— ‘Chier…
Actionner le levier de la tireuse ne servait plus à rien. Il n’en sortait qu’une maigre mousse amère. Une bière de gâchée.
— C’était bien le moment…
Contenant son agacement, Pam s’accroupit et fit coulisser la porte du petit placard pour commencer à dévisser le tonnelet en aluminium. Pas facile de passer la tête sous le comptoir avec sa coupe afro.
— Alors ? Ça vient, ma bière ? se plaignit un client âgé au bar.
— Je te demande juste deux minutes, Bob, le temps que je remplace la bombonne !
Il n’y avait pas lieu de s’impatienter. Le pub était presque vide. C’était mardi soir et la pluie tombait averse sur la petite ville de Llanidloes, dans le comté de Powys, en plein milieu du Pays de Galles. Même si les vacances d’été pointaient le bout de leur nez, cela n’annonçait pas une affluence exceptionnelle de clients. Pam pouvait enfin travailler en entendant la musique et en chantonnant sur les paroles des Red Hot Chili Peppers, qui étaient d’habitude recouvertes par les échanges et les rires des gens qui s’attroupaient là.
Une fois le fût ramené de la réserve et raccordé correctement à la tireuse, Pam put enfin servir la bière à son client habituel.
— Tiens, voilà. Ça fera quatre livres.
— Merci bien, ma brave Pam.
Après avoir sorti des piécettes de son manteau terne, le vieux Bob lapa une gorgée de bière et tapota sur le comptoir.
— Tu t’accordes pas de congés cet été, ma belle ?
Qu’est-ce qu’elle détestait ce genre de surnom… Mais c’était le lot quotidien d’une jeune patronne de pub dans un village vieillissant. Aussi, elle passait au-delà et avait cessé de lutter. Cela pouvait mettre en péril son commerce. Ceci dit, elle ne s’était cependant pas privée de mettre dehors, à coups de pied au derrière, un imbécile trop ivre qui avait cherché à lui glisser une main aux fesses pendant qu’elle servait.
Elle s’accouda sur le comptoir et soupira :
— L’été, c’est le moment où je fais le meilleur chiffre. On verra en octobre, je prendrai peut-être quelques jours.
— On a encore le temps de l’voir, octobre…
— Oui. Note-le sur ton calendrier, ça sera ta seule semaine de sobriété de l’année.
— Tu l’as dit !
Puis, il considéra le temps catastrophique au dehors.
— Pétard, ça s’arrange vraiment pas ! Quel temps de juillet pourri !
— Tu l’as dit.
— M’étonnerait que John et Pat’ viennent. Leurs petites femmes, elles vont jamais les laisser sortir avec ce temps. Hé ! Les avantages du divorce ! J’ai pas une chieuse qui me fait la morale !
Pam sourit par politesse. Mais ne répondit pas. Après une nouvelle gorgée de bière, Bob balaya la salle d’un regard, mais s’intéressa surtout à l’autre personne au bout du comptoir. On pouvait deviner qu’il s’agissait d’une jeune fille à la forme de son profil et aux quelques mèches de cheveux longs qui dépassaient de sa capuche de sweat encore mouillée rabattue sur sa tête. Son regard restait fixé sur le petit écran de télévision derrière le bar.
— C’est qui, celle-là ? On ne l’a jamais vue dans les parages ?
— T’arrêtes jamais de faire ta commère, n’est-ce pas ?
— Hé, j’vis ici depuis cinquante ans, j’sais qui vit là ! Et elle, je l’ai jamais vue. En plus, elle est seule. P’têt qu’elle attend son petit-ami. Mais ça fait un bon moment qu’elle est là.
— Je vais voir d’ailleurs si elle veut autre chose, marmonna Pam en remarquant la pinte de bière vide.
Pam s’approcha sans la brusquer : la jeune fille semblait absorbée par les images de la télévision avec un air grave. Ils passaient en boucle des images et des interviews à propos des attentats de Londres. Tout le monde n’avait que ça en bouche depuis six jours. L’événement avait ébranlé tout le pays. On comptabilisait 56 morts et 784 blessés… Le 7 juillet 2005 resterait marqué dans les mémoires de beaucoup d’habitants de la Grande-Bretagne.
— Je peux vous servir autre chose ? demanda-t-elle avec un léger sourire.
Pourtant, la jeune fille ne lui en renvoya aucun. Qu’est-ce qu’elle lui paraissait jeune… Elle avait demandé sa carte d’identité plus tôt pour vérifier qu’elle était majeure, mais ses papiers avaient bien indiqué qu’elle avait vingt ans. Pam s’était fait la réflexion qu’elle lui donnait bien deux ou trois ans de moins, assez pour avoir eu le doute.
En réalité, Kate avait bien dépassé la barre fatidique des dix-huit ans depuis quelques mois, mais ce n’était pas l’important ; elle devait dissimuler son identité à tout prix.
— Je vais prendre un fish&chips, s’il vous plaît.
— OK ! Je vais lancer ça en cuisine. Ça fera 9,50£.
Sans un mot, Kate tira un billet de 10£ de sa poche et les déposa sur le comptoir. Pam les récupéra et partit pour les encaisser. Mais une fois le tiroir-caisse ouvert, elle se rendit compte qu’elle n’avait plus rien entre les doigts. Perplexe, elle essaya de se remémorer les dernières secondes. Elle avait pourtant bien pris le billet en main ! Comment avait-il pu disparaître ? Elle n’allait tout de même pas réclamer un nouveau paiement à la jeune cliente, elle avait bien vu de ses propres yeux qu’elle avait réglé sa commande. Pam secoua la tête et se convainquit qu’elle avait déjà encaissé le billet, rendant une pièce de 50cts à Kate.
Dans la poche de cette dernière, le billet de 10£ restait bien au chaud. Il avait tourné entre de nombreuses mains ces six derniers jours, puisque Kate s’arrangeait toujours pour commander un peu moins. Mais il était toujours revenu à son point d’origine. Par magie.
Au moment où son plat fut déposé devant elle sur le comptoir, la journaliste à la télévision recevait le témoignage d’un homme, présent sur les lieux.
— C’était le chaos. On ne savait plus d’où ça venait. Les gens ne savaient plus où aller pour se mettre en sécurité. Il y avait tellement de gens, avec le visage en sang. On tentait d’aider… Mais on avait peur pour notre vie aussi.
Elle comprenait. Elle l’avait vécu elle-même…
Quand Pam se réintéressa à elle, quelques minutes plus tard, elle se rendit compte que la jeune fille s’était volatilisée. Son plat avait été vidé si vite, à croire qu’elle allait mourir de faim ! Il n’en restait plus rien. Mais surtout, elle s’était éclipsée, si discrètement, sans un mot, sans un bruit. Une cliente bien fugace, qui ne reviendrait jamais.
***
LONDRES - SIX JOURS PLUS TÔT
Tout s’était passé si vite.
Elle ressentait encore sa posture exacte. Le temps s’était figé pour elles. Kate, accroupie aux côtés de Maggie, toutes les deux avec le même regard dirigé vers la rame dévastée par l’explosion. Des gens couraient en tous sens autour d’eux. Plus rien n’avait de sens. De sens. Leurs sens, à elles, étaient brouillés par cet afflux démesuré de bruits, d’odeurs et d’émotions. Dans leur tête, tout n’était que silence absolu et vision ralentie.
Le hurlement de Maggie avait brisé leur tétanie. La Gryffondor essaya de se lever, mais Kate la rattrapa ; le choc lui donnait encore des vertiges. Sa meilleure amie lui ordonna de rester là pendant qu’elle allait elle-même vérifier.
Les métaux brûlants lui renvoyaient encore de la chaleur. Cela devenait difficile de respirer. Au milieu des cris de souffrance et des plaintes, Kate chercha. Elle trouva plusieurs corps sans vie. Mais pas celui de Terry. Elle eut beau appeler, personne ne lui répondit.
Incapable de rester plus longtemps dans les décombres carbonisés du métro, Kate s’extirpa pendant que les premiers secouristes débarquaient. Elle rejoignit Maggie et l’aida à se relever pour sortir des souterrains. Le visage rougi et trempé de larmes, elles contournèrent les foules rassemblées que les forces de l’ordre tentaient de disperser ou d’organiser. S’il y avait un endroit où elles pouvaient retrouver Terry, c’était à Ste Mangouste… C’était leur seul et dernier espoir.
Elles mirent une demi-heure à pieds pour rallier Edgware Road à Oxford Street où se situait l’entrée publique de l’hôpital, derrière la vitrine décrépite que Kate connaissait bien désormais à force d’avoir rendu visite à Eliott. À l’intérieur, c’était la débandade. Des guérisseurs couraient en tous sens. Certains expliquaient aux sorciers venus en consultation peu urgente qu’ils allaient devoir patienter plus longtemps que prévu.
— Tu devrais t’asseoir, Maggie, proposa Kate. Tu viens de marcher longtemps…
— C’est hors de question ! Je ne m’assiérai pas tant que je ne saurai pas où est Terry, compris ?
— Kate ! l’apostropha une voix.
Une voix qui rendit un peu de lumière au chaos ténébreux de l’esprit de Kate. Quand elle se retourna, elle fondit en larmes avant même que les bras d’Emeric ne s’enroulent autour d’elle.
— Je suis désolée, je suis désolée, se lamenta-t-elle.
— Tu n’as pas à l’être ! lui souffla-t-il. Je… tu m’as sauvé. J’ai entendu ta voix. J’ai pu réagir à temps. Je vais bien, Kate, je vais bien. D’accord ?
Il s’éloigna d’elle un court instant pour vérifier qu’elle n’avait rien. Puis, en apercevant Maggie, avec la même mine défaite, Emeric se mortifia :
— Où… où est Terry ?
— Je… on… On ne sait pas. Il était… dans le métro quand… on ne l’a pas retrouvé.
Dans un geste d’angoisse, Emeric se passa une main sur le front, la faisant glisser sur le sommet de son crâne, plaquant ses cheveux blonds sur sa tête. Il initia quelques pas anxieux, trahissant les émotions qui le submergeaient.
— Q-quoi ? Il… il est forcément quelque part, il ne peut pas…
Du vacarme se fit entendre plus loin, dans l’hôpital sorcier. Les guérisseurs venaient de réceptionner des blessés par l’entrée d’urgence inaccessible au public.
— Est-ce que tu as vu les filles ? Les filles de Gryffondor ?
— N-non ! Il n’y a que moi et Fergus ! On a été rapatriés par un sorcier qui n’était pas loin. Mais comme nous ne sommes pas blessés… ils nous ont dit d’attendre ici pour nous examiner. Tu… penses qu’il y a eu d’autres bombes ?
La gorge de Kate se serra et Emeric remarqua les ombres sur son cou. Sa clairvoyance lui indiqua que la jeune fille en savait plus qu’elle ne voulait le dire :
— Kate, chuchota-t-il très bas, les yeux embués de larmes, dis-moi que tu ne savais pas ce qui allait se produire…
Mais il connaissait la réponse. Dans le cas contraire, elle ne l’aurait pas prévenu par le biais du lien que leur octroyait l’Allégeance Suprême.
— Ce n’est pas ma faute, je te promets, se défendit Kate, c’est…
— Maggie ! Kate !
Une grande femme, visiblement chamboulée, venait de descendre les immenses escaliers. Quand Maggie reconnut Melissa Diggle, la mère de Terry, elle se précipita vers elle et elles s’attrapèrent par les bras :
— Mrs Diggle ! Je…
— Terry est là !
— Quoi ? C-comment… Il va bien ?
— Il est… stable.
Quand Kate les rejoignit, Emeric la talonnant, elle interrogea Melissa, qui officiait à l’hôpital en tant qu’aide-guérisseur :
— Que s’est-il passé ?
— Terry… a transplané juste à temps. Mais le mal était déjà fait… Et… mon mari l’a retrouvé, dans notre appartement. Il a fait son possible pour éteindre ses vêtements ! Il a eu les bons réflexes ! Il m’a alertée ! On a tout fait pour le ramener ici au plus vite !
— Dans quel état est-il ?
La voix éraillée, car tiraillée par l’émotion, Melissa Diggle expliqua :
— Brûlures au 3ème degré. Sur environ 30% du corps… On… surveille. La magie ne peut pas faire grand-chose pour cela… On pourra voir pour le guérir une fois qu’il sera stabilisé.
— On peut le voir ? demanda Maggie d’une voix déterminée.
— Je ne pense pas pour le moment. Mais venez avec moi.
Ils la suivirent dans l’escalier. En remarquant qu’Emeric traînait, Kate se permit de réagir à son air sombre :
— Il va s’en sortir ! Au moins, on sait où il est.
— Je pense que tu ne saisis pas, Kate.
— Comment ça ?
— Elle ne nous a pas tout dit. Les vingt-quatre premières heures sont déterminantes pour les grands brûlés… à tout moment, Terry peut faire une hypovolémie, voire un choc cardiaque s’il ne tient pas le coup !
La panique qu’engendrèrent ses explications fit perdre patience à Kate :
— Et depuis quand tu te connais des compétences de guérisseur, hein ? Il est entre de bonnes mains ! Il va guérir !
— Il est entre la vie et la mort, Kate ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Il a un tiers du corps carbonisé ! Tu m’entends ? Carbonisé !
— La magie peut le faire !
— La magie ne ramène pas les morts !
Les larmes coulèrent de plus belle sur les joues de Kate, qui voulait de tout son cœur se raccrocher à l’espoir que lui avait donné Mrs Diggle. Chez Emeric, ce fut la colère qui prit le dessus sur sa tristesse :
— De toute façon, quoi que je dise, tu n’en as rien à faire ! Tu n’en as toujours fait qu’à ta tête ! Raccroche-toi à tes rêves, s’il n’y a que ça pour te faire tenir ! Mais ce ne sont que des illusions !
Furieux, Emeric descendit les escaliers ; Kate fut saisie de l’hésitation de le rattraper, mais sa rancœur était tellement intense, la blessure de ses mots tellement profonde, qu’elle renonça à cette idée. Elle n’avait pas envie de lui courir après pour lui réclamer des excuses, sachant qu’il ne lui en donnerait pas. Elle vit Emeric traverser le grand hall d’accueil et sortir de Ste Mangouste d’un pas furibond.
Elle préféra rattraper Mrs Diggle et Maggie qui avaient déjà grimpé plusieurs étages. Dans le dédale de l’hôpital, elles croisèrent des guérisseurs alarmés.
— Poussez-vous !
À cette interjection, elles se plaquèrent contre le mur et laissèrent passer le brancard lévitant. Ce qu’elles y virent les estomaquèrent. Le guérisseur qui réceptionna la blessée dans la chambre demanda des informations au brancardier :
— Jeune fille de dix-huit ans, multiples fractures. Nous en avons guéri quelques-unes avec des Emendio. Probable traumatisme crânien et suspicion d’hémothorax nécessitant un examen magique complet en urgence !
— Moira ! la reconnut Kate sur le brancard.
Mais le guérisseur ne la laissa pas entrer, lui refermant la porte au nez et rabattant le rideau d’un coup de baguette magique pour effectuer ses soins sans être dérangé.
C’était un cauchemar. Un cauchemar duquel elle ne pouvait se réveiller. Maggie, tout aussi choquée, ne disait rien, incapable de parler.
Mrs Diggle les accompagna jusqu’à la salle où Terry était pris en charge et elles se postèrent derrière la vitre. Des guérisseurs s’affairaient autour de lui à changer très régulièrement les bandages. La scène était impressionnante. Une grande partie du côté gauche de Terry avait disparu sous les pansements. Son visage avait été relativement épargné, mais sa joue, sa mâchoire et son cou avaient cependant été rongés par le feu de l’explosion.
— On ne peut pas rentrer ? demanda Maggie.
Sa voix était étonnamment stoïque, comme si tout son courage l’avait envahie à l’instant-même où ses yeux s’étaient posés sur Terry et qu’elle avait su qu’il était encore en vie.
— Pas encore, souffla Mrs Diggle, elle-même troublée de voir son garçon dans un tel état. Il existe un risque d’infections… Les guérisseurs s’y attèlent. Les bandages sont imbibés d’une potion de protection dermique. Ça n’accélère pas particulièrement la cicatrisation, mais au moins, ça permet d’éviter les organismes extérieurs de rentrer par les brûlures. D’ici ce soir, vous pourrez rentrer dans la chambre, je pense. Mais il ne sera pas encore conscient.
— Vous l’avez plongé dans le sommeil ? articula Kate.
— Oui… il aurait beaucoup trop souffert sinon. Nous allons attendre demain si… son état est stable. Les guérisseurs aviseront du meilleur moment pour le réveiller, s’il ne le fait pas lui-même. Mais pour l’instant, il vaut mieux qu’il reste ainsi.
Kate et Maggie restèrent plantées des heures, main dans la main, devant la vitre qui les séparait de Terry. Elles aperçurent, un peu plus tard, au bout du couloir, Suzanna. Mais quand elles la rejoignirent, la Gryffondor fut incapable de réagir, comme ne les écoutant pas, peu consciente du monde extérieur. Elle était dans un état de choc profond, leur expliqua le guérisseur qui venait de guérir sa fracture à la jambe.
Ce fut ainsi qu’elles apprirent le décès de Scarlett.
***
Une fois qu’elle fut autorisée à entrer dans la chambre, Maggie resta aux côtés de Terry pendant des heures. Elle attrapa sa main saine et garda le contact sans le quitter. Kate et Mrs Diggle se relayèrent à ses côtés. Aucune larme ne fut versée par la Gryffondor. Au contraire, un sourire rassuré éclairait son visage serein. C’était l’expression qu’elle voulait réserver au moment où Terry ouvrirait les yeux.
Une mage-femme de Ste Mangouste la prit à part une heure de temps pour vérifier que le bébé était en bonne santé. Par chance, Epona était indemne. Leur situation était un miracle, mais cela, elle le devait à Terry, qui avait eu le bon réflexe juste à temps. Elles seraient probablement mortes sans lui.
Les heures passèrent. La nuit tomba. Terry ne se réveilla pas.
— Tu devrais aller te coucher, lui conseilla Mrs Diggle, une main sur son épaule. Tu as besoin de repos. Il y a des lits libres dans la salle à côté, si tu veux.
— Je ne suis pas fatiguée, assura Maggie. Je… je vais rester là, pour surveiller. Merci pour tout, Mrs Diggle.
— Il n’y a pas de quoi. C’est normal. Je suis en salle de garde. Tiens-moi au courant s’il se passe quelque chose.
Maggie hocha la tête et observa Melissa se pencher pour déposer un baiser sur le front de son fils. Cette tendresse maternelle l’envahit et elle espéra qu’elle saurait être à la hauteur pour Epona.
Elle veilla, des heures et des heures, sans que rien ne bouge. Puis, ses yeux se mirent à picoter. Maggie tenta de lutter, mais elle ne pouvait hélas rien contre la magie… Son corps se plia lentement et elle finit par s’endormir, penchée en avant sur le lit de Terry, les bras sous sa tête.
Kate rentra dans la chambre aussi discrètement que possible. Avec sa baguette toujours en main, elle fit diminuer la luminosité des lumières qui éclairaient la chambre. Puis, se glissant derrière Maggie, elle invoqua une couverture rouge qu’elle déposa sur ses épaules.
Le silence ponctué de respirations, dans ces circonstances, donnait des impressions de veillée funèbre. Kate s’approcha du chevet de Terry et le dévisagea longuement. Elle n’osait imaginer la souffrance qu’il avait dû endurer à l’étendue des brûlures profondes. Mais elle n’était pas seule dans la chambre ; en dehors d’elle et de Maggie, une petite fille en cape noire veillait de l’autre côté du lit, en face de Kate. Cette dernière ne s’en était pas inquiétée outre mesure. Elle avait tout de suite reconnu les couettes blanches et les lunettes roses d’Atropos, malgré le très jeune âge qu’elle arborait cette fois.
Les lèvres de Kate s’entrouvrirent douloureusement :
— Il va mourir, n’est-ce pas ?
Cette fois, Atropos ne répliqua pas d’une blague habituelle. Sa mine grave sous-entendait la vérité.
— Si vous êtes là, c’est pour une raison, articula Kate. Quand va-t-il mourir ? Je sais que vous pouvez le voir.
Atropos jeta un bref coup d’œil aux chiffres qu’elle seule pouvait voir flotter au-dessus de la tête des mortels.
— Six heures, tout au plus. Il ne survivra pas à ses blessures. Elles sont trop importantes.
Le cœur de Kate se brisa dans sa poitrine, pourtant, elle ne cilla pas.
— Tout ça… Tout ce qu’ils ont subi, tout ce qu’ils ont continué à subir. C’est de ma faute. Si je n’avais pas été là, rien de tout cela ne serait arrivé. Je… je n’apporte que du malheur à leurs vies.
— Je te trouve bien pessimiste.
— C’est pourtant vrai.
— On ne peut pas remonter le temps, Kate. Enfin, si. Techniquement, on peut. Mais cela ne résoudra rien.
— J’aimerais changer les choses.
— Il est toujours temps. Si tu penses que tu aurais dû faire autrement, il n’est pas trop tard pour changer de trajectoire.
— J’aimerais juste… disparaître de leurs vies. Cesser de les faire souffrir. Ils ne méritent rien de tout cela. Trop de personnes sont mortes à cause de mes choix et… j’ai l’impression que cela ne cessera jamais. Jamais.
— Tes décisions t’appartiennent, Kate.
Atropos soupira en passant un regard sur le visage en partie défiguré de Terry. Elle s’apprêtait à dévoiler un lourd secret ; des mois étaient passés depuis que Kate et Emeric l’avaient invoquée et elle avait en effet trop fauché autour d’eux. Elle voulait bien lui accorder une exception.
— Il existe une solution.
Kate leva des yeux sombres vers elle, les paupières gonflées des larmes trop nombreuses qu’elle avait versées aujourd’hui. Il ne persistait qu’un maigre espoir en elle, mais elle voulait à tout prix s’y raccrocher.
— Je maîtrise le fil de la vie, expliqua Atropos. Je ne peux pas donner gratuitement plus de temps de vie à ton ami, mais je peux en piocher ailleurs pour lui en donner.
— Vous… voulez dire que… je peux lui donner une part de ma vie ?
— En quelque sorte. Admettons que tu en aies encore pour quatre-vingts ans à vivre. Si je coupe ta vie en deux, j’en donnerai quarante à Terry, tu en garderas l’autre moitié.
— Que faut-il que je fasse ?
— Oula, easy peasy ! Tu as six heures pour y réfléchir. On est en train de parler de ta vie aussi. Tu te rends compte ? Lui donner quarante années de ta vie ? Ou plus, ou moins, d’ailleurs, tu ne sais même pas combien de temps il te reste réellement ! Mais tout ce qu’on peut vivre en quarante ans ! Et ça signifierait que tu mourras avant tes soixante ans ! Tu ne connaîtras peut-être jamais tes petits-enfants !
Aucune colère ou impatience ne transparaissait dans la voix de Kate, calme et posée :
— Je sais ce que je veux. Et je veux que Terry continue à vivre. Je veux qu’il vive heureux avec Maggie et sa fille. Avec la famille qu’ils vont fonder. Epona ne mérite pas de grandir sans père. Et Maggie ne peut pas vivre seule avec ce deuil… S’ils ont traversé tant d’épreuves, c’est à cause de moi. Alors c’est à moi d’arranger les choses et de prendre mes responsabilités. Je lui donnerai la moitié de ma vie. Enfin… pas tout à fait. J’aimerais garder une semaine de plus. Comme ça, le jour où Terry partira, je saurai. Je saurai qu’il faudra que je… « prépare mes affaires ». J’aurai une semaine pour faire proprement mes adieux. Il y a pire comme mort, finalement.
— Kate, la prévint Atropos. Si toi ou Terry avez un accident mortel, vous périrez tous les deux. Il faut bien comprendre que vos vies seront étroitement liées, car vous partagerez le même fil de vie. Si tu te fais percuter dans une semaine par une voiture, il mourra d’une crise cardiaque. S’il meurt en s’étouffant dans dix ans, tu mourras en même temps en t’asphyxiant. Tu ne pourras rien prévoir, sauf si le hasard vous accorde une mort naturelle, comme celles que les chiffres au-dessus de ta tête aimeraient t’annoncer. Je ne peux pas te le dévoiler. Ça serait contraire aux règles de la Mort qui régissent les Faucheuses. Mais tu dois bien comprendre que tu ne pourras jamais revenir en arrière. Jamais. Le choix que tu prendras aujourd’hui te suivra pendant toute ta vie.
— Je comprends.
Cependant, Kate ne renonça pas :
— Je veux quand même le faire.
— Très bien. Si telle est ta décision.
Atropos sortit de l’éther sa grande faux si sombrement réputée, deux fois plus grande que son corps de petite fille.
— Attention, prévint-elle, ça risque de piquer un peu.
Maniant son outil à deux mains, elle le leva au-dessus de sa tête et la fit basculer au-dessus du lit de Terry. La grande lame en métal transperça le corps de Kate. La jeune fille hoqueta, incapable de crier, quand bien même elle n’avait été traversée que psychiquement par la serpe. Son corps n’avait subi aucun dégât. Mais elle avait senti quelque chose se couper, dans son cœur. Atropos avait tranché le fil de sa vie en deux.
Une fois qu’elle eut repris son souffle, Atropos, sa faux rangée à ses côtés, déclara :
— Vous pouvez embrasser le marié.
— Hein ? anhéla-t-elle.
— Tu dois conclure le contrat. Et tu sais comment ça fonctionne. Ta vie a été séparée en deux. Et si tu veux te détacher de l’une des moitiés, tu dois la transférer à Terry. Pour cela, il n’y a qu’une seule solution : un baiser.
Kate se souvenait encore du baiser qu’elle avait partagé avec Atropos pour signer son contrat avec elle et toute la signification de ce geste. La bouche était l’entrée de l’âme, des souvenirs. Ce n’était pas anodin que les Détraqueurs aspirent la conscience des mortels à travers le sinistre « baiser des Détraqueurs ».
Elle s’approcha lentement. Les émotions la submergèrent au moment où elle se pencha au-dessus du visage de Terry et que ses lèvres épousèrent les siennes. La larme qui coula sur sa joue tomba sur celle de son meilleur ami. Ils s’étaient déjà embrassés lors d’une folie passagère ; une autre allait lui sauver la vie.
Ce baiser avait un goût unique. Des baisers, elle en avait partagé qui hurlaient la passion, qui murmuraient la tendresse, qui chantaient la complicité. Celui-là chuchotait qu’elle était désolée.
Le fil de vie coupé, elle le sentit délicatement remonter dans sa gorge et filer entre ses lèvres pour se loger en lui. Quelque chose de magique, quelque chose d’impalpable. Mais ce fil de vie perdu, il ne lui manqua pas. Elle ne le regretta pas.
Elle se redressa en caressant une dernière fois le visage de Terry, sur le côté qui n’avait pas subi de brûlure.
— Merci.
Elle avait adressé ce murmure à la fois à Atropos, mais également à ses deux amis présents, bien qu’endormis. Puis, elle s’éloigna du lit, déposa un autre baiser sur la tête de Maggie, et sortit de la chambre.
Elle savait ce qui lui restait à faire désormais. Sa décision était prise.
Son pas fut lent et déterminé tout le long du couloir de Ste Mangouste. Elle passa devant la chambre où Moira récupérait de ses blessures. Devant celle où Suzanna cauchemardait ; on parlait de la transférer au dernier étage. Devant celle aux rideaux fermés où se trouvait la dépouille de Scarlett, à l’intérieur de laquelle ses mères inconsolables veillaient. Mais Kate garda la tête droite. Elle ne renoncerait pas.
***
Une fois rentrée à Carlton avec sa moto-balai, elle était montée jusque dans sa chambre en toute discrétion pour ne réveiller personne. L’endroit n’était pas encore tout à fait vidé avec le déménagement. Son réveil affichait cinq heures du matin tout juste passées. Elle rangea dans son vieux sac rose ses affaires essentielles, une paire de vêtements, et glissa dans sa poche un billet de monnaie moldu qu’elle avait piqué dans le sac à main de sa mère. Elle laissa de côté le livre aux turquoises avec lequel elle avait tant communiqué avec Maggie en temps de vacances, ainsi qu’un mot comportant les instructions pour s’occuper de Mister Minnows resté à Londres.
Elle descendit sans un bruit et referma la porte d’entrée dans un cliquetis. Un poids lui retomba sur le cœur en prenant conscience qu’elle partait sans un adieu et qu’elle ne remettrait probablement jamais les pieds ici.
Elle devait partir. Loin, loin d’ici, loin de ceux qu’elle aimait. Elle les avait trop longtemps, trop souvent mis en péril. Chaque fois, elle avait cru qu’ils en réchapperaient toujours.
Mais pas cette fois.
Sa malédiction ne la concernait qu’elle. Il était hors de question que d’autres victimes innocentes en paient le prix. Le bilan était déjà bien trop lourd.
Kate s’éloigna de la maison familiale, le guidon de sa moto-balai dans les mains, prenant de la distance pour éviter de réveiller ses parents ou tout le quartier. La carrosserie noire de la voiture de son père étincelait dans la nuit. Elle jeta un coup d’œil au chiffre sur la boîte aux lettres que Phil n’avait jamais raccroché. Un petit moulin multicolore en papier tournait dans le jardin, planté dans un parterre de fleurs par Abby. Tous ces petits détails d’une vie heureuse allaient lui manquer.
Elle marchait au milieu de la route, poussant son guidon, quand elle entendit des bruits soudains. Ceux d’une porte d’entrée claquée et de pas sur le bitume. Elle aurait dû fuir, mais ses pieds restaient fermement ancrés au sol.
— Kate !
Elle se retourna à contrecœur et affronta le regard chargé de questions de son père, qui avait enfilé un jean et un tee-shirt. Le silence de la nuit ponctua leur échange, une vingtaine de mètres les séparant, sous les lumières du croissant de lune et des réverbères.
— Je suis désolée, papa. Je… je dois y aller.
— Je sais, moujingue. Je sais…
Comprenant qu’il n’allait pas la retenir, elle courut vers lui et se jeta dans ses bras. Phil serra sa fille aînée fort contre lui, sa grande main derrière sa tête échevelée, ému comme rarement il l’avait été. Comme de nombreuses fois ce jour-là, Kate ne retint pas ses larmes.
— Je dois le faire, expliqua-t-elle d’une voix aiguë. Je dois vous protéger…
— Je sais, ma chipie.
— Je suis désolée… Je ne veux pas vous abandonner.
— Tu ne le feras jamais. Tu seras toujours dans mon cœur. Je comprends ton geste. Crois-moi, je comprends…
Peut-être que le don de soi, que le sacrifice, était l’un des adages des Whisper. Faire passer les autres avant soi ; Phil avait été prêt à être incarcéré à perpétuité à Azkaban pour protéger sa fille, elle-même était désormais prête à disparaître dans la nature pour les éloigner des malheurs qu’elle ne cessait d’attirer.
— Je t’aime tellement, papa. Tu vas me manquer…
— Tu vas nous manquer aussi. N’oublie jamais que je t’aime. Et que tu resteras ma fille. Pour toujours.
Il termina sa phrase en embrassant longuement le sommet de son crâne. Après qu’elle eut ravalé ses sanglots, Kate s’écarta puis hocha la tête pour lui faire comprendre qu’il était temps. L’aube n’allait pas tarder à se lever. Elle s’éloigna, tiraillée, la gorge serrée, et chevaucha sa moto-balai. Sans un regard en arrière, elle enfonça son casque sur sa tête et prit le chemin qui l’emmènerait le plus loin.
Les poings dans les poches, Phil observa sans un mot la moto-balai qui fusait sur les routes, avec un faux bruit de vrombissement, jusqu’à ne devenir qu’un petit point dans la campagne environnante de Carlton. Elle disparut dans la toile pâle de l’aurore à l’horizon, mais elle ne reviendrait plus jamais, quel que soit le nombre d’aubes ou de crépuscules qui défilerait.
Il l’avait compris. Il le respectait.
***
Quand Maggie émergea de son sommeil, le lendemain, elle mit quelque temps à comprendre où elle était. Puis, elle se remémora les événements : l’explosion dans le métro, Ste Mangouste, Terry… Elle se redressa lentement, les lombaires endolories par sa position de sommeil et sa grossesse. Un court moment, elle considéra la couverture qui lui enveloppait les épaules. Mrs Diggle avait dû passer.
Enfin, elle prit conscience d’une main chaude dans la sienne et elle ne se rappela pas s’être endormie ainsi. Pleine d’espoir, elle remonta au chevet du Poufsouffle, guettant chaque mouvement. Elle aperçut alors des brefs cillements de paupières. Un rire nerveux de soulagement la fit hoqueter.
— Terry… Terry, tu m’entends ?
Elle porta les doigts du jeune homme à ses lèvres et les embrassa longuement, gardant ses yeux rivés sur lui. Il lâcha un soupir à peine perceptible. Mais Maggie guetta, guetta, sans s’impatienter. Elle était prête à attendre des heures, des jours s’il le fallait.
— Ma-… Maggie…, finit-il par articuler, d’une voix éteinte.
— Oui, je suis là…
La Gryffondor se leva légèrement pour lui baiser le front.
— Et je resterai là, assura-t-elle. Toujours.
— Que…
Elle voyait qu’il tentait de se mouvoir dans le lit mais que les énormes bandages l’entravaient.
— Tu as subi de graves brûlures. Mais tu l’as échappé belle. Ne bouge pas, tu risques de te faire mal.
— Tu… n’as rien ? chuchota-t-il avec beaucoup de peine à parler.
— Non. Grâce à toi.
— Et… Epona ?
— Elle va bien.
Maggie se leva et s’assit sur le lit pour faciliter sa posture. Elle pouvait ainsi mieux diriger le bras de Terry et elle prit sa main à plat pour la poser sur son ventre. Un sourire éclaira le visage abîmé du Poufsouffle ; sa joue lui tirait, mais il n’en fit pas état. Sa souffrance n’était rien comparée à sa joie immense, celle de sentir sa fille bouger pour la première fois, dans de faibles palpitations, encore difficilement décelables.
— Elle a… la hargne d’une Gryffondor, comme sa mère, laissa-t-il échapper.
— Et la ténacité d’une Poufsouffle, comme son père.
— Ah… ? Tu ne lui en voudras pas si… elle entre à Poufsouffle ?
— Je réfléchirai sur le moment s’il faudra la déshériter ou pas !
— Tu sais… on peut faire un pari dessus.
— Cela me semble être tout à fait envisageable, dans ce cas, Diggle.
***
Plus tard, dans la journée, Maggie se mit en quête de Kate à Ste Mangouste, Mrs Diggle ayant pris le relais auprès de son fils, mais personne ne put lui indiquer où était sa meilleure amie. Elle eut beau passer en revue l’accueil, les salles d’attente, questionner les guérisseurs, aucune trace de sa meilleure amie. Ce n’était pas le genre de Kate de disparaître comme ça, aussi longtemps. Ses maladresses se faisaient souvent remarquer. Mais aucune chute dans l’escalier, aucun chariot renversé.
Véritablement inquiète quant à son sort, Maggie quitta l’hôpital et rejoignit l’appartement de Kate sur le chemin de Traverse. La porte d’entrée était entrouverte. Aussi, elle y pénétra avec méfiance. Mais l’endroit était vide. Seul Mister Minnows roupillait sur son coussin, ravi de l’absence humaine.
Quelque chose clochait, Maggie le sentait…
Quand elle retraversa le Chaudron Baveur pour sortir du chemin de Traverse, elle remarqua cette fois une personne connue, assise seule à une table du fond : Emeric passait le doigt sur le rebord de son chocolat chaud, l’expression éteinte, s’intéressant peu à son environnement.
— Beckett ! l’interpella Maggie en l’approchant.
Lorsqu’il la reconnut, Emeric craignit le pire, à raison :
— M-Maggie ? Comment va Terry ?
— Bien, le rassura-t-elle. Il s’est réveillé. Les guérisseurs s’occupent de lui. Les brûlures ne cicatriseront pas tout de suite, mais au moins, il est hors de danger désormais.
Le Serdaigle lâcha un soupir de soulagement.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? l’interrogea-t-elle.
— Je… je ne sais pas trop. Je présume que je voulais me donner des airs de type désespéré qui noie sa peine silencieuse dans un Whisky-Pur-Feu. Mais comme je n’aime pas l’alcool, c’est probablement loupé.
— Et qu’est-ce qui te rend désespéré comme ça ?
— Kate ne t’a pas dit ? On… on s’est disputés. Je pense qu’on était tous les deux sous le coup de nos émotions. C’était très dur hier. Ça l’est toujours aujourd’hui. Comment va-t-elle ?
— Justement, j’aimerais bien le savoir, Beckett !
— C-comment ça ?
— Kate a disparu ! Elle est introuvable !
— Tu as été voir chez elle ?
— L’appartement est vide ! Il n’y a que son crétin de félin qui s’y trouve !
Soucieux, Emeric rajusta ses lunettes sur son nez aquilin. Il espérait que sa dispute de la veille n’avait pas motivé Kate dans l’une de ses énièmes bêtises pour tenter de faire amende honorable.
— Peut-être qu’elle est rentrée à Carlton, chez ses parents, réfléchit-il en se levant.
— Je savais que tu ne dirais pas que des stupidités, Beckett ! Très bien. Dans ce cas, je m’y rends de suite. Savoure-bien ton chocolat chaud de dépressif.
— Hors de question que je te laisse y aller seule, Maggie.
— Quoi, tu veux faire mon chaperon ?
— C’est ce que Terry voudrait. Il n’aimerait pas que tu aies un problème lors du voyage. Et je dois m’excuser auprès de Kate.
Une fois accordés, ils sortirent ensemble du Chaudron Baveur et appelèrent le Magicobus, direction Carlton.
Ce fut Phil qui leur ouvrit quand ils sonnèrent à la porte du domicile, au 45 Owlroad Street. Cependant, il ne fut pas surpris de les reconnaître, eux qui s’attendaient à le voir afficher des yeux ronds. Il les laissa parler en premier.
— Bonjour mister Whisper, s’avança Maggie. Vous savez où est Kate ? Elle a disparu, on l’a cherchée par-…
Phil marqua un arrêt de la main, vérifia que sa femme ne l’avait pas entendue depuis l’intérieur de la maison, et sortit sur le seuil, refermant sans bruit la porte derrière lui. À l’aide de sa baguette magique, il lança un discret Silencio pour rendre leur conversation secrète. Son comportement ne rassura ni Emeric ni Maggie, qui soupçonnaient que le père de famille en savait davantage. Il confirma :
— Kate est partie.
— Partie ? répéta Emeric. Qu’est-ce que vous voulez dire par partie ?
— Elle a fait ses bagages et elle est partie cette nuit.
— Mais… pour aller où ?
— Quelque part où personne ne la trouvera.
— Hein ? s’exclama Maggie d’une voix aiguë. Ça n’a aucun sens ! Ce n’est pas le moment de faire un cache-cache !
La gorge d’Emeric se serra et le jeune homme préféra demander :
— Elle vous a dit pourquoi elle a fait ça ?
Au fond de lui, il redoutait qu’elle soit partie en raison de leur dispute. Mais Phil l’avait interprété autrement :
— Kate n’en peut plus d’être responsable de ce qui vous arrive. J’ai entendu ce qu’il s’est passé, aux infos. Et je suis plutôt soulagé de voir que vous allez bien tous les deux. Mais si Kate a pris la décision de s’éloigner… c’était qu’elle était persuadée de régler les choses de la bonne manière.
— Kate n’est sûrement pas responsable de ce qu’il s’est passé ! répliqua Maggie. Ce n’est pas elle qui a posé les bombes ! Elle…
En prononçant ces mots, elle se rendit compte d’un détail :
— Elle était là, à la station… Comment elle savait que nous étions là ?
— J’ai entendu sa voix, leur révéla Emeric, c’est ça qui m’a sauvé. Kate savait ce qui allait arriver… comment, je l’ignore.
— Son Immatériel ?
— Impossible, rejeta-t-il de manière catégorique en secouant la tête, Kate n’a que des visions du présent, pas du futur. Elle aurait été incapable de prédire tout cela.
Puis, il revint à la conversation précédente. À en juger son regard noir, Phil pressentait qu’il serait sa prochaine cible :
— Vous saviez qu’elle était partie ? Vous l’avez vue ?
— C’est exact.
— Pourquoi vous ne l’avez pas arrêtée ?
— Parce que je comprends son geste. Elle veut vous protéger.
— Et la laisser partir, comme ça, seule, dans la nature, vous pensiez que c’était la meilleure solution pour elle ?
C’était la première fois qu’Emeric haussait le ton contre le père de sa petite-amie, qui rétorqua :
— J’ai élevé une sorcière qui sait se battre et se défendre ! Elle a le sang d’une Nettoyeuse dans le sang ! C’est pas le monde des moldus qui va avoir raison d’elle, gamin !
— Elle est seule, avec énormément d’interrogations ! De doutes ! Je n’ai pas peur de ce que Kate pourrait croiser sur sa route, mais de ce qu’elle renferme en elle ! Elle va être consumée par son propre chagrin ! Par sa solitude !
— Je connais ma propre fille ! s’éleva Phil. C’est une battante ! Elle ne renonce jamais !
— Ses défenses ne sont pas invulnérables ! tint bon Emeric. Kate est peut-être la personne la plus forte que je connaisse, elle possède malgré tout des faiblesses !
— Elle en a conscience ! Et sa faiblesse, c’est nous ! Toi, Maggie, moi ! Les gens qu’elle aime ! Et en s’éloignant de ce qui constitue son point faible, elle a fait le meilleur choix !
— Elle est en danger dehors ! Elle est beaucoup plus vulnérable que vous ne le pensez, car elle est instable ! Elle est perturbée par toutes ces émotions fortes, par tout ce qu’on a vécu ces dernières semaines, Mister Whisper ! Des gens sont morts dans le Colisée ! Des amis ont péri dans les attentats d’hier ! Vous croyez que cela la laisse de marbre ? Elle est fragilisée ! Et si en plus, elle n’a aucun soutien pour l’empêcher de craquer, comment croyez-vous que cela va évoluer ?
— Arrêtez !
Maggie avait ramené le silence d’un grand cri autoritaire.
— Ce n’est pas le moment ! Vous réglerez vos comptes entre beau-père et gendre plus tard !
— Il faut que l’on retrouve Kate, décida Emeric, catégorique.
— C’est hors de question ! Elle veut qu’on la laisse tranquille ! Qu’elle ne soit pas retrouvée !
— De toute façon, où tu veux la chercher ? tenta de raisonner Maggie. Si cela se trouve, Kate a déjà posé pied à terre dans un autre pays, à l’heure qu’il est ! C’est impossible de la retrouver ! Autant chercher une baguette magique dans un tas de branches de la Forêt Interdite ! C’est elle qui reviendra à nous quand elle s’en sentira prête. D’ici là… je vois mal ce qu’on pourrait faire.
— Il n’y a que moi qui vois un problème dans le fait que Kate, qui a parfois du mal à canaliser ses pouvoirs potentiellement mortels, soit lâchée seule dans la nature avec un traumatisme en prime ? se haussa Emeric, outré.
— Je suis d’accord avec toi, Beckett. Mais tu dois te rendre à l’évidence. On ne pourra pas retrouver Kate.
— Si !
L’opiniâtreté d’Emeric était telle que Maggie devina qu’il ne servait à rien d’argumenter contre lui. Elle soupira puis hocha la tête en direction de Phil :
— Merci pour votre aide, mister Whisper. Nous allons retourner à Londres. Si d’aventure Kate revient chez vous, dites-lui que nous serons toujours là pour elle.
— Je n’y manquerai pas…
***
VILLAGE DE WINCHCOMBE
Les cloches qui résonnèrent dans le village de Winchcombe, dans le Gloucestershire, marquèrent le début de la cérémonie funéraire en l’honneur de Scarlett. Cela faisait désormais cinq jours que les attentats avaient eu lieu. Si Terry restait cloué à son lit d’hôpital pendant que les guérisseurs tentaient des sortilèges pour réparer sa peau brûlée, Moira avait déjà mieux récupéré grâce aux potions et aux sortilèges de soin. Son cas était moins grave, du moins, plus facilement récupérable à l’aide de la magie. Encore faible, elle avait quand même tenu à assister aux derniers aurevoirs adressés à Scarlett et était montée dans un fauteuil roulant, que Maggie avait accepté de pousser sans glisser de petite pique humiliante. Il existait un temps pour tout. Quant à Suzanna, son état mental s’était dégradé et son transfert n’avait pas tardé. Elle avait besoin de temps pour se remettre des images traumatisantes du métro. L’enterrement de Scarlett n’était certainement pas le moment idéal pour la faire sortir de Ste Mangouste, même s’il s’agissait de sa meilleure amie.
De nombreux élèves et proches de la famille Hodgson avaient fait le déplacement. Maggie, si elle gardait la tête haute, n’avait pas particulièrement envie d’être familière ou sociale ce jour-là. Aller parler aux deux mères éplorées aurait été une profonde marque d’indécence. Elle, elle s’en était sortie, avec à peine quelques égratignures. Comme lors de la bataille du Colisée, Maggie restait la rescapée indemne, tandis que ses camarades perdaient la vie ou étaient blessés par les événements. Ce syndrome du survivant lui pesait sur l’estomac, comme un énorme boulet de fer. Chaque fois, Terry l’avait sauvée de ces situations auxquelles elle n’aurait sûrement pas survécu. Maggie n’était plus que l’ombre d’une Gryffondor qui n’avait jamais pu faire preuve de son courage.
Le soleil était haut et fort, ce jour-là, presque comme une provocation en ces tristes circonstances. Le fauteuil roulant de Moira cahotait sur les pavés qui traversaient le cimetière de la ville. Les tombes, en rangs disciplinés, semblaient les juger à leur passage. Elles auraient pu en avoir une aussi, gravée à la date des attentats, mais la Mort avait décidé de les épargner.
Maggie comme Moira furent silencieuses tout du long de la cérémonie qui s’était voulue intime et familiale. Dans leurs têtes respectives, elles répétaient ce discours qu’elles auraient voulu prononcer, narrant leurs mille anecdotes du dortoir des Gryffondor. Mais personne dans l’assemblée n’aurait compris. Leurs délires adolescents, leurs fous rires, leurs sortilèges manqués, leurs farces comme leurs désastres, ces pièges collectifs… Tout ce qui avait ponctué ces sept années à Poudlard et qui avait soudé leur groupe, aujourd’hui morcelé.
Elles songèrent qu’à l’heure qu’il était, Scarlett aurait dû être en train de roucouler dans les bras de Dennis. Certainement pas dans un cercueil. Le garçon de ses rêves avait dû l’attendre toute l’après-midi durant au café, songeant qu’elle lui avait posé un lapin. Il ignorait certainement son décès, à l’heure qu’il était. Maggie s’était promis de lui écrire une lettre pour tout lui expliquer et lui raconter qui était Scarlett, sans masque ni mensonge. Mais la blessure était encore trop récente, trop profonde ; même si Dennis méritait de connaître la vérité, Maggie refusait de le mettre en face de cette fatalité, si tôt après son départ. Il en souffrirait, d’une manière ou d’une autre. Attendre que ses sentiments se tarissent, que l’espoir fasse place à la désillusion, paraissait être la meilleure solution pour atténuer la douleur de la nouvelle.
Pendant que le sorcier qui officiait la cérémonie récitait des textes dans l’espoir de tarir les larmes des mères de Scarlett, dans les bras l’une de l’autre, Maggie porta son regard sur les collines, au-delà du château de Sudeley. Elle aperçut une silhouette immobile au loin ; il ne s’agissait clairement pas d’un promeneur du dimanche. Un doute lui pinça le cœur.
À la suite de l’enterrement de Scarlett, dans le silence et les larmes, Maggie prévint Moira :
— Je dois m’absenter. Le temps d’une heure, je pense… Tu peux survivre sans moi ?
— Qu’est-ce qui te fait douter ?
— La taille de tes bras n’est pas suffisante pour pousser les roues de ton fauteuil.
— Je t’emmerde, Dawkins, railla Moira avec un sourire. Je maîtrise quelques sortilèges informulés. Je peux me débrouiller sans toi !
— Dans ce cas… pourquoi tu m’as demandé de te pousser ?
— C’était marrant de faire de toi mon esclave. Vas-y, pousse-moi, Dawkins, pousse-moi !
— T’as de la chance qu’il n’y ait pas de falaise à Winchcombe, sinon, je me serais fait un plaisir de te pousser, oui !
Elles se séparèrent sur cette pique qui réveilla quelques doux souvenirs de Poudlard.
Maggie traversa le village à pieds et commença à grimper la colline, quand bien même ses lombaires commençaient à la lancer, à cause de sa grossesse. Mais son cœur s’allégea quand elle se rapprocha de la mystérieuse silhouette ; elle l’avait bien reconnue, on ne pouvait s’y méprendre.
Kate observait le paysage du haut du petit monticule herbeux, sous l’ombre d’un grand arbre isolé. Combien de plaines vides avait-elle traversé pour arriver jusqu’ici ?
Sans un mot, Maggie s’approcha et s’assit à côté d’elle. De là, on pouvait voir le cortège quitter peu à peu le cimetière, par grappes.
— Tu te souviens ?
La voix de Kate se perdit dans l’immensité de la campagne. Maggie avait pivoté la tête vers elle, mais attendit plus d’éclaircissements de sa part.
— Le jour de l’an, ici. Chez Scarlett.
— Comment l’oublier ! C’était l’un des plus mémorables. Avec celui chez toi, avec la vampirette !
— Oui…
— Tu avais amené des gâteaux immangeables. On s’était préparées, avec des robes de soirée. Celle de ta mère était trop grande pour toi, j’avais dû la rajuster par magie.
— Oui. Je t’avais dit que tu étais belle.
— C’est vrai. Et je t’avais dit que j’étais jalouse de toi.
— Puis quand je vous ai coursées en balai.
— Quand on a libéré Moira de chez elle.
— Quand tu m’as accompagnée à Graveson pour connaître mon secret…
— Oui…
Elles observèrent le village dans un court silence. Le cimetière était désormais vide. Scarlett pouvait reposer en paix.
— Et regarde où nous sommes aujourd’hui, murmura Kate, grave.
— Comment tu vas ?
La sollicitude de Maggie ne fit pas même sourire la Papillombre.
— Je ne sais que te répondre. Je ne me sens pas légitime à répondre « bien », mais je ne suis pas à plaindre.
— Pourquoi tu avais besoin de partir ?
— Je vous mets en danger.
— C’est faux, Kate.
— Je reconnais les conséquences de mes actes. C’est tout. Je voulais juste dire adieu à Scarlett, sans m’en mêler. Mais je ne vais pas tarder.
— Tu es attendue ?
— Non. Mais plus je reste, plus…
Elle s’interrompit d’elle-même. Tout pouvait surgir à tout moment. C’était en relâchant sa méfiance en temps de paix que Kate était tombée dans le piège. Elle refusait d’expliquer à Maggie la réapparition de Cliodna, par le cadavre de sa fille. Cela n’aurait rajouté que des problèmes. La Gryffondor se serait certainement emparée de cette révélation pour chercher à obtenir justice elle-même. Ce n’était pas le moment…
Kate se leva et s’apprêta à partir, quand Maggie l’arrêta :
— Terry s’est réveillé.
Son pas s’immobilisa dans les hautes herbes sèches. Pour la première fois depuis les attentats, un bref sourire apparut sur son visage. Mais Maggie ne put l’apercevoir, sa meilleure amie lui tournant le dos.
— Il va bien, il est stable, poursuivit la jeune fille. Les guérisseurs font ce qu’ils peuvent pour soigner ses brûlures, mais il gardera des cicatrices. Il pourra sortir dans une dizaine de jours. Il m’a demandé où tu étais. Il est inquiet pour toi. Beckett aussi. Il veut absolument te retrouver.
— Dis-leur que je vais bien et que j’ai besoin de prendre du recul.
— Quand reviendras-tu ?
— Cela me prendra le temps qu’il faudra.
— Tu seras là ? Pour notre mariage ? Pour la naissance de ta filleule ?
Le cœur de Kate se serra dans sa poitrine. Elle aurait voulu prononcer un serment, mais elle ne le pouvait. Ce n’était que d’autres rassemblements, d’autres occasions pour Cliodna de s’en prendre à ses proches pour la forcer à appeler Maëva, qui ne s’était pas manifestée à la suite des attentats.
— J’aimerais beaucoup. Crois-moi. Je le voudrais… Mais je ne peux rien te promettre.
— J’attendrai. Prends le temps qu’il te faut, Kate. Mais n’oublie pas que je serai toujours là pour toi, si tu en as besoin. Tu te rappelles ? « Aucune magie ne nous séparera ».
Une petite voix hurlait dans le crâne de Kate. Elle avait envie de se retourner et de sauter au cou de Maggie, partager une étreinte avec elle pour ne plus jamais la quitter. Mais elle savait que croiser ses yeux la condamnerait… Son poing se serra, ses ongles s’enfoncèrent dans sa peau. Mais la douleur était insignifiante par rapport à celle qui surinait son cœur.
— Je sais, Maggie. Je sais… Prends soin de Terry pour moi, s’il te plaît. Et prends soin de toi…
— Je le ferai.
Sans plus de cérémonie, Kate s’éloigna, sans que Maggie ne la retienne. Chaque mètre qui s’ajoutait entre elles les faisait souffrir davantage. Chacune avait tant envie d’attraper l’autre par la main et de partir vers un endroit qui serait un secret d’elles deux, un endroit où personne ne les retrouverait, un endroit où les cauchemars n’auraient plus d’emprises sur leur joie. Retourner à Poudlard, s’inventer un monde, monter dans une autre barque. Elles seraient à la fois leurs propres souvenirs, des fillettes et des adultes aux âmes d’enfant. Sans se fier au temps, sans se fier à l’espace, mais brandissant leur amitié comme leur seule arme et leurs rires comme seule défense. Tout aurait une fin, peut-être l’occasion d’un nouveau départ, mais leur lien, lui, subsisterait avant tout.
Mais c’était pour protéger cette amitié trop puissante que Kate était prête à tout, même si cela signifiait quitter Maggie.
Elle s’enfonça dans la forêt attenante et ne réapparut plus.
Voilà où est-ce qu’elle en était. Au beau milieu du Pays de Galles, dans un petit village perdu au milieu de la campagne, nommé Llanidloes. Là où personne n’irait la chercher…
Le ventre rempli de son Fish&Chips, Kate avait quitté le pub sans avoir adressé un seul mot, aucune salutation, à l’attention de la jeune femme au comptoir. Mais elle désirait seulement se faire oublier. Personne ne devait se rappeler d’elle, elle devait se faire aussi discrète que possible. Maggie lui avait laissé entendre qu’Emeric désirait la retrouver. La Papillombre le connaissait bien. Elle le savait capable de tout, y compris de lancer des avis de recherche. Pour le contrer, Kate n’avait donc d’autre choix que de se fondre dans la nature, de limiter ses contacts humains.
Comme tous les autres soirs, elle se trouva un recoin à l’abri du vent et de la pluie. Elle s’asseyait, sa capuche rabattue sur sa tête, et méditait, généralement quelques heures, avant de trouver le sommeil. Cela faisait maintenant six jours qu’elle n’avait pas dormi dans un lit. Le lendemain, elle reprendrait sa moto-balai garée plus loin et elle voyagerait de nouveau, guidée par l’instinct, fuyant vers l’ouest, avant de choisir un nouveau petit village perdu, le soir venu. Et elle répéterait ce schéma, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois s’il le fallait…
***
GODRIC’S HOLLOWS
Après dix jours de soins spécifiques, Terry put quitter Ste Mangouste pour rentrer à Godric’s Hollow, dans la maison qu’ils avaient aménagée et commencé à remplir de leur nouvelle vie à deux. Une chambre se préparait tranquillement pour le bébé, malgré les nombreux travaux à poursuivre et le mobilier à acquérir.
Mais le premier soir de son retour, avant d’aller se coucher, Terry fit face à son nouvel ennemi. Il observa longuement son reflet dans le grand miroir doré de Maggie. Son corps ne lui appartenait plus tout à fait. Du moins, il ne se reconnaissait plus. De grandes plaques rougies et disgracieuses recouvraient des larges parties de sa peau, remontant le long de son cou. Le feu avait attaqué sa mâchoire et sa joue, avait même abîmé son oreille et brûlé des cheveux autour. Quand il examinait ce profil déformé, Terry avait envie de passer une main dessus, pensant qu’il allait effacer ce grimage. Mais non. Il vivrait avec ces marques pendant toute sa vie. Cela allait lui demander du temps de les accepter. Il était en vie, c’était le principal.
Quand Maggie sortit de la salle de bain, en robe de chambre de satin rouge, elle le retrouva en pleine contemplation et s’approcha de lui sans un bruit.
— Est-ce que tout va bien ?
Terry continuait de se dévisager avec un air affligé.
— Je suis un monstre…, lâcha-t-il.
— Quoi ? Terry, tu dis n’importe quoi.
— Regarde-moi ! Je suis… Je n’étais déjà pas un canon de beauté. Mon IMC bien supérieur à la moyenne n’est pas une nouveauté, mais ça n’arrange pas mon cas.
— Arrête. Ce n’est pas vrai.
— Maggie, je les ai déjà vus.
Il se tourna vers elle et lui expliqua, avec une véritable souffrance secouant sa voix :
— Les regards, dans la rue, dans l’hôpital. Les gens sont dégoûtés quand ils n’ont pas pitié de moi. Ils me voient et tout de suite, ils se disent « le pauvre ! Il a dû souffrir ! Il n’a pas été loupé ! ». Les gens ne me regardent plus dans les yeux ! Ils fixent mes cicatrices !
— Ils les oublieront si toi tu les oublies.
— Comment voudrais-tu que je les oublie ? C’est… c’est impossible.
Maggie soupira et attrapa sa main :
— Je t’ai connu plus optimiste que ça.
— Disons que… ça remet beaucoup de choses en cause.
— Que veux-tu dire ?
— Tu veux toujours m’épouser ?
— C’est quoi cette question ?
— Tu veux vraiment passer ta vie avec moi ? Tu veux vraiment dormir avec ce corps à côté de toi ? Il t’attire vraiment ? Je sais que non.
— Terry, calme-toi…
D’une voix paisible, elle le mena jusqu’au lit et le fit asseoir devant elle, qui resta debout, sans lâcher ses mains.
— Tu pourrais avoir perdu une jambe, tes deux yeux, et même si tu étais chauve et que tu devenais Cracmol, je t’aimerais toujours autant et je souhaiterais toujours t’épouser.
— Comment peux-tu dire ça ? Je te connais, Maggie. Tu aimes les choses belles et raffinées. Je n’incarne rien de tout ça.
— Au contraire. Tout ce qu’il y a de plus beau chez toi est là.
Elle posa ses doigts sur la poitrine nue de Terry, sur sa peau brûlée, au niveau de son cœur.
— Je suis tombée amoureuse de toi pour ce que tu es. Et c’est cela qui m’a bouleversée, à l’époque. Je m’étais toujours attendue à m’amouracher d’un dandy bien portant, une brindille d’un mètre quatre-vingts au sourire immaculé. Tu as tout remis en question et j’ai mis du temps à l’accepter. Car tu m’as fait comprendre que les sentiments ne se construisent pas à partir d’une silhouette, mais des émotions que la personne en face te fait vivre. J’ai toujours été heureuse avec toi, Terry, toujours. Et c’est tout ce qui m’importe. Rien au monde ne me fera revenir sur ma décision de t’épouser. Je le veux toujours, aujourd’hui plus que jamais.
Puis, elle rattrapa les mains de Terry et les posa sur son ventre. Tous les deux entrèrent en connexion avec ce lien unique qui les rattachait à leur fille.
— Tu disais que les gens te dévisageraient avec pitié en voyant tes cicatrices. Ce n’est pas vrai. Quand ta fille te posera la question un jour, je lui expliquerai, et elle comprendra que son père est un véritable héros. Que ces cicatrices sont la marque de ton amour pour elle. Alors, elle ne cessera jamais de te regarder avec fierté et reconnaissance. Car chaque jour, elle se rappellera que tu l’aimes de manière inconditionnelle, sans même que tu ne lui dises.
Ces mots touchèrent Terry au plus profond de lui et ses bras s’enroulèrent autour de la taille de Maggie, qu’il rapprocha de lui pour l’étreindre. Sa tempe contre son ventre, il guettait les mouvements et les bruits.
— Merci, marmonna-t-il, pendant que Maggie caressait ses cheveux. Merci…
***
MAISON DES WHISPER
— Très bien… Oui. Je comprends… Merci, merci, monsieur. Bonne soirée.
Après avoir raccroché sur le téléphone portable qu’on lui avait prêté, Emeric soupira et barra à la plume un énième nom sur la liste. Cela faisait désormais quinze jours que Kate avait disparu. Mais il ne renoncerait pas. Il avait soupçonné sa petite amie d’être partie vers l’ouest après une piste intéressante tombée comme par miracle, d’un reportage à la télévision, où il lui avait semblé avoir aperçu, de loin, ce qui ressemblait à une moto-balai camouflée par magie. Mais il était arrivé bien trop tard… Depuis, il ne parvenait à rétrécir le périmètre de ses recherches et continuait à tâtonner à l’aveugle, son amour et son désir de pardon comme seuls moteurs de ces prospects qui pouvaient s’éterniser jusqu’à tard dans la nuit.
Il s’apprêtait à appeler un autre numéro quand quelqu’un frappa à la porte et suspendit son initiative.
— Je t’ai apporté de quoi manger.
Il ne se retourna pas, reconnaissant le bruit de la béquille.
Grace s’avança dans la chambre qui avait été longtemps occupée par sa fille. Cela faisait désormais une dizaine de jours qu’Emeric s’était installé là, avec l’autorisation de la mère de famille, pour mener ses recherches. Tous deux étaient persuadés que si Kate revenait, elle poserait le pied à Carlton en premier. Ils ne voulaient rien manquer… Grace soutenait les recherches du Serdaigle, se renseignant de son côté également, épluchant les journaux et se rapprochant des inspections de police. Mais désormais majeure, tant chez les sorciers que chez les Moldus, et ayant quitté le domicile de son plein gré, elle ne pouvait être mentionnée comme « disparition suspecte ».
Une assiette comportant deux sandwichs au jambon fut posée à côté de lui.
— Merci beaucoup.
— Tu devrais prendre une pause ce soir. Tu es debout depuis très tôt. Phil m’a dit qu’il t’a entraperçu à six heures, ce matin, avant d’aller travailler… On va regarder un film, en bas. Je pense que cela ferait très plaisir à Abby que tu sois avec nous.
— C’est vraiment très gentil à vous, Mrs Whisper. Mais… je ne veux pas créer plus d’ennui qu’il n’en existe déjà.
Emeric mentionnait par-là la situation très tendue entre lui et le père de Kate. Ils ne s’adressaient quasiment pas un mot, l’un accusant l’autre d’avoir fait le mauvais choix. Le premier soutenait sa fille dans sa décision de prendre de la distance ; le deuxième voulait tout mettre en œuvre pour la retrouver aussi vite que possible. Aussi, Emeric n’était jamais réellement descendu pour partager le repas avec eux, se contentant de descendre pour aller chercher à manger en ville ou de piocher dans le frigidaire quand Grace insistait pour qu’il se comporte comme chez lui, quand elle ne lui apportait pas directement de quoi se sustenter. Elle faisait preuve d’une extrême bienveillance à son égard, lui ramenant du thé, des confiseries, des biscuits, des boissons, pour éviter qu’il ne s’oublie.
Parfois, quand Abby se montrait à la porte de la chambre de Kate et qu’elle y découvrait Emeric, ce dernier en profitait pour faire une pause et jouer avec elle, pour lui raconter des histoires. C’était ce qu’aurait voulu Kate, se disait-il, quand bien même il peinait parfois à faire preuve de patience face à l’excitation de la petite fille qui, du haut de ses cinq ans, débordait d’énergie.
Grace soupira et abaissa les épaules.
— Vous l’aimez, tous les deux. Vous pensez la connaître par cœur, tous les deux. Pourtant, une part d’elle vous a échappé… Et vous êtes démunis, l’un autant que l’autre. Cela arrive. Tous les deux, vous êtes en colère, vous avez peur, vous êtes tristes, pour des raisons tout à fait valables et vous redirigez cela l’un envers l’autre. Je comprends que tu veuilles la retrouver, je le désire aussi, Emeric. Mais ne pense pas que Phil t’en veuille pour ça. Il interférera jamais dans ce que tu entreprendras pour elle. Il rêve qu’elle revienne également et que tout redevienne comme avant. C’est juste que… Phil a toujours partagé un lien particulier avec sa fille. Un lien que je ne comprendrai jamais tout à fait. Sûrement parce que je n’ai pas grandi dans ce monde de magie. Mais quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle décide, il respectera toujours ses décisions. Il a confiance en elle.
— J’ai aussi confiance en elle, mais je n’ai pas confiance dans ses pouvoirs, nuança Emeric. Elle est en danger. Je refuse qu’elle se laisse ronger par tout ce qu’elle renferme en elle et qu’on ne parvienne jamais à la récupérer. On arrivera peut-être trop tard et je m’en voudrais toute ma vie.
— Je te comprends, Emeric, je te comprends.
La main de Grace se posa sur son épaule pour marquer son soutien. Ce contact le réconforta. L’amour des parents de Kate le confrontait parfois à sa propre situation. Cela faisait presque huit ans qu’il avait perdu sa mère, et même s’il savait que rien ni personne ne pourrait la remplacer, il pouvait compter sur la présence de Grace, toujours prête à l’écouter, sans jamais le juger.
En réalité, même si Grace appréciait Emeric pour la personne qu’il était et ce qu’il représentait aux yeux de sa fille aînée, c’était une manière pour elle de le surveiller ; bloquée dans le monde du miroir, elle avait alors appris la nature particulière du jeune homme. Will avait malheureusement conforté ses craintes. Pour elle, Emeric n’était qu’un agneau réservé qui pouvait, si on tournait le regard, devenir le plus terrible des loups. Grace avait conscience que l’absence de Kate le rendait lui-même vulnérable.
Si Phil avait été mis au courant qu’Emeric était en réalité un cambion, il ne l’aurait probablement jamais accepté sous son toit, mais Grace gardait farouchement le secret…
— Tu as eu des nouvelles du Ministère ? lui demanda-t-elle.
— J’ai reçu un hibou d’Hermione, mais rien de probant pour le moment. Ils sont tout aussi impuissants que nous. Elle essaie de défendre cela auprès des Aurors pour qu’une petite escouade se lance à sa recherche. Mais cela prend du temps… Eibhlin essaie de se tenir informée au niveau de l’Irlande, rien à signaler non plus, hélas. Et j’ai aussi reçu un parchemin de la part d’une certaine maîtresse en divination qui prétend pouvoir la retrouver par la force des esprits…
— Ça marche, ces choses-là ? s’interrogea Grace, complètement naïve à ce sujet.
— Je ne me fie pas à la divination. Ce n’est pas une science fiable. Trop instable, trop subjective. Ça ne vaut pas le coup. C’est probablement une arnaque.
Grace hocha la tête, lui accordant le point. Puis elle s’écarta sur quelques mots apaisés :
— Tu devrais prendre une pause, souffler un peu. Si tu as envie de nous rejoindre, tu es le bienvenu.
— D’accord. Merci pour tout, Mrs Whisper.
— C’est normal.
Elle quitta la chambre en claudiquant sur sa béquille, observant d’un regard perdu les décorations résiduelles de sa fille qui la ramenaient à ses souvenirs d’elle. De nouveau seul dans la chambre, Emeric referma son calepin, sa bouteille d’encre et d’un sort de lévitation calculé envoya le téléphone portable se charger sur la commode.
Il poussa un profond soupir et accueillit toutes les sensations que lui renvoyait cette chambre chargée en émotions. Il pouvait entendre les rires de Kate à tout âge résonner dans les murs. Les yeux clos, il s’enveloppa de ces sons imaginaires. Sa tristesse, ce manque qu’elle avait laissé en lui, furent les fondations de ses fantasmes. Il se savait rêver, en complète illusion, quand il voulut deviner la caresse d’une main sur son épaule, là où Grace avait posé la sienne quelques minutes auparavant. Il faisait réciter à la Kate qui le hantait les mots qu’il désirait entendre :
« Viens ! Suis-moi ! »
Il sentit le spectre s’éloigner de lui, l’obligeant à quitter la chaise du bureau. Kate n’était pas là. Mais il voulait tant s’en persuader…
« Prends ma main. »
Sa main. Il l’avait tellement prise. Il en connaissait chaque relief. La douceur dans le creux de son poignet. Ressentir chaque frisson qui parcourait ses doigts. Deviner son excitation à la pression de sa poigne.
Oui. Ils avaient tant marché l’un à côté de l’autre, main dans la main.
Ce soir-là, il n’y avait personne pour attraper la sienne.
Le cœur en lamentation, Emeric ouvrit la fenêtre de la chambre et laissa l’air froid de la nuit s’engouffrer dans la pièce, comme une vague qui le submergea. Ce ciel, à la fois plus noir et plus étincelant que tous les ciels de l’été, l’appelait… N’écoutant que ses émotions les plus pures, Emeric se métamorphosa en harfang et s’envola vers les étoiles. Le croissant de lune était déjà haut sur la voute céleste. Le vent, léger, glissait entre ses plumes, le balançant dans les airs. Oui, l’air le berçait. Ou peut-être l’emmenait danser. À moins que ce ne fût le spectre de Kate dans sa plus belle robe étoilée qui l’incitait à suivre le pas.
Elle riait toujours, d’un rire cristallin. Si clair qu’il résonnait sur tous les toits de Carlton et des environs. Mais chaque fois qu’Emeric tentait de la rejoindre, elle esquivait d’une feinte dansée. Un jeu de chat et de souris.
Puis, tout à coup, elle disparut, sous quelques nuages. La brise transforma son rire en sanglots. Peut-être les larmes qu’elle versait en ce moment-même. Des milliers de questions tournaient dans la tête d’Emeric depuis des jours et il avait envie ce soir de les hurler à la Lune.
Où es-tu ?
Es-tu perdue ?
Te retrouverai-je un jour ?
Es-tu seule ?
As-tu peur ?
Me cherches-tu ?
Pourquoi es-tu partie ?
Lui devait rester, même s’il tentait désespérément de la joindre désormais, par tous les moyens. Mais sa plus grande interrogation, celle qui animait ses cauchemars :
M’attendras-tu ?
Kate, pourras-tu m’attendre ? Te retrouverai-je un jour ?
Cette nuit-là, Emeric dansa seul avec le silence des étoiles, guidé par la brise.
Sans se douter qu’à des centaines de kilomètres de là, Kate observait les mêmes astres. Assise sous un énorme saule, les jambes ramenées sur son ventre vide qui la tiraillait, elle se surprenait à regretter le passé, sa décision-même, peut-être. Elle rêvait, sans grande conviction, que la silhouette d’un rapace blanc percerait la toile noire de la nuit pour la rejoindre. Son nom frissonnait sur ses lèvres imbibées de ses larmes :
— Emeric… Je suis désolée. Je suis tellement désolée…
Kate se coucha sur l’herbe froide et ferma les yeux. Elle n’avait ni la bulle au flocon ni les lumières tombant du ciel pour la rassurer et la protéger de ses songes les plus sombres. Alors, elle s’accrochait à ses souvenirs, à ces mots qu’elle avait lus sur un parchemin, calligraphiés par Emeric, lors de son échange à Durmstrang.
« Sum presentaliter absens in remota »
« Je suis avec toi, même si je suis loin. »