en première année, ce qui lui avait donné l’impression d’être une barbapapa mobile. » Une barbapapa mobile ? Vous m’avez qualifiée de barbapapa mobile ! Je pourrai vous traîner en justice pour une diffamation pareille !
Sentant ses deux interlocutrices s’enfoncer de plus en plus dans leur rage et ses lecteurs impatients piétiner, Orpheus se leva. Cette posture le rendait plus grand, plus imposant.
— Que venez-vous faire en ces lieux aujourd’hui, miss Whisper, miss Dawkins ? De toute évidence, vous ne me rendez pas une visite de complaisance. Le flou laissé sur les intentions de votre intervention me laisse circonspect.
— C’est une violation de ma vie privée et de celle de mes amis, clama Kate.
— Vous m’en avez donné le droit. Cela était inscrit dans notre accord, vous souvenez-vous ? J’ai rédigé cette biographie dans le respect de votre histoire et ai veillé à ne pas franchir certaines limites de votre intimité. Le public désire savoir qui est la jeune fille qui a ouvert Papillombre et je vous y fais figurer, tout à votre honneur. Ces romans ne peuvent que jouer en votre faveur. J’ignore pour quelles raisons vous me décernez toute cette animosité alors que je n’aspire qu’à votre bien.
— Et à l’argent que vous récoltez dans mon dos !
— Nous pouvons souscrire à un accord financier si là se trouve la raison de votre ressentiment.
— Je ne veux pas de votre fric ! Je veux que vous me laissiez tranquille !
L’expression d’Orpheus s’assombrit sous ses boucles brunes. Les mains dans les poches, il contourna lentement la table.
— Écoutez, miss Whisper. Je suis partisan de l’équilibre. Vous me demandez un service, vous me le rendez en retour. Vous avez désiré que je libère votre père d’Azkaban, au prix de votre histoire. Vous me devez la vie, à de multiples reprises, et je n’ai jamais rien réclamé de votre part, tant que vous me laissiez la liberté d’exercer ma plume pour conter vos aventures. Vous désirez vous mesurer à moi pour remettre en cause mon droit, ne vous en privez pas. Mais croyez-moi. Il est préférable de me compter parmi ses alliés plutôt que parmi ses ennemis.
— Est-ce une menace ?
— Pas plus que vos propos.
— Je ne sais pas si vous avez un jour été un allié. Vous avez pactisé avec Electra Byrne. La sorcière la plus recherchée de Grande-Bretagne. Et vous avez tu-…
— Vous me cherchez des reproches, l’interrompit-il avec un sourire doucereux avant qu’elle n’aille plus loin.
— Tu devrais le tuer.
— Quoi, le tuer ?
Kate avait lâché cette exclamation en se retournant, pensant dans un premier temps que cette assertion venait de Maggie. Son teint devint livide quand elle reconnut Maëva, imperturbable, les mains liées au niveau du ventre. La reine sorcière était de retour.
— Kate, ça va ?
Maggie avait attrapé le bras de sa meilleure amie, alors que tout le monde l’avait vue faire volteface en criant dans le vide. Un silence terrifiant était retombé dans la librairie. Ses tremblements n’échappèrent pas à l’œil aiguisé d’Orpheus, tout de suite intéressé :
— Tout va bien, miss Whisper ? On dirait que vous venez de croiser un fantôme.
— Il te manque de respect, continuait Maëva. Il essaie de maintenir une emprise sur toi, il te manipule, il manie le chantage. Comment peux-tu accepter qu’il te fasse subir pareils outrages ? Comment peux-tu laisser cela impuni ? Qui sait ce qu’il pourrait continuer à te faire subir ? Personne n’a à te faire courber l’échine. Tu es Katelyna Whisper, tu es ma descendante, une maîtresse de l’Immatériel, la première élève de Papillombre. Et personne ne doit te marcher sur les pieds. Surtout pas ce parasite.
— Je dois partir, balaya Kate, blafarde, en tentant d’ignorer Maëva. Je vous prends les livres en dédommagement.
— Très bien. Je vous les dédicace ?
— Pas un mot de plus, prévint-elle Orpheus en le pointant du doigt. Ou je vous les fais bouffer ! Et pas par l’endroit habituel !
— Tue-le. Fais-lui payer son insolence.
— Il faut que je sorte… Il faut que je parte. J’ai… j’ai besoin d’air.
— Personne ne doit te marcher sur les pieds. Ne lui laisse pas cette chance de t’échapper.
Évitant les regards et ne parvenant à entendre les bruits extérieurs à cause des dires de Maëva, Kate s’extirpa de la boutique et s’éloigna en titubant.
— Kate, attends-moi !
Mais quand la main de Maggie toucha l’épaule de Kate, la Papillombre sentit ses jambes ne plus la soutenir. Elle se laissa tomber près d’un mur, dans un recoin, et sa meilleure amie, inquiète, s’accroupit à ses côtés.
— Kate, est-ce que ça va ?
Les yeux paniqués de Kate croisèrent ceux de Maggie avant de se lever avec Maëva, silencieuse, mais toujours sans expression.
— Je n’en peux plus, Maggie. Je n’en peux plus… Je vais devenir folle.
— Quoi, à cause de ce nanti ? Cela ne mérite pas que tu perdes les pédales à ce point. Oui, je comprends que ça t’énerve. Je le suis aussi. Mais ne craque pas à cause de lui, il ne me mérite pas.
— Non, ce n’est pas ça… Il… il faut que je t’avoue quelque chose. Maëva. Elle est là.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Il faut que tu me fasses confiance. Il faut que tu me croies. Mais Maëva. Elle est là, devant moi. Je la vois aussi clairement que je te vois toi.
Maggie tenta de distinguer la vision de Kate mais comme tout le monde, elle restait incapable de l’apercevoir.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ? marmonna Maggie.
— J’avais réussi à l’éloigner. Je pensais qu’elle ne reviendrait plus. Mais si… Elle est là, de nouveau. Encore. Toujours…
À deux doigts de pleurer d’angoisse, Kate chercha de l’aide dans le regard de son amie, qui attrapa sa main pour la rassurer. Conciliante, Maggie lui demanda :
— Depuis quand elle est là ?
— Depuis que je suis revenue de Poudlard. Je… c’est de ma faute. C’est moi qui l’ai appelée. J’ai eu besoin d’elle dans le monde du miroir. Tu ne sais pas tout ce que j’ai vu dans le miroir, Maggie. C’était un cauchemar. Je n’étais pas supposée en sortir, je ne devais pas y survivre. Mais Maëva m’a sauvée, parce que je l’ai appelée et je l’ai suppliée de m’aider. Mais maintenant… elle ne part plus.
Cette fois, Kate adressa des yeux emplis de haine en direction de la reine sorcière.
— Elle me hante, elle me rend folle !
— Nous allons trouver un moyen, je te le promets. Tout redeviendra normal. C’est elle, la folle, pas toi. Et on t’en débarrassera.
Maggie s’approcha et prit Kate dans ses bras. Mais les chuchotis perfides de Maëva lui parvinrent.
— Souviens-toi, quand je te parlais du goût de l’amère trahison. Tu comprendras un jour. Cette blessure… Les promesses non tenues. Souviens-t’en.
Mais Kate refusait de la prendre en considération. Ses doigts se serrèrent sur le bras de Maggie et elle plongea son visage contre elle, pour se protéger de l’emprise de la sorcière. Rien au monde ne briserait leur amitié. Comme l’avait tant répété Maggie, aucune magie, même celle de Maëva, ne les séparerait.