« Ils sont drôles… ils veulent que je prenne lequel, exactement ?! »
Pour une première expérience, Juliet se retrouvait confrontée à un dilemme d’envergure, en ce jour radieux de juillet, l’un des rares de l’année sur la petite ville de Carlton. Lors du petit-déjeuner, ses parents avaient constaté, contrariés, que les réserves de lait avaient été épuisées et avaient donc envoyé leur fille cadette effectuer cette course. Juliet y était allée en traînant les pieds. Elle qui ne digérait pas cette boisson blanche à l’odeur peu ragoutante, la voilà à choisir quelle marque et quel type elle devait prendre. Et l’adolescente se doutait qu’au moindre impair, on lui réclamerait d’aller chercher de nouveau le bon produit.
Si au moins ses parents avaient eu la décence de lui offrir un téléphone portable, comme elle l’avait expressément demandé, pour son dernier anniversaire. Elle aurait ainsi pu les appeler pour leur poser la question. Au collège, elle était d’ailleurs devenue l’objet de railleries, alors que tous les autres camarades de son âge commençaient à utiliser leur premier portable, tous entrant dans une phase de vantardise dès qu’ils sortaient cet engin blindé à l’écran en noir et blanc de leur poche pour envoyer des SMS. Secrètement, Juliet espérait qu’on lui en donnerait un pour fêter son entrée au lycée.
Un bruit fort la fit sursauter. Dehors, une bande d’adolescents, qui zonait devant l’épicerie, venait de donner un grand coup dans la borne incendie et en riaient. Juliet maugréa en espérant qu’ils ne l’interpellent pas quand elle sortirait de ce magasin. Elle avait déjà eu l’occasion de les croiser une fois, au parc, alors qu’elle promenait son chien, et l’un d’eux s’était permis de lui faire une remarque à propos de sa démarche, soulignant en particulier son anatomie arrière.
Agacée, Juliet attrapa une bouteille de lait au hasard. Tant pis si ses parents et ses sœurs râlaient, ils n’avaient qu’à l’acheter eux-mêmes ! Elle se rendit alors à la caisse pour payer en bougonnant et commença à faire la queue.
Quelques secondes plus tard, une autre adolescente s’inséra dans la file, juste derrière elle, avec, elle aussi, un unique article en main. Juliet reconnut sans mal sa voisine. Elles n’avaient eu que peu d’occasion d’échanger, d’autant plus qu’en période scolaire, la jeune fille était apparemment envoyée en internat, loin de Carlton. Cette dernière semblait d’ailleurs en décalage avec la réalité, du moins avec les autres adolescentes de leur âge, avec son tee-shirt noir à l’effigie d’un groupe de rock, remontant jusqu’à son cou, son vieux pantalon trop large qu’elle remontait à tout bout de champ et son expression rêveuse qui donnait l’impression qu’elle n’appréciait pas le monde sous le même point de vue.
Juliet s’interrogea alors que Kate tournait le tire-bouchon dans tous les sens pour le détailler. Puis, en levant la tête, elle reconnut sa voisine blonde et lui sourit sincèrement.
— Oh ! Salut !
— Salut, lui répondit Juliet, plus réservée.
— Ah. Toi aussi, tes parents t’ont envoyée ici ? observa Kate en remarquant la bouteille de lait dans la main de Juliet. Même galère.
— Ils t’ont envoyée acheter… un tire-bouchon ? s’étonna Juliet, dans une grimace amusée. Ça pourrait être mal interprété par le caissier !
— Hmm, normalement, on n’en a pas besoin, mais ma mère a tenu absolument à en avoir un pour débouchonner la bouteille du repas de ce midi elle-même.
Juliet fronça les sourcils d’incompréhension.
— Vous faites comment alors, d’habitude ? s’intéressa-t-elle.
En se rendant compte de sa boulette, Kate roula ses lèvres dans sa bouche. Juliet n’aurait pas été en capacité de comprendre que la baguette magique de Phil suffisait généralement à gérer ce genre de petite tâche.
— Mes parents ne boivent pas souvent de vin, expliqua Kate de manière sommaire en grimaçant, embarrassée.
Juliet hocha la tête et avança jusqu’au caissier, qui terminait d’aider la petite grand-mère qui venait de payer à remplir son cabas à roulettes. Une fois son achat effectué, l’adolescente sortit de l’épicerie en saluant timidement sa voisine et traça sa route, sa bouteille de lait serrée contre elle. Cependant, passant devant les jeunes hommes turbulents, Juliet ne put esquiver leur intérêt.
— Matez la jolie d’moiselle !
Terriblement embarrassée, Juliet accéléra le pas, la tête baissée, cependant, les garçons la rattrapèrent.
— Hé, il t’a fait un compliment !
— Oui, tu pourrais lui répondre, salope !
— Désolée, je n’ai pas le temps, tenta Juliet, sans croiser leurs regards.
Cependant, elle fut stoppée par l’un des adolescents qui s’était interposé sur sa route.
— T’as pas le temps ? Qu’est-ce que tu fais avec une bouteille de lait ?
— Tu ne voudrais pas secouer la mienne, de bouteille de lait ?
La plaisanterie de mauvais goût les fit rire, tandis que Juliet priait pour qu’un miracle la sauve de ce pétrin. Et ce miracle se présenta sous une forme inopinée :
— Eh bien, qu’est-ce que tu fais là ?
Les regards des garçons convergèrent vers Kate, qui s’était approchée sans crainte, son tire-bouchon dépassant de la poche de sa veste. Elle se fraya un passage entre eux et attrapa sa voisine par le bras.
— Allez, viens, on nous attend.
Cependant, un gars lui barra le chemin quand elle chercha à s’éloigner.
— Tu te prends pour qui pour nous enlever notre jouet ?
— Euh, tu te prends pour qui pour traiter une personne de jouet ? répliqua Kate, choquée.
— Mais regardez un peu qui se la joue rebelle.
Bien moins féminine que ne l’était Juliet, Kate n’intéressait pas tant les adolescents sur ce point, mais sa morphologie encore plus proche de celle d’une fillette, malgré ses quinze ans, éveillait leurs moqueries. Kate ne répondit pas à leurs sourires goguenards et provocateurs, la tête haute, tenant toujours Juliet par le bras.
— Alors ? Il racontait quoi, le dessin animé, ce matin, à la télé ?
— Tu veux une tétine ?
— Et ça fait semblant d’aimer des groupes de rock, plaisanta un autre en désignant son tee-shirt.
— J’aime les groupes de rock, répondit sommairement Kate.
— Eh bah, vas-y ? C’est quand l’année de formation du groupe AC/DC ?
Prise au dépourvue, Kate ne parvint à répondre, ce qui lui valut un flot de ricanements :
— Fan, mon cul… elle n’y connaît rien, c’est juste pour la frime !
Vexée, Kate tenta une contre-attaque risquée avec le sourire :
— Et toi, tu connais la date de naissance de Picasso ?
Le garçon concerné lui répondit d’un regard écarquillé, avant que Kate ne rajoute, ravie :
— Pour se promener avec une tête ressemblant furieusement à l’un de ses portraits, tu aurais bien dû savoir !
Cette fois, les adolescents cessèrent de rire et se resserrèrent autour d’elles, alors que Juliet, terrorisée, serrait encore plus fort la bouteille de lait contre elle.
— Qu’est-ce que tu viens de dire, là ? Répète pour voir, connasse ?
— Attention, je suis armée !
Kate dégaina dans un vif geste l’objet qui se trouvait dans sa poche. Le groupe de garçons se moqua ouvertement de son tire-bouchon, tenu à la manière d’une épée.
— Cette meuf est tarée !
— Ah, tu crois ? Pourtant, c’est une arme puissante. Une arme de diversion.
Et avant que son interlocuteur n’ait eu le temps de rétorquer quoique ce soit, Kate lança un pied agile entre ses jambes, percutant violemment ses précieuses possessions.
— Cours !
Profitant de l’instant de flottement, Kate tira Juliet derrière elle, en contournant l’adolescent tombé à terre, avant que les autres ne commencent à les poursuivre.
— Par ici ! lui indiqua Juliet, qui connaissait la petite ville par cœur.
Elles bifurquèrent sur un petit chemin de quartier verdoyant et, à l’un des tournants, Juliet tira le bras de Kate pour la pousser dans un arbre buissonnant. Quelques secondes plus tard, elles entendirent les pas précipités des garçons, qui ralentirent, en s’interrogeant sur la direction qu’elles venaient de prendre. Ils les injurièrent, puis repartirent, bredouille, tandis que les deux filles s’accordèrent quelques minutes pour se remettre de leurs émotions.
— Tu cours vite, la vache ! souffla Kate.
— Et toi, tu n’as pas la langue dans ta poche ! Mais merci !
— D’où tu connais cet endroit ?
— Oh, tu sais. Ça fait quinze ans que j’habite à Carlton. Mes sœurs et moi avons recensé toutes les cachettes possibles dans la ville ! On se faisait des super parties de cache-cache, à une époque.
— Ça nous a sauvé la mise, en tout cas ! Gloire au cache-cache !
Chacune avec son trophée, une bouteille de lait pour l’une, un tire-bouchon pour l’autre, les deux filles reprirent le chemin de leur quartier, tout en partageant quelques discussions.
— Ça va ? C’est pas trop dur, l’internat ?
— Oh non, c’est chouette ! Il y a une super ambiance.
— Tu m’étonnes. Être loin de ses parents, pouvoir s’amuser entre potes, même le soir… !
— Enfin, ça fait du bien de revoir sa famille aussi. Mon père revient d’un long voyage. C’est ça qu’on fête d’ailleurs aujourd’hui. Ce qui explique le tire-bouchon.
— Il fait quoi, ton père, pour partir si longtemps ?
Kate grimaça.
— Hmm, je ne sais pas si j’ai le droit d’en parler… !
— Allez ! insista Juliet. Ça nous intrigue toujours, avec nos parents. Puis il a une sacrée voiture !
— Bon d’accord ! Mais tu ne le diras à personne, hein !
Kate vérifia que personne ne les écoutait aux alentours puis se pencha vers Juliet.
— Il travaille pour les services secrets.
— Quoi ?! Sérieusement ?
— Oui. Il a déjà sauvé des centaines de personnes, dans sa vie, crois-moi ! C’est un héros de l’ombre. Et là, il revient d’une très longue mission. Mais je n’ai pas le droit de t’en dire plus.
— C’est impressionnant ! Je comprends mieux pourquoi des crétins comme ceux de tout à l’heure ne te font pas spécialement peur. Avec ton père et ce qu’il doit te raconter, c’est rien du tout !
— Oh, si seulement tu savais, ricana Kate qui se retenait de mentionner les harpies et les vampires.
Le seuil de la maison de Kate fut le premier sur leur route. Le chiffre qui figurait sur le petit muret, séparé de la porte d’entrée par un carré d’herbe minuscule et quelques marches, demeurait indiscutablement seul ; son comparse n’avait toujours pas été raccroché.
— Bien, ce fut un plaisir, Juliet !
— Merci, Kate ! Tu penses repasser dans l’année ? A l’occasion, tu sais que tu peux venir à la maison, hein ?
— C’est gentil ! Je n’y manquerai pas !
Après de dernières salutations cordiales, Kate ouvrit la porte de son domicile, jeta un coup d’œil amusé à la voiture de Phil, que Juliet guignait d’un regard impressionné, pensant sûrement qu’il s’agissait là d’un véhicule d’agent secret, puis rentra en soupirant. Des bruits et des rires provenaient du salon. En ouvrant la porte vitrée qui séparait le vestibule de la pièce à vivre, Kate observa un instant Phil et Abby, tous les deux assis sur le tapis, et occupés à s’amuser avec les jouets de la petite benjamine. Malgré les tentatives de son père, la fillette demeurait malgré tout bien plus intéressée par les figurines de dragons et de sorciers à balais que les objets pour dînette.
— Oh non ! Tu m’as tué ! s’exclama Phil, qui jouait la figurine du dragon, signant avec son autre main. Aie pitié !
— Pas de pitié ! signa Abby, sans pour pouvoir prononcer un mot, insistant sur les gestes de sa main, avec un grand sourire ravi, alors qu’elle faisait tourbillonner les représentations des petits sorciers autour de la bête couchée, lui donnant quelquefois des coups. Pas de pitié ! Meurs, méchant !
— J’ai donné naissance à deux monstres, en fait.
— Merci, papa, je suis là, je t’entends.
— Je sais que tu es là ! C’est précisément pour ça que je le dis !
Phil se retourna et accorda un sourire à sa fille aînée, adossée sur le cadre de la porte, faisant tourner la boucle du tire-bouchon autour de son doigt. Plus loin, dans la salle à manger, la table était déjà dressée, sous ses plus beaux apparats.
— Tu serais horrifié si Abby jouait aux princesses toute la journée.
— Pas horrifié. Juste terriblement déçu. Et obligé de la retirer de l’héritage familial.
— Alors, de quoi tu te plains, exactement !
Phil leva la figurine qu’il tenait en main avec une expression outrée.
— Elle a tué mon dragon !
— Je vois…
Dans un soupir amusé, Kate se redressa, fit tomber le tire-bouchon qu’elle ramassa, et demanda :
— Maman est dans la cuisine ?
— Avec le chandelier. Elle a tué le colonel Moutarde.
Le sourire aux lèvres, Kate reprit alors le chemin par le vestibule, passant sous toutes les photos de famille accrochées sur le mur, et parvint jusqu’à la cuisine. La vieille radio grésillait en émettant un doux morceau de musique classique, tandis que Grace s’affairait au four pour y mettre le plat du midi, avec des gestes allègres. Elle avait fortement insisté pour préparer tout cela sans l’aide de son mari, qui méritait, après son année à Azkaban, de mettre les pieds sous la table pour leur premier vrai repas en famille.
— J’ai le tire-bouchon ! s’exclama Kate, victorieuse, en brandissant son trophée.
— Super ! Tu n’as qu’à essayer de l’ouvrir. La bouteille.
— Euh, non, sans façon.
— Et pourquoi pas ?
— Tu tiens tant que ça à ce que je repeigne le carrelage en bordeaux ?
— C’est une jolie couleur !
Résignée, Kate grommela et se dirigea vers la table, où l’attendait la bouteille de vin, à laquelle elle accorda un regard mauvais. Après avoir retiré le petit embout en aluminium, elle vissa l’outil dans le bouchon mais, malgré maints essais, ne parvint à le retirer, forçant à en faire virer son visage à l’écarlate.
— Laisse faire l’artiste !
Phil, qui était entré dans la cuisine sans se faire remarquer, lui déroba délicatement la bouteille et, d’un coup sec, l’ouvrit. L’action rendit Grace mécontente :
— On avait dit que tu ne faisais rien !
— Mais… je n’ai même pas utilisé la magie ! Ce n’est pas comptabilisé comme un joker ? chercha-t-il à se défendre.
— Allez, ouste ! Du balai !
Sans se départir de son sourire, elle fouetta l’air avec son torchon, tandis que Phil quitta la pièce en s’exclamant de manière théâtrale :
— Oh oui ! Plus fort, chérie !
— Ton père ne s’est vraiment pas amélioré en prison, en rit Grace, amusée.
Kate soupira, plus heureuse que désespérée. Ces petites scènes anodines du quotidien et empreintes de la complicité qui liait ses parents lui avaient tant manqué.
À table, la bonne humeur fut de mise. Et tous firent l’effort d’illustrer leurs paroles avec des signes pour intégrer la petite Abby aux conversations, bien que Kate ne maîtrise pas encore la langue aussi bien que ses parents.
— Et du coup, vous pensez qu’on va pouvoir partir pour les vacances ?
— Avec nos projets avortés de l’an dernier et l’argent du Ministère, je pense qu’on va pouvoir enfin s’en accorder ! Les premières depuis bien longtemps ! De toute façon, je ne reprends le taf que d’ici un mois et demi, je pense qu’on est large.
La libération de Phil avait été accompagnée d’avantages non négligeables, comme des indemnités financières pour compenser son emprisonnement d’un an, des congés prolongés pour profiter de sa famille et une restitution de son ancien poste.
Cette perspective enchanta Kate.
— Tu veux dire... aller en Ecosse ? Comme on avait prévu l’année passée ?
— Pourquoi pas ! J’ai lu aussi dans la Gazette qu’un nouveau parc d’attractions avait ouvert. Tu as eu des retours, de tes amis ?
— Woodswand ? Pour l’instant, non.
— J’aurais pensé que Maggie y serait déjà allée, tiens. Oh, Merlin, ton plat est divin, ma chérie ! Je me permets de me resservir, pour la peine !
— Ses parents ne sont pas du genre friands de manèges, à mon avis.
— Quelle surprise ! se moqua Phil.
— Mais... c’est un parc d’attractions pour les sorciers, non ?
Un silence suivit la question de Grace. Une tension s’installa.
— À première vue... euh...
— Mais ils peuvent peut-être accueillir les Moldus ! supposa Kate. Hermione m’a dit qu’ils commençaient à faire des efforts.
— Oui, mais peut-être qu’à l’intérieur, ce n’est pas accessible pour moi, fit remarquer Grace, sans animosité aucune, un sourire affiché sur le visage. Ou il faut obligatoirement savoir utiliser la magie, par exemple ?
— C’est accessible pour les jeunes sorciers, qui ne peuvent pas utiliser leur baguette en dehors de l’école, donc je ne pense pas qu’on te mettra dehors, ma chérie. Au contraire, je pense que ça peut être un excellent moyen de continuer à découvrir ce monde. Après le Chemin de Traverse et le quai 9 ¾.
Cela élargit le sourire de Grace, qui fit tourner son verre de vin entre ses doigts et d’en avaler une petite gorgée.
— Bon, et cette année, c’est les BUSES ! claironna Phil, en changeant de sujet.
— Ne m’en parle pas...
— Tu sais déjà un peu vers quoi tu voudrais te diriger ?
Kate échangea un regard inquiet avec sa mère, à laquelle elle avait en effet confié son projet de suivre les pas de son père vers la branche des Nettoyeurs. Bien que Grace n’exprime pas pleinement son approbation, elle n’arrivait à priver sa fille de son rêve, d’autant plus que son mari pratiquait déjà ce métier depuis près de vingt ans. Certes, il s’agissait d’une vocation très dangereuse, mais gratifiante et utile, qui permettait de sauver sorciers et Moldus sans distinction, sans rien réclamer en retour. Et avec toutes ses aventures et les expériences que lui racontait son père, Kate se sentait parfaitement légitime pour prétendre à ce poste en toute connaissance de cause.
Cependant, depuis la libération de Phil, Kate ne lui en avait touché mot, craignant sa réaction quand elle lui annoncerait son souhait. Elle aurait préféré attendre un moment plus propice, avec un discours préparé et des arguments solides, mais son père l’avait prise de court. Kate avala sa bouchée en veillant à ne pas s’étouffer et articula avec appréhension :
— Je veux devenir Nettoyeuse.
De nouveau, un silence s’imposa. Laissant le temps à Phil de poser sa fourchette sur le rebord de son assiette et de mâcher le bout qui lui restait en bouche, les mains liées devant lui. Kate redoutait ses prochains mots.
— Nous verrons ça la semaine prochaine, alors.
Sa réponse, plus que surprenante, laissa sa fille et son épouse interdites, qui reçurent alors davantage d’explications de sa part, avant même de les lui demander. Extérieure à leur conversation d’adultes, Abby jouait avec sa cuillère de purée, qu’elle faisait planer à la manière d’un avion.
— Si tu veux devenir Nettoyeuse, je suis la personne la moins bien placée pour t’obliger à retirer ton choix. Cependant, je veux que tu apprennes tout ce que cela implique. Il ne s’agit pas d’une simple chasse aux monstres, Kate. Ça va bien au-delà. Et cela demande une réflexion. Ou du moins des expériences.
— Tu veux m’emmener avec toi en mission ?! s’exclama Kate, avec des yeux écarquillés.
— Eh, tout doux, coyote ! Ne nous emballons pas ! Je pense que d’abord, un camping sauvage s’impose.
— Un... camping sauvage ? répéta-t-elle en croyant à une énième plaisanterie.
Elle avait commencé à ricaner, cependant, aucun de ses parents n’y répondit. Abby fit atterrir sa cuillère sale dans son verre d’eau.
— Euh, mais tu es sérieux, papa, quand tu parles de camping sauvage ?!
— Oui. Toi et moi, conditions de vie à la dure. Marches longues, entraînements physiques. Tu crois que le métier de Nettoyeuse qui t’attend est un monde de licornes ?
Subitement, le visage de Kate perdit toute teinte.
— Ce... n’était pas forcément ce que je prévoyais !
— Tu as des choses la semaine prochaine ?
— Non, mais je veux dire... !
— Bon, bah parfait ! Un peu de temps entre père et fille. De quoi tu te plains ?
— Elle aurait matière, lança Grace.
Abby brailla en rappelant sa présence, afin que les adultes reprennent les signes et qu’elle puisse suivre la conversation. Ils changèrent alors de discussion afin de l’intégrer.
Cependant, Phil ne démentit pas. Les jours suivants, on put l’entrevoir, de dos, dans son bureau sombre, Littleclaws somnolant dans un coin, en train de travailler sur des cartes. Kate se doutait qu’il préparait leur parcours. Son père lui avait dressé une liste de matériel à préparer. Elle avait comme interdiction de prendre tout objet en rapport avec la magie. C’est en comprenant le sérieux de sa démarche que Kate songea qu’elle aurait dû attendre d’être retournée à Poudlard pour lui avouer ses vœux d’orientation par lettre.
Le premier réveil annonça la couleur. Quand une drôle de matière vivante grignota de la place sur son oreiller. Kate remua et grogna, pensant que Mister Minnows cherchait à la déloger, et se tourna sous sa couette. Le barrissement tonitruant qui résonna dans ses oreilles manqua de lui déclencher un infarctus. Mais ce fut loin de son horrible surprise quand elle découvrit en face d’elle son père, le nez transformé en une trompe d’éléphant.
En entendant le hurlement horrifié de sa fille à l’étage, Grace soupira en interrompant sa lecture.
— Il n’a pas pu s’en empêcher... marmonna-t-elle, à moitié amusée.
Dans la chambre de sa fille, Phil, la face remodelée avec son habituelle expression taquine, jeta le manteau de sa fille sur son lit en clamant d’une forte voix :
— Debout, moujingue !
— Déjà ?! Mais il est... !
— 6h30 du matin, oui ! Nous sommes déjà en retard ! Bouge tes fesses, gros tas !
Il rajouta les chaussures de randonnée à la pile de vêtements et quitta la chambre sans prendre la peine de fermer la porte. Plus loin, dans son panier, Mister Minnows plissa les paupières, ricanant à sa manière de l’infortune de sa maîtresse, avant de reformer une boule pour retrouver le sommeil. Kate grogna en rejetant ses draps, passa une main dans ses cheveux tout emmêlés et commença à s’habiller sans grande conviction. Quand une ombre qui passa devant l’aube à la fenêtre la força à lever les yeux. Alors qu’elle revêtait sa chemise, encore ouverte, elle se dirigea vers la vitre et accueillit le hibou dans sa chambre, chargé de lui remettre un pli. Kate sourit en reconnaissant l’écriture de l’expéditeur et l’ouvrit :
« Kate,
J’espère que tu recevras ce mot avant que tu ne partes en voyage avec ton père.
Mes parents sont d’accord pour qu’on aille ensemble à Woodswand. Je vais demander aux gars s’ils veulent venir. De ton côté, tu peux sûrement inviter les filles de Gryffondor. Ou d’autres de tes amis. On se marrera bien tous ensemble !
J’ai hâte de te revoir.
Je t’embrasse (et plus encore ;) )
Griffin »
— Kate !
Le beuglement de son père au rez-de-chaussée l’obligea à laisser ses rêves de côté et à poser la lettre sur la commode. Un peu bougonne, quoique le cœur plus léger, elle descendit après avoir donné une friandise au hibou, qui repartit tout guilleret avec sa récompense.
— Je ne peux pas prendre un petit-déj’ ? se révolta-t-elle, alors que son père se chargeait de leurs deux sacs, entreposés dans l’entrée depuis la veille.
— Toi qui vois, mais à mon souvenir, le transplanage ne te réussit pas.
Kate n’en râla que davantage, mais fit l’effort de sourire quand elle dit au revoir à sa mère.
— Profites-en bien, lui souhaita cette dernière.
Se retenant de faire remarquer que son père allait sûrement lui en faire baver, elle comprit par-là que Grace la rappelait à ces temps pas si lointains. Quand la condamnation de Phil était encore la source d’une majorité de ses cauchemars. Ces mois durant lesquels elle aurait été prête à tout donner pour ne le revoir rien qu’un court instant. Non. Kate ne pouvait pas se permettre de se plaindre de partir seule avec lui, en expédition.
Ils chargèrent leurs affaires de campement dans la voiture noire de Phil et prirent la route, Grace assistant à leur départ depuis la porte d’entrée, vêtue du kimono en soie bleue qui lui servait de robe de chambre.
Comme à son habitude, Phil se gara sur un emplacement caché, à la lisière de la forêt de Carlton.
— Du coup, tu me dis enfin où tu m'emmènes ? souffla Kate en portant son gros sac lourd sur son dos.
— En enfer.
— Ca, j'avais compris. Mais j'aurais bien voulu plus de détails sur sa localisation.
— Tu devineras bien assez tôt. Allez, en avant !
Phil lui tendit la main afin qu'elle l'attrape. Kate déglutit en redoutant le transplanage et son père remarqua cette angoisse.
— Ca va aller ! Ce n'est pas ta première fois.
— Certes, mais j'essaie d'éviter ces moments !
— Bon, on y va à trois, d'accord ?
Kate approuva sa proposition conciliante d'un hochement de la tête en resserrant ses doigts autour de ceux de son père. Les yeux gris et rieurs de Phil ne la quittèrent pas du regard.
— Un… De… !
Elle n’eut pas même le temps d’entendre la fin du second mot de son père que Kate fut embarquée par cette sensation si caractéristique et bien désagréable lié au transplanage, comme si un crochet glacé l’avait agrippée brusquement au niveau du nombril. La première bouffée d’air que Kate inspira fut d’une fraîcheur insoupçonnée. Elle tituba sur le côté et se rattrapa à un rocher en toussotant, pensant qu’elle allait rendre.
— Plus jamais, « à trois » ! grommela-t-elle.
— Hm. Ça fait bien longtemps que je n’avais pas entendu cette phrase.
Phil abandonna sa fille à son malaise passager et étira ses bras en profitant du grand air. Dès que Kate eut repris quelques forces, elle se releva, en appuyant dans le creux de ses reins, et apprécia à son tour le paysage, s’avouant fascinée devant les immenses étendues vertes et brunes qui s’étiraient à perte de vue. Jamais de sa vie elle n’avait vu d’aussi hautes montagnes, si grandes que des neiges et des glaciers en coulaient, même au beau milieu de l’été. Les vallées étaient si escarpées qu’elles lui rappelaient les multiples tours pointues de Poudlard. Les couleurs, à la fois du ciel et de la terre, ne lui avaient jamais semblé aussi belles.
— C’est ça l’enfer, pour toi, papa ? C’est plutôt le paradis !
— Ne parle pas trop vite, plaisanta-t-il en frottant la tête de sa fille avec sa paume.
— Où est-ce qu’on est ?
Intriguée, Kate dévala un petit chemin de terre pour trouver une indication, les mains fermement agrippées aux lanières de son sac à dos. Puis, en déchiffrant le petit panneau en bois, elle s’exclama :
— C’est du français ?! On est en France ?
— Affirmatif, mademoiselle ! Dans les Alpes. Les montagnes les plus hautes d’Europe. Là où on chasse les ours à mains nues.
Phil se rattrapa en voyant sa fille blêmir :
— Mais non, il n’y a pas d’ours ici.
— Tu m’as fait peur !
— Juste des loups, des lynx et des vipères !
— Très rassurant !
— Allez, en route. On a vingt kilomètres avant de trouver le point d’arrêt que je nous ai soigneusement choisi !
Il embraya sur un pas rapide, que Kate eut du mal à suivre après un kilomètre.
— Tu vas trop vite, papa !
— Tu veux devenir Nettoyeuse ou non ?
L’argument la fit ravaler sa misérable condition et elle s’obligea à persévérer, malgré les ampoules qui commençaient à s’installer au fond de ses chaussures.
— Tu connais cette marche ? Ou en tout cas, cet endroit ?
— Je suis déjà venu ici, oui. Avec mon père. Quand j’avais ton âge.
Kate sauta sur l’opportunité ; ses grands-parents paternels n’étaient qu’un sujet très rarement abordé dans la famille. Chaque fois, Phil esquivait habilement le sujet.
— Quand tu lui as dit que tu voulais devenir Nettoyeur ?
— Pas du tout. Juste du temps entre père et fils.
— C’était de bons souvenirs ?
— Globalement, oui. Ceux des rares que je garde de lui, en tout cas.
Cela faisait près de quinze ans que les Whisper n’avaient pas rendu visite à leur fils. Ils n’avaient connu que leur première petite-fille habillée de vêtements pour bébé dans un siège berçant. Kate savait qu’un froid terrible avait tendu leurs relations, sans jamais comprendre vraiment lesquelles.
— Tu crois qu’ils sont où, aujourd’hui ? lui demanda-t-elle, malgré tout, trouvant les circonstances propices aux confessions, alors qu’ils grimpaient un chemin escarpé sur le flanc d’une grande butte caillouteuse.
— Loin, j’espère. Et ça ne les changerait pas de leurs habitudes !
— Tu les détestes à ce point-là ? Autant que mamine et papi Bobby ?
— Il y a des limites, ricana Phil en pensant à ses beaux-parents.
— Mais… qu’est-ce qu’ils ont fait, exactement ? Tes parents ?
— Rien. C’est justement ce que je leur reproche. Attention, ne trébuche pas sur la racine.
Kate ne tirerait rien de plus pour le moment, Phil le lui faisait clairement comprendre de par le ton de sa voix.
Quand ils parvinrent au point stratégique, une petite clairière quasi-culminante au sommet d’une montagne, Phil décida d’établir le campement. Leur marche était terminée pour aujourd’hui. Ils consacreraient leur après-midi à un entraînement sur place.
— On peut la monter avec la magie ! se plaignit Kate, qui s’était emmêlée dans les toiles de la tente.
— Ce n’est pas le but, répondit Phil qui était allé chercher du bois. Tu dois apprendre à te débrouiller sans. Juste avec tes mains. Non !
Il l’avait interrompu alors qu’elle avait ouvert la bouche pour répliquer :
— L’Immatériel ne compte pas non plus !
Prise de court, Kate jura et retourna à sa besogne ardue. L’aide salvatrice de son père lui permit de monter quelque chose de stable, bien que manquant de droiture.
— Quand je pense que Suzanna me racontait les tentes magiques, super grandes, soupira-t-elle alors qu’elle installait ses affaires à l’intérieur. Confort tout compris. On en est loin.
— Tu peux dormir à la belle étoile, si tu veux !
— Sans façon !
— Allez, dépêche-toi. Tu trieras tes affaires de fille après !
Kate revint vers son père en traînant des pieds avec ses chaussures de randonnée, tandis que Phil faisait rebondir un caillou dans sa main.
— Que fait un Nettoyeur, moujingue ?
— Euh, il chasse les monstres ? répondit Kate, prise de court.
La petite pierre termina sa course en plein milieu de son front et Kate lâcha un cri en se le massant.
— Il protège ! répondit Phil avec une forte voix, en entamant quelques pas sur le côté. Les moldus, les sorciers. Mais à commencer par lui-même. Pour être Nettoyeur, avant de savoir attaquer, il faut apprendre à se défendre. Acquérir des réflexes, anticiper.
— Tu me demandes la Lune, là, papa !
— Tu veux devenir Nettoyeuse, oui ou non ?
Le regard de Kate s’affermit et elle hocha la tête après un court silence, déterminée, les poings serrés. Cette assurance plut à Phil, qui afficha un sourire fier.
— Dans ce cas, passons aux choses sérieuses…
Il sortit alors sa baguette magique de sa poche, à la plus grande crainte de Kate.
— Je vais commencer par l’enchaînement suivant. Je vais lancer un sortilège à ta gauche. Puis un à droite, en haut et en bas. Tu devras les éviter. Prête ?
Kate n’eut pas même le temps d’approuver que Phil prononça sa formule ; encore une fois, sa capacité d’anticipation lui avait fait faux bond ! Elle esquiva de justesse le premier sortilège. Les suivants furent plus aisés, bien que le dernier l’obligea à sauter et qu’elle manqua de basculer en se réceptionnant.
— D’accord, bien, reprit Phil. Maintenant, je vais recommencer, mais la combinaison sera aléatoire. Il faut que tu essaies de te souvenir des premières images que te renvoie le sort et de capter la direction que je vise.
Sans prévenir, il relança les fausses hostilités et Kate manqua de perdre quelques cheveux en baissant la tête pour éviter le sortilège du haut. Elle crut comprendre le principe, quand elle parvint à réaliser une feinte habile vers la gauche, mais redescendit bien vite sur terre quand ses genoux furent touchés, lui faisant perdre l’équilibre dans un cri étouffé.
— Tu peux pas y aller mollo ?! s’exclama-t-elle.
— Ah ? Tu penses que ce genre de remarques sera prise en compte par le loup-garou enragé en face de toi ? « Ouais, ouais, pas de soucis, je peux même m’attacher les mains derrière le dos si ça peut t’aider ! » Là, encore, Kate, j’y vais lentement.
Kate souffla en se redressant et se prépara à recommencer l’exercice, encore et encore, jusqu’à ce qu’elle commence à acquérir de bons réflexes.
— Bon, c’est bien beau tout ça, mais tu te doutes que tu ne peux pas faire du sur-place ! Tu dois bouger dans l’espace, trouver des cachettes, des points stratégiques.
— D’accord !
Kate s’exécuta sitôt que son père lança la première offensive, balayant les environs d’un regard bref. Bien qu’insuffisamment vif, puisque qu’elle reçut un sortilège en plein abdomen, lui coupant la respiration quelques secondes.
— Hé, c’est moi le centre de ton attention ! lui rappela Phil. Comme d’habitude, je sais. Mais ce n’est pas une promenade de santé, princesse, tu dois analyser et réagir très vite, et quasiment ne jamais me quitter des yeux.
En suivant les conseils de son père, Kate réagit de manière plus efficace, mais tarda à trouver un abri. Elle porta son dévolu sur un petit fossé, en marge du campement, et profita d’un sortilège qu’elle évita d’un saut pour effectuer une roulade jusqu’à la dépression. Son action n’eut pas l’effet espéré et elle perdit le contrôle de son initiative audacieuse.
— Aouh ! cria-t-elle en tombant à la renverse dans le fossé.
Soucieux, Phil abaissa sa baguette et accourut pour vérifier qu’elle ne s’était pas blessée.
— Kate ? Ça va ?
La face maculée de terre, un genou légèrement écorché et les cheveux parsemés d’herbes sèches, Kate lui adressa un sourire.
— Ca… va ! Je me suis gaufrée !
— Normal ! Ça ne marche que dans les films ! Ou lorsque tu as beaucoup d’expérience. C’était stupide et risqué. Mais bien essayé.
Il lui tendit une main, qu’elle attrapa pour qu’il puisse l’aider à se relever. Leurs regards, en tous points identiques, se croisèrent et les deux commencèrent à ricaner en silence.
— Allez, on reprend ! En garde !
*** *** ***
Les flammes du feu de camp dansaient devant ses yeux, s’agitant dans d’éphémères circonvolutions qui ancraient quelques images symboliques dans sa rétine. L’adolescente taquina quelques braises avec son bâton pour les attiser davantage. Ses membres commençaient à la lanciner. Elle se doutait qu’elle se réveillerait pleine de courbatures, malgré ses étirements en fin d’entraînement.
Ramenant ses jambes près de la bûche sur laquelle elle était assise, Kate observa alors le ciel nocturne, parfaitement dégagé, et guetta les sonorités de la forêt sauvage. Elle se demanda si quelques créatures magiques peuplaient ces bois, tout comme à Poudlard. Puis, des craquements approchant lui firent comprendre que son père était de retour.
— Regarde ce que j’ai ramené !
Fier de sa trouvaille, Phil brandit un sac en toile, dans lequel quelque chose remuait avec vivacité.
— Qu’est-ce que c’est encore ?! se méfia Kate.
— Regarde.
En posant le sac devant elle, Phil s’accroupit alors à côté de sa fille, qui écarta les ficelles avec suspicion. Le lapin brun emprisonné chercha alors à s’enfuir à toute vitesse, mais le réflexe couplé du père et de la fille eurent raison de son intrépidité.
— Tout doux, Bugs Bunny !
— Il est trop mignon ! s’attendrit Kate. Il bouge beaucoup, mais rien que d’un seul coup d’œil, il a l’air plus affectueux que Mister Minnows !
— Super ! Tu vas pouvoir le tuer, maintenant.
La déclaration subite de Phil estomaqua Kate, tandis que son père lui tendait le manche de son couteau.
— Quoi ?! s’étrangla-t-elle. Le tuer ?! Mais tu es malade ?
— Tu veux manger, ce soir ?
— Et je refuse encore plus de le savoir dans mon estomac ! Pauvre bête !
— Kate.
Le regard de son père s’était fait sévère.
— Tu n’as pas le choix.
Dans le sac, le lapin avait cessé de bouger pendant un instant, comme redoutant l’instant prochain. Tremblante, Kate enroula ses doigts autour du manche du couteau, qu’elle leva lentement. Sa prise se crispa quand elle tenta de se convaincre qu’elle en était capable. Ce n’était qu’un lapin. Et son estomac lui rappelait sa faim dévorante. Peut-être son père cherchait-il encore à la mettre à l’épreuve, afin qu’elle lui prouve son courage et sa volonté. L’adolescente s’apprêta à ficher la lame dans le sac en toile, avant de baisser le bras, abdiquant.
— J-je ne peux pas, se résigna-t-elle.
— C’est bien, Kate, soupira Phil en posant sa main sur celle, encore frissonnante, de son aînée.
Cette dernière lui adressa un regard empli de doutes et d’incompréhension.
— Pourquoi tu ne peux pas le tuer ?
— Parce qu’il est innocent. C’est un petit animal sans défense.
— Exactement. Et tu as eu pitié.
— C’est mal ?
— Non, au contraire. Mais dis-toi qu’aux yeux des créatures dangereuses, tu n’es rien de plus que ce petit lapin. Qu’ils se feraient un plaisir de dépecer. Les monstres se fichent que les gens soient innocents. Ils tuent, c’est tout. Et parfois même pas pour se nourrir. Alors, je te laisse imaginer. Ce qu’il faut être, pour n’éprouver à ce point aucune pitié. Ce sont des bêtes sanguinaires, incapables de penser.
Comprenant mieux la démarche de son père, Kate hocha de la tête.
— Alors, en retour, tu ne dois pas leur en manifester. De la pitié. Elles ne la méritent pas. Car elles ne sont pas innocentes. Et qu’elles pourraient tuer beaucoup de petits lapins…
Phil se releva et souffla alors :
— Tu veux le libérer ?
Résolue, Kate opina de nouveau du chef. Ce que Phil lui accorda d’un même geste. Elle renversa alors le sac sur le côté et l’ouvrit avec prudence. L’animal se saisit aussitôt de cette opportunité pour déguerpir le plus vite possible. Sa fuite allégea Kate, lui permettant presque d’oublier les bruits de son ventre affamé.
— Bon, bah, ça sera la soupe, hein ?
Préparant la conserve qu’il sortit de son sac, Phil la fit léviter au-dessus des flammes puis s’assit à côté de sa fille.
— J’étais sûr que tu serais incapable de lui faire du mal.
La phrase fit sourire Kate, un premier temps silencieuse.
— Je crois que j’avais besoin de ça… marmonna-t-elle.
— De quoi ? De crampes ? D’une soupe ?
— Non. De savoir que je ne suis pas un monstre.
— Pourquoi tu le serais ?
— J’ai tué Merrick, papa.
La mort éclaircie de son parrain n’avait pas laissé la jeune fille indemne. Ce qu’elle avait vu dans les souvenirs de Grace la hantait régulièrement, la nuit. Et quelquefois, elle accrochait sur la face de l’ancien Mangemort le visage de certains autres proches, qui pourraient être aussi ses victimes.
Le regard de Phil s’affermit tandis que Kate poursuivit.
— J’ai déjà blessé des gens, par le passé. Puis ce qu’il s’est passé dans la Grande Salle, quand j’ai pris le contrôle de tous les élèves sans le savoir. Quand j’ai obligé Terry à frapper un autre gars… Oui, parfois, je me demande si ce n’est pas un monstre qui sommeille en moi.
— Laisse-le dormir.
— Je ne peux pas prévoir son réveil, papa. Je ne le maîtrise pas… Il me fait peur.
Ramenant ses jambes contre sa poitrine, Kate trembla et se confia plus encore :
— Tu sais, papa, parfois, je cauchemarde. Je rêve qu’un jour, bientôt, ou dans quelques années, Littleclaws te ramène une lettre de mission. Et que cette fois-là, c’est moi que tu devras traquer. Pour ce que je pourrais devenir…
Phil se rapprocha d’elle et enlaça ses épaules d’un large bras pour la serrer contre lui. Cette odeur et la chaleur qui émanait du corps de son père réconforta Kate, comme lorsqu’elle n’était qu’une enfant apeurée.
— Je ne sais pas ce que tu deviendras, Kate. Mais je sais ce que tu es aujourd’hui. Et tu n’es pas un monstre. Tu es une jeune femme sensible, au cœur d’or, capable de tout pour ceux que tu aimes. Tu es passionnée, déterminée, humble, tolérante, capable de pardonner. Quelqu’un que les gens apprécient, aiment, chérissent. Si tu étais un monstre, il n’y aurait pas de personnes comme Maggie et Terry, prêtes à te suivre jusqu’au bout du monde. Tu es ma fille. Et je t’aime bien plus encore. Tu ne dois pas cacher qui tu es vraiment pour espérer fuir ce qu’il y a en toi. Te glisser dans l’ombre ne lui permettra que de te dévorer. Ne lui laisse pas cette opportunité. Combats-la. Je sais que tu le peux. Oui… Tu es ma fille, après tout.
Les doigts de Kate se resserrent sur la veste de Phil. Des larmes de joie coulèrent dans la fente de son sourire. Les mots de son père pouvaient panser toutes les blessures de son cœur. Comment aurait-elle pu survivre sans eux ?
— Je t’aime, papa… marmonna-t-elle.
Touché, Phil frotta d’une poigne vigoureuse le bras de sa fille, blottie contre lui. Elle était déjà si grande. À la frontière de l’âge adulte. Oui, bientôt, Kate deviendrait une femme. Forte et épanouie. Celle qu’il avait toujours rêvé voir grandir.
— Va te coucher, ma grande, lui chuchota-t-il après avoir embrassé le sommet de sa tête. Tu as besoin de reprendre des forces…
Kate se redressa et hocha la tête. Après avoir déposé un baiser sur la joue rugueuse de son père, elle se leva et pénétra dans la petite tente, lui accordant un dernier signe de la main avant de refermer la fermeture éclair de la tente.
Phil resta dehors quelques temps encore, veillant sur le feu qui se mourait lentement. Le panorama céleste resplendissait au-dessus de sa tête, comme il ne l’avait jamais contemplé depuis l’Angleterre. À Azkaban, chaque infime étoile aperçue par le trou dans le mur et quand les nuages incessants le lui permettaient avait été le berceau de l’un de ses vœux. À présent, Phil avait à sa portée des milliers de souhaits brillants, comme il les rêvait en pensant ne jamais les retrouver à nouveau, contraint à rester enfermé dans cette cellule jusqu’à la fin de ses jours. Mais une seule prière résonnait pourtant dans sa tête. Oui. L’unique chose à laquelle il aspirait à ce moment précis où le monde des astres lui ouvrait les bras était le bonheur de sa fille aînée.
— Debout, mollusque !
Kate grogna dans son duvet chaud, déjà importunée par la lumière du soleil matinal qui la contrariait depuis les premières heures de l’aube. Sans prévenir, Phil ouvrit la fermeture éclair de la tente et attrapa les pieds de sa fille pour la tirer en dehors de son abri.
— Papa ! brailla-t-elle, prise de court.
— Pas de trainaille !
Se dépêtrant de son sac de couchage, le regard ébloui et la bouche pâteuse, Kate se leva d’un pas instable.
— Mais il est…
— 6h30, oui, comme hier ! Allez ! Quinze pompes !
— … Quoi ?!
La voix étranglée de sa fille ne rendit pas Phil plus clément, qui pointa le sol.
— Quinze pompes, et je ne rigolais pas !
— C’est quoi, exactement, l’armée ?! se révolta-t-elle, en se positionnant malgré tout.
— L’armée ne chasse pas les vampires ! Et ils ont des armes à feu et des tanks, ces flemmards !
— On a des baguettes magiques, papa !
— Chut ! Pour la peine, tu m’en feras cinq de plus !
Fulminant, Kate se tut pourtant pour éviter de donner à son père l’excuse de lui en infliger davantage. Au bout de la cinquième, elle manqua déjà de s’écraser le menton sur la terre, ses bras ne la retenant plus. Ses membres malmenés par les courbatures de la veille la lancinaient et la nuit n’avait pas été des plus agréables, piquée de temps en temps par une vive douleur qui lui rappelait qu’elle avait été au-delà de ses limites.
— C’est bon, tu es échauffée ? lança Phil, quand elle se releva après ses vingt pompes.
— Echauffée ?! répéta-t-elle, à bout de souffle.
— Tu ne pensais pas que tu allais échapper au petit jogging du matin, si ?
— Mais je vais mourir !
— Si peu ! Cartographia.
De petits fils dorés jaillirent de la baguette de Phil et formèrent, en s’entrelaçant, une carte des environs.
— Tout est indiqué dessus, elle t’aidera à te repérer, lui expliqua-t-il alors que la carte magique et immatérielle lévita vers elle.
— Ah, parce que tu ne viens même pas avec moi ? s’indigna-t-elle.
— Je reste là pour te préparer ton petit-déjeuner. C’est une bonne combine, non ?
— En gros, tu vas te la couler douce tandis que moi, je transpirerai comme un bœuf sur des chemins de montagne avec plein de pierres pointues !
— Hé, hé, rappelle-moi déjà qui est Nettoyeur et qui ne l’est pas encore, entre nous deux ?
Kate n’eut pas même le temps de soupirer d’agacement que Phil frappa dans ses mains à plusieurs reprises.
— Allez, hop hop hop ! C’est parti !
Déjà fatiguée rien que de penser à l’effort qu’elle allait devoir fournir, Kate s’élança dans un trot démotivé, poursuivie par la carte magique qui volait à ses arrières. Dès que sa fille disparut dans la forêt, Phil retourna vers sa tente, à côté de laquelle il avait entreposé les affaires de campement. Et, soulevant la bâche qui servait à ranger les toiles, il découvrit le corps du lapin mort dont il venait de tordre le cou, quelques minutes avant de réveiller sa fille, et y jeta un regard neutre. Les belles paroles étaient réservées aux espoirs. Mais la réalité derrière demeurait toute autre. Et pour comprendre cela, Kate avait encore besoin de temps...
*** *** ***
Quand Kate revint au campement, près d’une demi-heure plus tard, dégoulinante de sueur et le visage rouge écarlate, elle fut happée par le subtil fumet de viande cuite et d’œufs frits. Aussitôt, la perspective d’un agréable petit-déjeuner bien mérité la requinqua.
— Ah bah, tu ne t’es pas perdue ! constata son père, qui retournait les pièces de viande dans la poêle, posée sur le feu. Toutes mes ficelles de caleçon !
— Alors, je veux ma pierre tombale ici, réclama Kate, à bout de souffle, en pointant le sol près d’un immense sapin. La vue est imprenable, ça sera... pfiou ! Ça sera parfait !
Puis, elle s’assit sur sa bûche, se passant une main sur son visage rouge, chaud et humide, tandis que Phil remplissait sa gamelle de nourriture pour la lui donner. Cette pitance lui donna l’impression de revivre.
— Merlin, si j’avais su que j’aurais un jour pris autant de plaisir à manger... ! se régala-t-elle.
— Tu vois ? Parfois, connaître le pire permet d’apprécier d’autant plus les bonnes choses.
— Je sais.
Kate repensa alors à toutes les aventures et les périples qu’elle avait traversés depuis près de cinq ans et cette rétrospective lui donna le vertige. Elle avait manqué de mourir un nombre incalculable de fois, que ce soit de la main de Morgana ou dans les escaliers farceurs de Poudlard, elle avait rencontré des centaures et des veaux de lune, elle avait échappé à une vampirette, avait sauvé l’une de ses amies en la kidnappant, avait vécu séquestrée dans une cave pendant plusieurs mois, avait trouvé le cadavre d’un marchand sur le Chemin de Traverse, avait voyagé dans le temps, était allée à Azkaban ou encore, avait été victime d’une prise d’otages. Peu de gens, même plus vieux de quelques décennies, pouvaient prétendre avoir vécu autant d’épopées et de drames. Et comme l’arguait Phil, toutes ces expériences, mystiques ou malheureuses, lui avaient appris à relativiser et à profiter des bons moments, que ce soit avec sa famille ou ses amis.
— Du coup, pour se laver, on fait comment ? demanda-t-elle en s’étirant, une fois son petit-déjeuner achevé. J’ai une odeur à faire fuir des blaireaux !
— Il y a une source, en haut, à deux cents mètres, environ.
— Source, répéta Kate, dubitative. Tu veux dire... eau froide ?!
— Affirmatif, princesse !
— Avec la magie, il y a sûrement moyen d’arranger ça.
— Sûrement. Mais ce n’est pas le but de notre petit voyage.
Comme de nombreuses fois depuis la veille, Kate grommela et se résigna à obéir aux directives que lui imposait son père. Armée de sa serviette et de ses produits, elle entreprit alors de grimper le petit chemin en pierre, particulièrement escarpé. Elle s’écorcha d’ailleurs le genou en trébuchant sur un caillou. Malgré ses réticences, trouver la source sembla être une libération pour elle. Une petite cascatelle avait formé dans la pierre un bassin, assez grand pour accueillir trois à quatre personnes, rempli d’une eau cristalline. Elle retira son pull, retroussa son pantalon et se risqua à tester la température, qui s’avéra être glaciale.
« Courage, Kate, tu peux y arriver... ! »
Inspirant une grande bouffée d’air, la jeune sorcière se résolut à se dénuder pour se baigner. Le premier pied dans l’eau fit remonter un grand frisson dans tous ses membres et Kate dut se faire violence pour ne pas en ressortir immédiatement. Oui, elle avait traversé bien pire que cela.
Une fois qu’elle fut entièrement immergée, à l’exception de la tête, Kate soupira de malaise, pas encore habituée à la fraîcheur de l’eau. Elle tenta de s’évader en songeant à Poudlard et à la nouvelle année qui l’attendait. Elle avait grand hâte de retrouver ses amis sur le quai 9 ¾, en particulier Griffin.
Griffin... Le jeune homme ne parvenait à quitter ses pensées qui la suivaient de nuit comme de jour. Parfois, elle se souvenait de la fillette naïve et éperdue qu’elle avait été, rêvant un jour d’être à son bras. Un vœu aujourd’hui réalisé. Elle avait appris à apprécier ses caresses et ses baisers, et songeait à un avenir heureux à ses côtés. Certes, il ne s’agissait pas du même amour complice que se vouaient ses deux meilleurs amis, Terry et Maggie, toujours parés pour les quatre cents coups, en particulier lorsqu’il s’agissait de paris, mais il y avait, dans cette relation qu’elle entretenait avec Griffin une espèce d’échange bénéfique. Kate ne pouvait nier l’assurance qu’il lui avait donnée. Le Gryffondor lui avait appris à prendre confiance en elle, à voir en elle autre chose qu’une fille malchanceuse et maladroite. Griffin avait mis en valeur ses qualités plutôt que d’exacerber ses défauts.
Et puis, il y avait Emeric. Pour en avoir croisé à la télévision, Kate avait appris à détester les triangles amoureux, en crachant que de telles situations ne pouvaient survenir, avant de se rendre compte qu’elle avait été embarquée dans l’un d’entre eux. Malgré l’avertissement de Terry et l’austérité nouvelle d’Emeric à son égard, Kate ne pouvait s’empêcher de penser à la prise d’otages, au jeune Serdaigle qui avait risqué sa vie pour elle. Quand Emeric avait débarqué dans la chambre où elle avait été attachée sur une chaise, Kate avait été submergée à ce moment-là d’une vague de sentiments indescriptibles. Au-delà des présents, des petites attentions et de leurs cours dans la Salle sur Demande, elle s’était rendue compte alors de l’ampleur de l’amour que lui portait Emeric. Mais, comme lui avait fait remarquer Terry, Kate n’était pas encore capable de lui rendre la pareille. Une chose était certaine ; elle lui était reconnaissante pour l’éternité et était prête à tout pour racheter ses dettes si un jour elle en était capable.
Barbotant dans l’eau, à laquelle elle était parvenue à s’habituer au gré de ses pensées, Kate se surprit à envisager quelques plans que son père aurait désapprouvé. Mais après tout, il ne pouvait pas être dans les parages. Même au nom de la sécurité de sa fille, Phil n’aurait pas été jusqu’à la déranger dans son intimité.
Alors, Kate laissa danser ses mains au-dessus de l’eau pure et un filet d’argent coula au bout de ses doigts gouttant. En percutant la surface, l’Immatériel se dispersa en quelques fumerolles, qui s’assemblèrent en un petit animal. Le cerf cabra avant de galoper sur les vaguelettes. Des arbres immatériels ponctuèrent sa course. Kate monta là toute une scène mystique en reproduisant la vie de la forêt. Le vol des petits oiseaux nacrés se reflétaient dans l’eau, qui prenait alors des aspects opalescents.
Comment cette magie pouvait-elle servir le mal ? Hisolda avait bien tenté de la convaincre des bienfaits de l’Immatériel, pourtant, jusqu’à là, Kate n’avait enchaîné que de bien mauvaises expériences. Depuis que Merrick avait quitté son esprit, plus rien ne retenait son pouvoir. Elle s’adonnait alors parfois à son petit péché mignon, jouant avec ce Don encore si mystérieux. Mais les voix de ses meilleurs amis résonnaient dans son oreille : elle devait rester sur ses gardes. Le contrôle pouvait facilement lui échapper.
En entendant un bruit proche, Kate sursauta et l’Immatériel s’évanouit subitement en coulant dans les eaux transparentes de la source. Quelques arbres plus loin, un écureuil l’observait avec suspicion. Il disparut bien vite en craignant que la sorcière ne s’intéresse trop à elle. La fuite du petit animal fit sourire Kate, qui décida de sortir, s’enroulant dans sa serviette en claquant des dents.
*** *** ***
Ce jour-là, père et fille entreprirent une nouvelle randonnée, que Kate subit avec de lourdes jambes et des bras tiraillés par les courbatures. Cependant, elle garda le sourire et entretint les discussions avec Phil en essayant de faire transparaître sa fatigue le moins possible. Conscient qu’il en demandait beaucoup, pour une jeune fille de quinze ans, ils s’accordèrent une pause dans un petit village de montagne et s’arrêtèrent dans un restaurant pour consommer un bon chocolat chaud bien mérité, qu’il commanda dans un français approximatif.
— Ta mère le parle vraiment mieux que moi… ! souffla-t-il en appréciant la chaleur de la tasse ronde entre ses paumes englobantes.
— Elle aurait dû venir avec nous !
— Je ne veux pas être désobligeant à l’égard de ta mère, car je l’aime plus que tout au monde et qu’elle risquerait de me frapper avec ma propre batte si elle m’entendait parler et que je tiens encore à mes fonctions cognitives, mais je ne pense pas qu’elle en aurait été capable. L’altitude ne lui réussit pas. Tu sais, sa condition…
Phil parlait par-là de l’anémie chronique de Grace, qui l’affaiblissait par périodes et qui, durant son enfance, l’avait clouée dans un lit d’hôpital.
— Oui, je sais, soupira Kate, je disais ça sur le ton de l’ironie… Pauvre maman.
Elle dégusta une gorgée de chocolat chaud et observa un instant les décorations champêtres de l’endroit.
— Papa ?
— Hm ?
— Tu as eu pas mal de copines avant maman, n’est-ce pas ?
— Euh. Il y a un piège dans cette question ? se méfia Phil.
— Pas spécialement.
— Quelques-unes.
— Papa. Dix, ça ne compte pas juste comme « quelques-unes ».
— Tu vois ! Tu m’attendais au tournant !
— Dis-moi ! rit sa fille face à son malaise.
— Oui, bon, d’accord, j’en ai eu pas mal ! Satisfaite ?
— Complètement !
Depuis toute petite, Kate adorait questionner son père sur son passé à Poudlard. Mais les histoires concernant ses parents éveillaient en elle une véritable fascination, plus encore depuis qu’elle était entrée dans les souvenirs de Grace afin de sauver son père. Leur amour lui paraissait tellement beau, invulnérable. À l’image de celui qu’elle rêvait d’entretenir avec son futur. Peut-être Griffin.
— Mais alors, qu’est-ce qui t’a plu chez maman, plus que chez les autres ?
— Je pense qu’elle était tellement différente, par rapport à mes autres conquêtes… Je fréquentais des filles qui ne me voyaient que pour ma belle gueule. Et pour figurer dans mon espèce de palmarès. Ta mère, la première fois que je l’ai vue, il s’est passé quelque chose. Elle ne me connaissait pas. Alors que chez les sorciers, le monde est très petit et une réputation a bien vite fait de tourner. Pour ta mère, je pense que je représentais quelque chose d’énorme. Pas au sens littéral du terme, j’étais beau et fringuant à l’époque, haha ! Mais la perspective d’un nouveau monde. Et inversement. J’ai plus appris sur la vie avec ta mère qu’avec n’importe quelle fille. Sorcier et moldu n’ont pas le même regard sur ce qui les entoure. Beaucoup de sorciers sont persuadés que le monde moldu n’en vaut pas la peine, mais ils se méprennent. Ta tante Charity n’a pas tout sacrifié pour une simple lubie. Le monde des Moldus la passionnait et je suis heureux qu’elle m’ait transmis une part de cela, car je n’ai pas eu d’a priori, le jour où j’ai rencontré ta mère. Elle était une jeune femme avant d’être une Moldue. Oui, je pense que c’était ça. On avait tellement de choses à s’apporter. Alors qu’avec les autres, j’avais vite fait le tour, et elles aussi de leur côté. Avec ta mère, je sais que je pourrais passer encore l’équivalent de trois vies pour tout connaître.
Kate réfléchit un moment.
— C’est pour ça que tes parents ne sont plus là ? Parce que tu es avec maman ?
— Non, pas spécialement. Pourquoi ?
— Je sais pas. Deux sorciers qui voient leurs deux enfants épouser des Moldus, ça peut faire un choc, non ?
— Pas pour eux, rejeta Phil en secouant la tête. Ça n’a rien à voir…
— Comment tu réagirais si j’épousais un Moldu, plus tard ?
— Pas plus différemment qu’avec un sorcier. L’essentiel, c’est que tu te trouves quelqu’un qui sache te rendre heureuse.
Les mots de son père la firent rougir un court instant. Puis, Phil la prit de court :
— Mais que je sache, Griffin n’est pas moldu, aux dernières nouvelles !
— N-non ! bredouilla-t-elle, embarrassée. Puis on n’a… pas du tout l’intention de se marier ou quoi ! C’est juste mon copain, on a quinze ans ! On est encore très loin de tout cela !
— J’espère, ricana Phil.
Son humour fit tiquer sa fille :
— Ca ne t’embête pas qu’on parle de lui ? Tu m’as toujours bassiné que si un garçon m’approchait, il prendrait cher !
— Tu es ma fille, Kate, mais tu n’es pas ma propriété privée. Tu sais déjà faire des choix, pour ta vie future. Je pense que tu es assez mature et responsable pour. Je ne peux pas prendre toutes les décisions à ta place. Et si tu estimes que ce garçon te plait et te rend heureuse, mon avis, dans tout ça, importe peu. Tu as le droit de te faire tes propres expériences. J’ai confiance en toi.
Touchée, Kate avança sa main sur la table et attrapa les doigts de son père, rendus chauds par la tasse de chocolat chaud. Phil répondit à cette attention par un sourire complice, puis reprit avec un air tendre :
— Par contre, s’il te blesse, je lui arrache la tête à mains nues !
— Papa ! lâcha-t-elle, choquée.
Riant un instant, Phil descendit le reste de sa tasse et tapota sur la table.
— Bon, ce n’est pas tout ça, mais on a de l’entraînement sur la planche !
Il se rendit au comptoir pour régler, le temps que sa fille termine son breuvage et aborda la jeune serveuse avec un grand sourire.
— Bonjour encore, c’est pour payer, annonça-t-il dans un français difficilement compréhensible.
— Bien sûr !
Cependant, quand Phil lui présenta les pièces de monnaie, la jeune femme grimaça :
— Désolée, monsieur, nous n’acceptons plus les francs. Nous sommes passés aux euros.
— Aux… zéros ? ne comprenait pas Phil.
La serveuse chercha alors dans sa caisse pour lui présenter les pièces réclamées, que Phil observa avec attention en hochant de la tête.
— Ah, je vois.
Vérifiant que personne ne le regardait, à l’exception de la serveuse, il sortit sa baguette magique, la braqua sur sa paume qui recueillait les quelques francs et les ensorcela sous le regard impressionné de la serveuse, bouche bée.
— Mais… !
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus que Phil lui fit oublier par magie le phénomène auquel elle venait d’assister. La jeune femme papillonna des paupières et accorda un regard à Phil, comme si elle venait d’être arrachée d’un rêve profond.
— Bonjour encore, c’est pour payer ! répéta Phil avec son grand sourire et sa phrase légèrement améliorée au niveau de son accent.
— B-bien sûr, bredouilla-t-elle, décontenancée, sans comprendre ce qu’il s’était produit.
Phil lui tendit les francs métamorphosés en euros, qu’elle accepta sans mal, avant de retourner vers sa fille, qui se levait pour revêtir sa veste de randonnée.
— Les français sont fous. Ils changent de monnaie ! partagea-t-il.
— Ils diraient pareils des sorciers.
— Mais alors des sorciers français, c’est le combo !
— Il y en a plein à Beauxbâtons.
— Hm, oui. Mais les sorcières françaises ont aussi beaucoup de charme, dans leurs petits uniformes bleus. À mon époque – je ne sais pas si c’est encore le cas aujourd’hui, tu demanderas à ton Griffin – mais il y avait beaucoup de photos qui circulaient à Poudlard, elles s’arrachaient avec un succès fou ! Il doit m’en rester quelques-unes dans un vieux carton qui traîne dans la buanderie…
— Papa !
— Mais oui, mais oui, ne t’en fais pas, ta mère est le seul et l’unique amour de ma vie !
— J’espère !
— Tu crois que si je propose à ta mère de porter un uniforme de Beauxbâtons, elle l’accepterait ?
— Papa !
*** *** ***
Ils reprirent l’entraînement sans que Kate ne bronche une fois qu’ils furent retournés au campement, après une bonne heure de marche. Elle avait acquis de meilleurs réflexes, en comparaison avec la veille. Les sortilèges de Phil l’atteignaient bien moins. Elle commençait à comprendre ce que son père attendait d’elle et semblait avoir gagné en agilité, bien qu’elle ne retentât pas de sauter dans le fossé.
Si bien que son père estima qu’elle était prête à passer à l’étape suivante : l’attaque. Il invoqua, à l’aide de la magie, ce qui semblait être un sac de boxe, lévitant au-dessus du sol.
— En dehors de la magie, il est possible qu’une créature décide de t’attaquer en combat rapproché. Ils savent que c’est notre faiblesse. Car notre magie est parfois trop lente pour ça. Tu dois savoir te défendre et attaquer avec tes bras et tes jambes. Mais avant que je t’enseigne les techniques de combat, il faut que tu apprennes à porter des coups précis et efficaces. Mets-toi en position, les bras devant toi, tes poings doivent protéger ta tête. Bien. Les jambes, légèrement fléchies, mais sans prendre appui. Tu dois pouvoir bouger en cas de besoin. Ne jamais rester immobile. Maintenant frappe !
Kate s’exécuta, mais son petit poing ne fit même pas osciller le sac magique.
— Tu peux tenter par le front, mais ce n’est pas toujours le plus efficace, bien que tu aies plus de force. Tente sur les côtés, mais sans geste ample. Tu dois aller au plus court, au plus rapide et au plus puissant. Allez, on recommence ! Droite, gauche !
Sans perdre de vue ses objectifs, Kate frappa de nouveau en serrant les dents.
— Encore !
Elle loupa un coup lorsque son appui manqua d’équilibre. Les instructions tonnantes de Phil rythmaient l’exercice.
— Encore ! Plus fort ! Concentre-toi sur un point.
Elle répéta ses gestes des dizaines de fois, sans baisser les bras, déterminée à faire la peau à ce sac !
— Plus fort ! Tu tapes comme une fille !
Vexée, Kate crispa ses doigts et lâcha une once d’Immatériel, qui recouvrit la surface de ses métacarpes. Quand son poing percuta le sac avec violence, ce dernier valdingua et Phil dut sauter sur le côté pour l’éviter.
— Je suis une fille et je peux frapper comme ça ! rétorqua Kate, satisfaite et à bout de souffle. Donc oui, ça, c’est taper comme une fille et j’en suis fière !
— Il y a eu de la triche !
— Le résultat est là ! Rien ne m’interdira en mission d’utiliser l’Immatériel. On doit se servir de tous ses atouts.
— Certes, mais ce n’est pas ce que je cherche à t’apprendre, fit remarquer Phil en replaçant le sac d’un geste de sa baguette. Tu dois aussi apprendre à te débrouiller sans. Allez, recommence !
Contenant sa frustration, Kate se remit en position et poursuivit l’exercice sans user de son Don.
*** *** ***
Trois jours plus tard, Phil eut la surprise de voir sa fille aînée se lever bien avant qu’il ne se décide à la réveiller.
— Bonjour, papa, lui lança-t-elle avec le sourire, terminant de retresser ses longs cheveux.
— Déjà debout ? s’étonna-t-il alors qu’il relançait le feu, l’aurore n’ayant pas encore paru.
— Il faut bien.
Sans qu’il ne le lui demande, Kate entreprit de faire ses quinze pompes réglementaires du matin, sous le regard intrigué de Phil, qui pourtant ne la gracia d’aucune remarque. Puis, lorsqu’elle eut terminé, Kate sauta sur ses pieds, qui rebondissaient sur le sol.
— Que s’est-il passé ? osa demander Phil, avec un sourire. Rendez-moi ma fille ! Enfin, non, j’aime bien aussi celle-là, mais ça m’intrigue !
Le fait que Kate se transforme peu à peu en véritable volontaire lui plaisait, et elle-même en répondit avec un sourire ravi.
— Il faut bien que je m’y mette ! Et que je profite d’être là.
Sentant qu’elle-même ne parvenait pas clairement à se l’expliquer, Phil accepta sa réponse sommaire sans ajouter de remarque.
— J’y vais, je reviens d’ici une demi-heure. Avec un peu de chance, je pourrai voir l’aube se lever là-haut !
Il était impressionné par la nouvelle détermination de sa fille et Phil se contenta de hocher de la tête et d’assister à son départ. Puis, un sourire se dessina sur son visage, éclairé par la lumière flamboyante des flammes naissantes, alors qu’elle disparaissait dans les bois. Kate allait devenir une Nettoyeuse exemplaire, certainement meilleure que lui, il en avait la certitude.
*** *** ***
— C’est très beau, ma chérie !
Les signes de Grace enchantèrent Abby, qui se dandinait sur la chaise rehaussée de la cuisine. Son visage était parsemé de tâches de peinture, qu’elle étalait avec ses mains sur de grandes feuilles de papier. La qualité de l’œuvre était bien discutable et Abby en avait sûrement plus mis à côté que sur la surface destinée à cet effet. Elle leva ses mains multicolores avec un immense sourire de dents de lait et les secoua, ravie des encouragements de sa mère.
— Tu rajoutes un peu de bleu ? lui demanda Grace, qui parlait tout en signant. C’est joli, le bleu !
Abby comprit immédiatement et plongea ses doigts dans le pot de la couleur correspondante avant de les écraser sur la feuille qui commençait à gondoler.
— Qu’est-ce qui est bleu, Abby ?
— Le ciel, répondit-elle, avec une main tournante levée au-dessus de sa tête.
— Oui, très bien ! Et quoi d’autre ?
La petite loucha un instant sur sa mère avec malice, avant de plaquer une paume dégoulinante de peinture sur le pull bleu cyan de sa mère, qui ouvrit la bouche de stupeur sans pouvoir réagir.
— Je l’avais cherchée, celle-là, soupira-t-elle pour se tempérer, attrapant une feuille de sopalin pour rattraper les dégâts, tandis que sa fille ricanait, particulièrement satisfaite.
Puis elle rajouta, sans signer :
— La digne fille de ton père, toi aussi… ! Je suis mal barrée.
Au même moment, Grace entendit le vrombissement caractéristique de la voiture de son époux qui revenait au bercail. Ce son lui avait tellement manqué ces derniers mois qu’elle ne put réprimer un frisson.
— Quand on parle du loup.
Elle attrapa sa fille cadette et lui nettoya sommairement les mains, tâche ardue car Abby ne comprit pas l’interruption brutale de l’activité. Puis, elles allèrent ouvrir la porte d’entrée, pendant que Kate et Phil déchargeaient le coffre de la voiture.
— Coucou, maman ! la salua sa fille aînée avec un sourire épanoui, quand elle monta les marches du seuil, son sac de camping sur son dos.
— Bonjour, ma chérie ! C’était bien, cette semaine ?
— Epuisante, mais géniale ! Coucou Abby !
La petite sœur avait étreint la tête de Kate dès qu’elle s’était approchée pour embrasser leur mère. Celle-ci tira une grimace souriante.
— Je pense que tu as mérité un bon bain chaud, jeune fille ! Pour te décrasser de tout ça !
— Excellente idée ! approuva Kate. Du chaud ! J’ai presque oublié ce que c’était ! Comme le matelas et les toilettes.
— Monte ton sac dans ta chambre, la prévint Grace, alors que sa fille s’apprêtait à le jeter dans l’entrée.
Kate grogna d’avoir été si prévisible et monta, penchée, en traînant ses pieds lourds.
— Tout s’est bien passé ? demanda Grace à son mari quand ce dernier les rejoignit.
— Parfaitement bien. Et toi ? Tu en as profité pour me tromper avec un gnome ?
En prononçant ses mots, Phil avait pointé du doigt la petite main colorée sur la poitrine de Grace, qui râla :
— C’est l’œuvre de ta fille.
— Elle a déjà tout compris à la vie ! C’est bien, moujingue ! signa-t-il avec un immense sourire.
— Non mais ne la félicite pas !
Après avoir frotté la tête échevelée de teinte auburn d’Abby, Phil s’approcha de sa femme et lui attrapa le menton, avec une expression plus espiègle.
— Embrasse-moi plutôt que de te plaindre.
— Est-ce que l’adolescent décérébré que tu es le mérite ? lança Grace dans un murmure provocateur.
— S’il vous plaît, madame… !
Grace sourit en lui accordant son baiser. Jalouse d’être ignorée, Abby tapa sur la tête de son père, qui la gracia d’une petite pichenette sur son nez.
— Quoi, je n’ai même pas le droit de profiter de ta mère, maintenant ?
La fillette tendit les bras, réclamant à être attrapée par cet homme qui avait été absent pendant presque la moitié de sa très courte vie.
— Super, on va se trouver à devoir démêler deux complexes d’Œdipe ! plaisanta Grace en donnant sa fille à son mari, la petite se blottissant contre lui.
— Tu me parles toujours de ce Dipp, mais je ne sais toujours pas qui c’est, cet hurluberlu ! Et ce qu’il a de si complexe !
À l’étage, Kate s’était fait couler un bon bain chaud et se languissait que la baignoire se remplisse assez pour entrer dedans. Le contact du liquide fumant fit naître un frisson de plaisir au creux de ses entrailles et elle se glissa délicieusement dans la baignoire, en soupirant de bonheur. Les fumerolles de vapeur qui s’échappaient de la surface lui rappelaient les circonvolutions de l’Immatériel. Cette comparaison la fit sourire.
Puis, après avoir défait sa tresse engraissée par la crasse, Kate plongea la tête dans l’eau chaude. Ces sensations lui rappelaient ces moments magiques, dans la salle de bains de Papillombre, dans les bassins enchantés qui lui permettaient de nager dans un ciel crépusculaire ou au milieu d’une forêt lumineuse. Dans ce monde moldu, Kate savait hélas qu’ouvrir les yeux ne ferait que les lui irriter, à cause des produits.
Cependant, quand Kate chercha à sortir la tête de l’eau, une subite pression s’abattit sur le sommet de son crâne. Comme si quelqu’un la lui maintenait sous l’eau. Prise d’une panique soudaine, Kate se débattit et agrippa les rebords de la baignoire pour se propulser hors de là. Des voix s’emparèrent de son esprit, inintelligibles. À bout de souffle, Kate força davantage et parvint à s’extraire avec brusquerie, inspirant bruyamment.
Personne n’était dans la salle de bains.
Saisie d’angoisse, Kate ne s’attarda pas dans le bain. Elle s’enroula dans son peignoir mauve et tituba vers le lavabo en toussant. Reprendre son souffle ne fut pas une tâche aisée. Devant elle, le miroir tout embué lui laissait deviner sa silhouette, élargie par l’épaisseur du tissu éponge. Kate ouvrit le robinet d’eau froide et se passa une bonne rasade sur le visage pour se calmer.
Et en redressant la tête, une silhouette sombre apparut dans le reflet voilé par la vapeur du miroir. Kate fit volteface, le cœur manquant un battement, mais de nouveau, elle demeurait seule. Son esprit lui jouait-il des tours ?
Scrutant de nouveau le miroir, Kate effaça la buée avec sa main, rassurée de ne plus apercevoir la grande ombre qui était apparue derrière elle.
— Tu deviendras comme nous.
La voix, sortie de nulle part, la fit sursauter. Elle l’avait reconnue… Non, elle ne pouvait être ici, c’était impossible.
— Tu tueras comme nous.
Le reflet d’Electra était apparu à ses côtés dans le miroir et Kate contint sa terreur, livide.
— Tu tueras, encore.
Un sourire effroyable s’étira sur les lèvres sombres de la Sorcière Bleue. En même temps, une canalisation éclata sous le lavabo et l’eau commença à s’écouler sous les pieds de Kate.
— Tous.
Des flashs se superposèrent dans le miroir. Des images atroces. La tête affreusement douloureuse, Kate écrasa ses tempes en criant le martyr. L’ampoule de la salle de bain explosa sous l’effet de l’Immatériel chaotique qui s’était emparé des lieux.
En bas, les hurlements de Kate avaient alerté ses parents, qui s’étaient assis dans le salon.
— Kate !
Phil avait bondi de son siège pour monter les escaliers quatre à quatre, suivie par Grace, affolée, qui avait prise Abby dans ses bras pour suivre son mari.
— Tu les assassineras tous.
En voyant défiler les cadavres de tous ces gens qu’elle aimait se succéder dans le miroir, Kate dirigea une main violente vers la glace et l’Immatériel le morcela dans une multitude de fragments qui se détachèrent dans une pluie de bris.
— Non ! Non ! continuait-elle de crier.
Mais les ombres la cernaient. Partout où elle posait les yeux, Electra lui adressait un sourire victorieux. Un rictus fou.
— Rejoins-nous, Kate !
— Non ! Laissez-moi ! Non !
— Kate !
Derrière la porte, Phil tentait de forcer la poignée, mais la serrure était verrouillée de l’intérieur. Après avoir donné deux coups de pieds déchaînés dans le bois, qui se fissura, il se résolut à sortir sa baguette.
— Bombarda !
La porte de la salle de bains explosa et après en avoir évité le souffle, Phil se précipita à l’intérieur. Il retrouva sa fille, recroquevillée dans un coin, qui tremblait en couinant. De l’eau s’écoulait sans fin sur le carrelage, parsemé de morceaux invisibles de verre, et le fil nu de l’ampoule oscillait en crachant des étincelles.
— N’entre pas ! tonna-t-il à l’attention de sa femme, affolée, qui s’était approchée, Abby contre elle.
— Mon Dieu ! s’exclama Grace, choquée, une main contre sa bouche, en constatant les dégâts.
Prudent, Phil s’avança vers Kate, la baguette serrée entre ses doigts, tandis que sa fille aînée sanglotait, se bouchant les oreilles avec ses paumes.
— Kate ?
Cette dernière sursauta de frayeur en sentant la main de son père effleurer son épaule. Mais en le reconnaissant, elle se jeta à son cou et pleura tout son soûl, encore bouleversée. Phil tenta de la calmer en la berçant contre lui, sa main derrière sa tête mouillée, mais ne put s’empêcher de la serrer contre lui pour se réconforter, à genoux dans les flaques. Son inquiétude avait été telle en l’entendant hurler à ce point qu’il n’avait pas le cœur à se fier au reste ou à la réprimander.
— Je vais devenir un monstre, papa… se lamenta Kate dans un murmure. Je le sais… !
— Jamais, Kate, tu m’entends ?
— Je ne peux pas y échapper ! Je… je ne peux pas le contrôler ! Je vais vous faire du mal ! Je l’ai vu !
— Moi vivant, Kate, je ne laisserai jamais cela se produire. Jamais. Je te le promets.