Quand notre vie est en péril, notre esprit crée une carapace. On nie, on plonge dans un monde où les seuls maîtres sont nos sentiments, nos souvenirs. Par protection, on s’y enferme. Jusqu’à tant que le corps soit prêt à se battre de nouveau.
Pour Kate, ce monde était noir, ce jour-là. Noir, teinté de reflets rouges. Car son esprit ne parvenait plus à la défendre, à dresser de bouclier. Il était aussi meurtri que son corps. Mais au loin, malgré tout, il lui semblait entendre les notes résonnantes d’un instrument. Peut-être celles d’un piano.
Et la plus aigüe d’entre elles lui rendit sa conscience.
Sa vision changea du tout au tout. Le noir fut troqué par un blanc éclatant, immaculé. Et son corps, qui lui avait paru flotter, était allongé dans un lit, alourdi, ne lui répondant qu’à peine. Chaque tressaillement de muscles provoquait de terribles douleurs. Kate songea qu’il aurait été préférable de ne pas se réveiller.
Mais les événements récents lui revinrent en mémoire. Sa séquestration dans le bureau de comptabilité. Sa course-poursuite avec son père transformé. Son duel inégal avec Electra, qui avait tenté de l’étrangler. Les morceaux de ce qui avait été le petit chien familial, disséminés dans l’entrée de la maison. Will au milieu du séjour, à l’agonie, le bras arraché.
Kate ferma les yeux en fronçant les sourcils, comme espérant chasser ces images. Puis elle observa son environnement proche, devinant qu’elle se trouvait dans l’une des chambres de Ste Mangouste. Aucun voisin ne partageait la petite pièce. Un luxe dont elle se serait passé. Elle ne trouva aucun indice lui permettant de savoir quel était le jour et comment allait ses proches.
Mais quand elle chercha à se lever, son épaule enrubannée, inutilisable, et son torse blessé, la rappelèrent au l’ordre, la clouant à son lit.
— ‘Chier… ! grimaça-t-elle.
Comme répondant aussitôt à son injure, la porte s’ouvrit. Et la petite personne d’Hygie apparut. L’été, la jeune Serdaigle rejoignait les rangs des guérisseurs desquels elle égalait, voire surpassait parfois, les compétences.
— Tu es réveillée, lui sourit sa camarade avec sa voix basse et fluette, refermant la porte derrière elle.
— Hygie… que… que s’est-il passé ? Et mon père ? Mon oncle, il va s’en sortir ?!
— Du calme. Je vais t’expliquer. Je viens changer ton pansement.
Hygie parlait sans peur ni détour, comme si elle s’était habituée à devoir annoncer le meilleur comme le pire à ses patients. Son sang-froid épata la Papillombre, désolée que la Serdaigle ne soit seulement reconnue à l’école de sorcellerie que comme une éternelle timide. En réalité, elle ne pouvait s’épanouir qu’à Ste Mangouste.
Elle sortit du tiroir de la table de chevet un pot en métal noir et des bandages propres, avant de manipuler avec soin celui de Kate.
— Ça te dérange si c’est moi qui m’en occupe ? se soucia Hygie.
— Non, du tout, grimaça Kate. Au contraire, je préfère que ce soit toi. Ça ne me dérange pas…
Lentement, Hygie détacha les pansements sales, maculés de sang séché. Dans un premier temps, Kate n’osa pas baisser les yeux, tandis que sa camarade faisait glisser les bandages enroulés sous son dos avec délicatesse. Pourtant, quand elle lui eut totalement retiré, elle formula une requête :
— Hygie ? Tu… pourrais me passer un miroir ? S’il te plaît ?
Comprenant son intention, la jeune fille aux paupières tombantes hocha la tête et attrapa un miroir, dont elle présenta le manche afin que Kate s’en saisisse. Cette dernière tendit alors son bras droit au-dessus d’elle, malgré ses muscles courbaturés. Puis, elle observa avec dépit le désastre.
— Déjà que je n’avais pas beaucoup de poitrine… là, je pense que je peux dire adieu à mes derniers espoirs.
Cela faisait mal au cœur d’admettre qu’elle devrait vivre à jamais avec ce nouveau corps mutilé. Avec cette énorme cicatrice qui ne s’effacerait jamais, déchirant son torse en diagonal, ayant presque arraché l’un de ses seins. Elle pouvait tirer un trait sur cette féminité-là.
— Dans la mythologie grecque, il existait des femmes guerrières, qu’on appelait les Amazones, narra Hygie, respectueuse, comme lisant dans ses pensées. Elles se coupaient un sein pour mieux tirer à l’arc. Et cela ne les rendait que plus belles et plus puissantes encore.
— Merci Hygie, lui sourit Kate, reconnaissante.
— Je vais te mettre un mélange de poudre d'argent et de dictame, poursuivit Hygie en retirant le couvercle circulaire du pot noir. Ça permettra de sceller la blessure.
Appliquant l’onguent du bout des doigts et impliquée dans sa tâche, Hygie resta cependant ouverte aux interrogations de sa camarade :
— Et… tu crois qu’il y aura des conséquences ? Des séquelles ?
— De ta blessure ?
— Tu sais… c’est mon père. C’est un… un…
— Un loup-garou ? Oui, je sais. Tant que la salive n’est pas entrée en contact avec ton sang, tu n’auras rien. Cependant, il risque d’y avoir quelques conséquences.
— Quelles conséquences ?
— Ta cicatrice ne disparaîtra probablement jamais. C’est très difficile d’en guérir. Et tu risques de développer aussi un goût particulier pour la viande très saignante, voire crue, ou un odorat particulièrement fin. Mais tu ne seras pas atteinte de lycanthropie pour autant. Ne t’inquiète pas pour ça.
— Il ne manquait vraiment plus que ça à ma collection. Dommage.
Kate observa le plafond, se laissant faire sans assister aux soins de visu.
— Comment va mon oncle ? marmonna-t-elle. Will. Il est en vie ?
— Oui. Grâce à toi. Si tu n’avais pas cautérisé sa plaie, il se serait sûrement vidé de son sang. Il est encore très faible. Mais il s’en sortira.
— Et mon père ? Il va bien ?
Hygie se pinça la lèvre.
— Il n’est pas blessé, nuança-t-elle.
— Il va bien ? répéta Kate, de plus en plus soucieuse.
— Je… pense qu’il te le dira lui-même.
— Hygie, attends, attends… ! Que s’est-il passé ? Et ma sœur ? Ma mère ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Hygie attendit d’avoir terminé son soin et reposé le pot sur la table de chevet avant de lui annoncer la nouvelle tragique.
— Ta mère… a perdu la mémoire.
— Quoi ?! s’étrangla Kate. Mais… comment ? De quoi ?
— C’est miss Byrne. Je… j’ignore comment elle a fait. Mais ta mère… ne reconnaît plus ton père, ni ta sœur. Elle ne connaît rien du monde des sorciers. Elle est perdue.
— Où est-ce qu’elle est ?
La question de Kate fendit le cœur d’Hygie, car elle était rude, alors qu’elle se serait attendue à des larmes. Comme si la jeune Papillombre avait tellement souffert et subi qu’elle pouvait désormais affronter ce genre de chose sans s’effondrer.
— Dans une chambre. On la garde sous surveillance avant que vous décidiez ce qu’on doit faire. Hélas… personne n’a de remède pour ça. Sa mémoire, ses souvenirs… tout a disparu.
Même si elle ne le laissa pas paraître, Kate était perturbée. Peut-être n’était-ce que passager… Oh, oui, elle voulait croire à cette hypothèse. Elle n’imaginait pas une seconde que Grace ait pu tout oublier d’elle, sa fille. Et quelle avait été la réaction de Phil quand il s’en était rendu compte. Que leurs dix-huit années ensemble avaient été balayées, en un clin d’œil.
— Je vais prévenir ton père que tu es réveillée, lui proposa Hygie, après avoir terminé d’enrouler de nouveaux bandages propres.
— Ça faisait combien de temps que je dormais ?
— Trois jours. Tu étais épuisée.
— Oui… D’un côté, après quasiment deux nuits blanches, dont une que j’ai passé à contrôler un loup-garou…
— … et puis tes blessures, compléta Hygie. Diggle est passé te voir aussi, hier.
— Terry est venu ?
— Sa mère travaille ici. Elle l’a prévenu que tu as été hospitalisée dès qu’elle l’a appris.
— Il est encore là ?
— Il est rentré chez lui, le soir. Mais il reviendra probablement dans la journée. Il était très inquiet.
Sur le podium des pires meilleures amies du monde, Kate était persuadée d’avoir décroché la première place haut-la-main. Cela faisait plus de cinq ans maintenant qu’elle leur faisait subir toutes sortes d’inquiétudes. Ce n’était pas une vie. Maggie et Terry auraient eu mieux fait de trouver quelqu’un qui ne leur apportait pas d’ennuis.
— Je vais aller chercher une potion pour réparer ta fracture, maintenant que tu peux la boire. En une heure ou deux, ça sera réglé.
— Merci, Hygie.
Dans un dernier sourire, la petite Serdaigle quitta les lieux. Le temps qu’elle s’absente, Kate ferma les yeux et tenta de remettre ses pensées en ordre. En vain. Elle voyait toujours les mêmes scènes défiler devant ses yeux. Et un unique sentiment les assemblait : la vengeance.
— Hey, chipie.
Aussitôt, Kate rouvrit les paupières et aperçut son père dans l’encadrement de la porte. Phil avait mis à la poubelle les vêtements d’hôpital dont il s’était servi dans l’entrepôt, mais l’image restait gravée dans l’esprit de sa fille. Sans un mot de plus, il s’approcha avec des mouvements précipités trahissant son soulagement et l’étreignit avec délicatesse. Malgré cela, les blessures de Kate continuaient de la lancer, mais rien ne pouvait surpasser l’apaisement que lui procurait la présence de son père.
— Je suis tellement désolé, lui chuchota-t-il, troublé. Pour tout ce que je t’ai fait.
— Ça va, papa. Ne t’en fais pas. Je suis en vie.
— Peut-être. Mais t’es salement amochée !
— Ça m’endurcit !
Elle lui adressa un bref sourire quand il s’écarta, mais le fit disparaître sitôt ses questions reprirent le dessus :
— Comment va Will ? Tu as eu des nouvelles ?
— Hm. Il s’est réveillé hier. Il est encore sous le choc. Perdre un bras, surtout le droit… c’est pas anodin.
— Tu penses qu’ils auraient pu le guérir ? Avec son morceau de bras ?
— Genre, le recoller ? Peut-être. Mais pas avec la cautérisation. Tu as fait le bon choix. Sans, il serait mort.
— On aime bien se sauver mutuellement, dans la famille Whisper. C’était un moyen de l’intégrer à notre dynamique… !
Sa tentative de blague fut accueillie par un rictus. Puis, Kate poursuivit sur une autre interrogation, beaucoup plus douloureuse :
— Et maman ?
Dans un premier temps, Phil ne répondit pas, les poings dans les poches, ne sachant quels mots employer. Il savait que ces mots marqueraient à jamais sa fille, aussi devait-il les choisir avec précaution. Mais elle prit de l’avance :
— Hygie, la petite Serdaigle qui bosse ici et qui s’occupe de moi… elle m’a dit. Que maman avait oublié. C’est vrai ?
— C’est vrai.
— Oublié… tout oublié ?
— Ils… ils tentent de déterminer.
— C’est-à-dire ?
— Elle ne se souvient pas de moi. Ni de toi, ni d’Abby… En revanche, elle sait qui elle est, qui sont ses parents, qu’elle a une sœur et un frère. Elle est complètement perdue.
— Mais quelqu’un lui a dit ? demanda Kate, qui sentait les larmes lui monter aux yeux. Qui tu étais ? Qui on était… ?
— J’ai tenté de lui expliquer que j’étais son mari et qu’elle avait deux filles. Mais elle est dans le déni complet… Elle refuse de le croire. Pour elle, nous ne sommes que des inconnus.
— Tu crois que…
— C’est son moyen de se protéger. Elle a peur d’admettre. Qu’elle a oublié sa famille… Je pense que c’est ça qui la blesserait plus qu’autre chose.
— Et les sorciers ?
— Elle a oublié aussi leur existence.
— Mais où est-elle ?
— Ici, à Ste Mangouste.
Kate ne comprenait pas :
— Mais si elle ne sait plus ce que sont des sorciers…
— Ils ont fait en sorte de lui faire croire qu’elle était dans un hôpital moldu, compléta Phil. Et crois-moi, ce n’est pas une tâche aisée. Ils veulent quand même vérifier que… que…
Il y eut un silence.
— Si elle peut récupérer sa mémoire ? compléta Kate.
— C’est peu probable à l’heure actuelle…
La jeune fille essuya une larme qui avait coulé sur sa joue puis elle souffla pour s’inspirer du courage.
— Tu penses que je peux la voir ?
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, grimaça Phil. Pas pour elle. Mais pour toi. Tu as déjà vécu trop de choses, tu n’as pas besoin de ça en plus.
— Je ne suis peut-être plus sa fille, mais elle est ma mère. Comprends-moi, papa… La dernière chose que je lui ai dite, c’était parce que je lui en voulais. Parce qu’elle avait trouvé les cigarettes. Papa… Je ne veux pas garder ce mauvais souvenir. Je sais que tu me comprends ! C’était pareil, pour toi, avec Azkaban !
Phil grinça des dents : l’idée comme la comparaison ne lui plaisaient pas. Mais il devait s’y résoudre, car elle n’avait pas tort. Il lui devait bien ça.
— On va attendre que tu sois rétablie. Tu vas la traumatiser encore plus en lui rendant visite dans un tel état !
— Demain, alors.
— Pas trop vite, moujingue.
— On n’a pas l’éternité devant nous… J’irai voir maman demain.
Sa détermination éveilla un frisson en Phil. Puis, Kate chercha à attraper un verre d’eau, mais il la rattrapa pour lui prêter un coup de main et lui éviter des mouvements douloureux.
— Ca va, je ne suis pas encore handicapée, papa.
— Un « merci » aurait suffi.
— Merci…
Au même moment, quelqu’un frappa à la porte avant d’entrer. Ce fut le visage de Terry qui éveilla le premier sourire de Kate depuis son réveil.
— Pardon, je ne voulais pas déranger, s’excusa Terry en apercevant Phil dans la chambre avec sa fille.
— Y a pas de mal, Terry. Viens, entre.
Après un bref sourire un peu forcé, le jeune homme s’avança, révélant le bouquet de tournesols qu’il tenait en main.
— Tu m’as apporté des fleurs ? ricana Kate. Je ne suis pas encore morte, tu sais ! Tu ne pourras pas les mettre sur ma tombe.
— C’était pour égayer un peu ta chambre. Je sais qu’elles ne sont pas toujours très joyeuses.
— Merci, Terry. C’est vraiment très gentil.
Phil fit apparaître un vase et y versa de l’eau à l’aide d’un sort d’aguamenti après l’avoir posé sur la table de chevet. Terry y planta le gros bouquet jaune et marron.
— C’est vrai que ça met un peu de couleurs, admit Kate.
— Comment tu te sens ? s’inquiéta Terry.
— Un peu mal partout. Et je ressemble à une momie avec tous ces bandages. Mais je suis en vie. C’est le principal. Tu savais que j’étais réveillée ?
— Les nouvelles vont vite. Hygie a prévenu ma mère, qui m’a tout de suite alerté.
Kate hocha la tête tandis que dans un coin de la pièce, Phil écoutait la conversation des deux amis avec respect. Terry grimaça :
— Je me suis permis aussi d’envoyer un hibou à Maggie pour lui dire tout ce qui t’est arrivé. Elle ne peut pas fuguer de nouveau, mais je pense qu’elle t’enverra des lettres.
— De toute façon, on se voit la semaine prochaine, pour la finale de la Coupe du Monde.
— Tu penses que c’est une bonne idée d’y aller ? intervint Phil. Dans ton état et avec ce qu’il s’est passé ?
— J’irai mieux, lui assura Kate. Et… j’ai besoin de me changer les idées. Tu peux m’y envoyer avec tous les Aurors que tu veux, mais il faut que j’y aille. Je ne pourrai pas louper ça.
Les arguments convainquirent Phil qui répondit d’un râle assez bas.
— J’ai prévenu Emeric aussi, ajouta Terry en baissant d’un ton.
— Ça, tu vois, par contre, ce n’était peut-être pas la meilleure idée du monde.
— Emeric, c’est ton copain, non ? releva Phil.
— Ce n’est pas mon copain…
— Ah oui, excuse-moi. Ton « presque » copain.
Kate se contenta de grommeler dans sa barbe.
— Pourquoi tu ne voudrais pas qu’il soit au courant ? se soucia Terry, conciliant.
— Il va s’inquiéter pour rien.
— Non, pas pour rien. Il a le droit de savoir ce qu’il t’est arrivé.
— Je t’assure, ce n’était pas utile. Il va rappliquer ici d’une minute à l’autre.
— Ça m’étonnerait, il n’est pas aussi bête que ça. Il viendra que si tu le demandes. Il te connaît.
Le soupir de Kate résonna dans la chambre et elle détourna ses pensées en fixant les tournesols.
— Tu sais ce qui est arrivé à ma mère ? murmura Kate.
Embarrassé, Terry hocha la tête mais n’apporta pas de mot à sa réponse. Phil également se mura dans le silence, les bras croisés et le regard ferme.
— Ils vont sûrement trouver un moyen de les récupérer, sourit Terry.
— Non… Je ne pense pas. C’est impossible.
— Avec toi dans les parages, rien n’est impossible.
Mais Kate ne réagit pas. La conversation retombée sur ce triste sujet, Phil se redressa et annonça :
— Je vais filer. Je dois récupérer Abby chez les Wayne. Passer un peu de temps avec elle. Je reviendrai demain. Pour voir comment tu vas. Et pour maman. Je pense qu’on discutera mieux de ce qu’il convient de faire. Pour la suite.
— Abby va bien ?
— Elle n’a rien. La veinarde. Elle n’a rien entendu. Je pense que la Salope Bleue ne savait pas qu’elle était là… Sinon, qui sait ce qui aurait pu lui arriver après ce qu’elle a fait à Will et au clebs. Vraiment. C’est une chance qu’elle ait été sourde et qu’elle n’ait rien entendu. Si elle s’était mise à pleurer en entendant ce qu’il se passait… Je pense que c’était la dernière fois que ta sœur aurait poussé la voix.
Il s’approcha du lit et déposa un baiser sur le front de son aînée.
— Je te la confie, s’adressa-t-il à Terry ensuite. Prends soin d’elle.
— Pas de problème, mister Whisper.
Phil quitta la chambre sur ce sourire et ce hochement de tête, tandis que sa fille lui adressait un dernier signe de main.
— Je n’ose pas imaginer ce que tu as pu vivre… soupira Terry, peiné.
— J’aurais eu envie de te répondre « j’ai connu pire ». Mais en fait, ça va être difficile. Quoique. La prise d’otages de la Cabane Hurlante et mon père à Azkaban, ou même la guerre, c’était pas mal dans leur genre aussi. Mais… ça va.
— Comment tu peux dire ça ?
— Je tiens le choc. Je t’assure. J’ai l’impression que plus le temps passe, plus les merdes me tombent dessus, mieux je le vis… Ouais. Dis comme ça, c’est horrible à dire. À entendre, aussi…
Elle réajusta sa position dans son lit, l’oreiller contre le mur.
— Et toi ? Tu fais quoi depuis trois jours ?
— Oh, pas grand-chose. J’épluche les offres d’emplois. Juste pour l’été. Histoire de faire quelques mornilles par-ci par-là. Si je ne trouve rien, je retournerai bien dans la compagnie moldue de déménagement pour laquelle j’ai bossé l’an passé. Mais j’ai déniché une petite annonce à la chaudronnerie du Chemin de Traverse. Pourquoi pas. Mais c’est vrai qu’ils demandent souvent à ce qu’on soit majeur et qu’on puisse utiliser la magie pour travailler.
— Courage, ça sera pas long pour toi ! Tu as juste trois mois à attendre.
— Oui, ça va passer vite… ! J’ai encore du mal à percuter.
— Et avec ton permis de transplanage anticipé, en plus.
— Oui, en plus.
Il afficha un étrange sourire, comme se rappelant d’un fait.
— Oh ! Tu ne devineras jamais qui j’ai croisé.
— Hm. McGonagall en jupette ?
— Ron. Il travaille dans la boutique de farces et attrapes.
— Elle est tenue par son frère, cette boutique. Mais… il a abandonné le poste d’Auror ?
— Tu me diras, après les quelques mois sur le terrain avec toi et le fait qu’on lui ait retiré sa mission… Je pense qu’il valait mieux pour lui qu’il arrête les dégâts maintenant !
Kate hocha la tête pour confirmer ses dires. Peut-être s’accorderait-elle la peine d’y passer pour le saluer durant l’été. Car elle n’avait pas eu l’occasion de le revoir depuis son licenciement, concernant l’agression de Griffin et l’incendie de la salle de potions.
Quelques instants plus tard, ils furent rejoints par Hygie, qui amenait la fameuse potion pour remettre l’épaule de Kate à neuf. Le breuvage avait un goût très fort d’herbes fleuries.
— Tu devrais rentrer chez toi, souffla Kate à Terry quand la Serdaigle fut repartie.
— Pourquoi ? ricana-t-il. Tu ne veux plus de moi ?
— Non, mais… je ne veux pas te déranger. Que tu te sentes obligé de rester. Et puis… ton père doit t’attendre, chez toi.
— Mon père sait que je suis ici. Crois-moi, il serait venu qu’il l’avait pu.
— Comment va-t-il ?
— Mieux. Le dernier élixir est assez prometteur. Il commence à pouvoir remarcher, doucement.
— C’est génial !
— Par contre, il a de sacrés effets secondaires. Ses cheveux et sa barbe ont tellement poussé en une nuit qu’il a failli s’étouffer dedans !
— C’était à prévoir.
Terry se repositionna sur sa chaise, ses grandes mains entre ses genoux.
— Donc, non. Ça ne me dérange pas de rester, au contraire. Je n’aime pas te savoir seule après ce qu’il s’est passé. Et comme ça, je t’aide à passer le temps. Il paraît que je suis un très bon conteur d’histoire.
— Vraiment ? s’amusa Kate.
— Si c’est Maggie qui le dit.
— Qu’est-ce que tu lui avais fait boire ?
— Tu verras, tu lui demanderas, elle confirmera !
L’ambiance se détendit et Kate en oublia presque tout le reste. Terry avait réussi à dévier ses pensées obscures et chaque fois que le jeune homme voyait passer un voile sur les yeux de Kate, il s’évertuait de plus belle à raconter une énième anecdote, pari ou autre souvenir appartenant aux murs de Poudlard.
La nuit tomba aux dehors, mais le Poufsouffle resta dans la chambre, sans avoir l’intention de la quitter. Il veilla si tard qu’il finit par s’assoupir malgré lui dans son siège. Kate détailla son profil endormi quelques instants, amusée, avant d’éteindre la bougie de la table de chevet en soufflant sur la flamme.
Mais immédiatement, les ténèbres éveillèrent en elle une terrible angoisse. Elle se revoyait dans ce labyrinthe de containers. Les ombres des nuages qui se déplaçaient sur le mur semblaient prendre l’aspect d’un loup. Pour échapper à ces visions et à ses peurs, elle se réfugia derrière ses paupières, persuadée que rien ne pourrait l’atteindre. La technique marcha un temps. Jusqu’à ce que le visage d’Electra surgisse devant elle.
— Non !
Son cri et son sursaut semblèrent réveiller Terry, qu’elle entendit remuer et soupirer sur son siège, tandis qu’elle haletait de panique. Alors, elle sentit quelque chose palper le lit, jusqu’à ce que la main de son meilleur ami parvienne à attraper la sienne. Ce contact l’apaisa. Elle caressa un temps les grands doigts de Terry avec son pouce avant de se convaincre de retenter sa chance, fermant de nouveau les yeux.
Et cette fois, elle réussit à s’endormir.
*** *** ***
— Ça va déjà mieux, chuchota Hygie alors qu’elle examinait les plaies de Kate. Comment ça va, ton épaule ?
— Guérie. Je pense.
La jeune Serdaigle hocha la tête.
— Je vais juste te remettre un bandage. Et tu pourras te rhabiller. Ton père t’a ramené des vêtements, ils sont dans la valise, là.
— Merci, Hygie.
Elle attendit que sa camarade soit partie pour se lever et s’habiller. Malgré les potions qui l’avaient remise d’aplomb en un rien de temps, Kate se sentait encore courbaturée. Cela faisait bien quatre jours qu’elle n’avait quasiment pas bougé.
— Tu es sûre que tu veux ? lui demanda son père quand elle le rejoignit dans le couloir.
Kate hocha la tête, déterminée, et tous les deux se dirigèrent vers la chambre de Grace, située à un autre étage. Les guérisseurs qu’ils croisaient semblaient les reconnaître : les Whisper ne passaient pas inaperçus, tant pour la célébrité de l’un ou de l’autre. Leurs photos avaient fait la une de la Gazette, l’une pour l’ouverture de la cinquième maison de Poudlard, l’autre pour son procès retentissant et sa libération neuf mois plus tard. On leur adressait des sourires courtois, peut-être un peu forcés, mais ils n’échappaient à aucun regard. Aujourd’hui, ils étaient Mr et Miss Whisper, qui avaient été sauvagement attaqués, tandis que Mrs Whisper avait tout oublié d’eux. Kate refusait de croiser leurs yeux, dans lesquels elle y lirait de la pitié. Elle n’avait pas besoin de ça.
— Papa, marmonna-t-elle.
— Hm ?
— Pourquoi Electra a-t-elle fait ça ?
— Parce que c’est une tarée.
— Elle aurait pu tuer maman. Elle aurait pu me tuer, là-bas, dans l’entrepôt. Elle ne l’a pas fait…
Kate le soupçonnait ; quelque chose s’était produit, quelque chose dont elle n’avait eu connaissance. Elle raccrocha les éléments manquants sur le silence de Phil.
— Où était Aidan Sullivan ?
— Il est… mort.
Dans un hoquet de stupeur, Kate comprit alors mais son père se rattrapa à voix basse pour éviter d’attirer l’attention.
— C’était un accident ! Je ne voulais pas !
— Je… je te crois. Mais… après. Tu as vu ? Ce qu’il s’est passé ?
— Quand je suis monté ?
La voix de Phil s’étrangla : il n’aimait pas se remémorer ce moment douloureux.
— La Salope Bleue était dans la chambre avec ta mère. Et elle m’a dit… qu’elle voulait me faire souffrir. Que ça aurait été trop facile de la tuer.
— Et donc, elle a effacé ses souvenirs…
— Complètement siphonée, cette enfoirée…
Quand ils arrivèrent devant la chambre de Grace, ils furent interceptés par un guérisseur que Kate identifia comme Asclepios Sting. Elle connaissait ce sorcier, qui s’occupait également d’Eliot, trois pièces plus loin.
— Vous êtes certaine de ce que vous voulez faire ? s’assura-t-il à son tour après les avoir salué.
Mais Kate, cette fois, ne répondit pas.
— Avez-vous eu des résultats de vos essais ? demanda Phil à voix basse.
— Je vous en parlerai après votre visite, si vous le souhaitez, articula le guérisseur, en tentant d’étirer un sourire qui ressembla davantage à une grimace.
Le poing de Kate frappa à la porte et la jeune fille attendit quelques secondes, et que sa profonde respiration fasse effet, avant d’entrer. Son cœur manqua un battement dans sa poitrine quand elle reconnut le profil de Grace, son regard captivé par la fenêtre blanche. La chambre avait été aménagée à la manière des hôpitaux moldus pour maintenir l’illusion. Les sorciers avaient ajoutés quelques machines que Kate savait inutiles, mais qui clignotaient ou bipaient à intervalles réguliers.
Quand elle s’avança vers sa mère, cette dernière pivota la tête vers elle avec précipitation, come arrachée à ses pensées. La mine de Grace était défaite, plus pâle encore qu’au quotidien. Ses yeux semblaient tomber, comme si elle avait passé toute la nuit à pleurer. Kate s’étrangla quand elle chercha à prononcer ses premiers mots, mais elle les reprit :
— Bonjour, ma-…
Elle les ravala de nouveau.
— Bonjour…
— Bonjour, répondit Grace d’une voix faible, avec un soupçon d’interrogation.
— Tu vas bien ?
— Est-ce qu’on… on se connaît ?
Elle ne reconnaissait pas en elle un soignant. Et en jetant un coup d’œil derrière la jeune fille, elle aperçut alors cet homme dans l’encadrement de la porte, qui n’osait entrer, qu’elle reconnut comme celui qui s’était présenté quelques jours avant comme son mari. Si Grace avait été abandonnée par sa mémoire, elle n’avait pas perdu sa lucidité.
— Tu es… ma fille ? Celle dont il m’a parlé ? La grande ?
— Oui, sourit Kate, en pensant qu’elle raccrochait quelques bribes. C’est moi, maman. C’est Kate.
Mais Grace ne lui rendit pas son sourire ; de nouvelles larmes semblèrent lui monter aux yeux. Ce fut alors que Kate remarqua sur son chevet son plateau repas qui avait complètement négligé, à peine touché.
— Ce n’est pas possible… Ce n’est pas possible !
— Maman, ce n’est pas ta faute ! tenta d’intervenir Kate, désemparée.
— Comment ça se pourrait… Je ne suis pas… Et si je l’étais vraiment, quelle mère serais-je ? Pour ne pas me souvenir de mes propres enfants ? De ma propre famille ?
Les larmes de Grace devinrent difficiles à rattraper et firent saillir celles de Kate, sans qu’elles ne les contrôlent.
— Je suis tellement désolée…
— Ce n’est pas ta faute, répéta Kate dans un soupir.
— J’aimerais tellement pouvoir me souvenir. Je t’assure.
— Je te crois.
— Et si c’est vrai… J’ai… j’ai vraiment de la chance. Tu es une belle jeune fille. Qu’on… qu’on ne pourrait pas oublier.
— Merci, maman.
Kate aurait voulu lui attraper la main pour la rassurer, mais elle savait que ce geste l’effraierait, elle qui la voyait comme une inconnue.
— On va te ramener à la maison, maman. Et tout ira mieux. Je te le promets. On prendra le temps. On t’en laissera. Tu as juste besoin de temps…
Ravalant ses larmes, Grace hocha la tête, tandis que dans le cadre de la porte, Phil écoutait sans intervenir. La force de sa fille ne cessait de l’impressionner, jour après jour. Elle savait trouver les mots.
Mais quand ils sortirent, une conversation moins plaisante s’ouvrit avec le guérisseur, qui avait attendu là :
— Vous avez pu déterminer jusqu’à quand remonte ses souvenirs ? demanda Phil.
— La dernière chose dont elle se souvient est un cours.
— Un cours ? souffla Kate, qui se remettait de ses émotions.
— Un cours à l’université.
Grace se souvenait donc de tout, jusqu’au moment où elle rencontra Phil et que sa vie prit un nouveau tournant.
— Elle m’a parlé de sa famille. D’un petit frère, apparemment.
— James, grimaça Phil en approuvant, les bras croisés.
— Mais ce n’est pas tant ses souvenirs qui sont importants dans la situation actuelle, pour tout vous dire.
En voyant Asclepios prendre un temps de pause, Kate redouta une annonce qui ne leur plairait pas.
— Elle s’affaiblit beaucoup. Cela fait deux jours qu’elle n’a pas touché à la nourriture. Ou à n’importe quelle potion qu’on essaie de lui donner comme « médicament ». Votre femme – et mère – n’est pas, de base, quelqu’un de très fort. Niveau constitution, je veux dire.
— Elle est anémique, compléta Phil.
— Son état moral commence à trop prendre le dessus. L’annonce qu’on lui a faite à votre propos était sûrement bien trop précoce. Et… elle se laisse partir.
— Vous voulez dire… ?
Non. Kate refusait que les larmes coulent de nouveau sur ses joues.
— Elle ne supporte pas de savoir qu’elle vous a oublié.
— Et préfère en mourir ? termina Phil, lui-même bouleversé. Grace n’est pas comme ça. C’est une battante.
— La Grace que vous avez connue, peut-être. Mais celle-là n’est pas tout à fait la même. C’est celle que vous avez rencontré il y vingt ans.
Asclepios soupira profondément : il s’apprêtait à leur soumettre une décision déterminante :
— L’équipe de soins a proposé que nous lui effacions la mémoire de nouveau. À partir du moment où elle s’est réveillée chez vous, l’autre jour. Et que nous la fassions transférer dans un hôpital moldu.
— Vous… vous abandonnez ? comprit Kate.
— Elle sera mieux prise en charge et elle ne perdra pas ses repères. Nous pensons que le mieux pour elle, pour le moment, serait qu’elle retrouve un environnement stable, qu’elle connaît déjà.
— Qu’elle retourne chez ses parents ? devina Phil à son tour.
Il grogna pour marquer la dissociation de son avis.
— Dans ce cas… il faudrait que sa famille nous oublie aussi. Qu’on la laisse tranquille, le temps qu’elle reprenne des forces. Voire… la laisser tranquille tout court.
— Qu’est-ce que tu veux dire, papa ? se haussa Kate, qui craignait de comprendre. On ne va pas abandonner maman !
— Elle est en danger tant qu’elle est avec nous. Elle sera plus en sécurité avec tes grands-parents ou avec ce petit prépubère de James. Je pense que c’est mieux pour elle, plutôt que de l’obliger à vivre avec nous, à essayer de raviver des souvenirs qui, de toute façon, ne sont plus là. Kate. Il faut d’abord penser à son bien, à elle.
— Mais… qu’est-ce qu’on va devenir sans elle ? Abby ? Toi ?
Le souffle de Phil trembla dans sa gorge.
— Moi, ce n’est pas important. Mais je serai là pour vous. Même si maman revenait, elle ne pourrait pas s’occuper d’Abby correctement, vu qu’elle ne la verrait même pas comme sa fille. Tu as envie qu’Abby grandisse avec une mère qui la considère comme une inconnue ?
— Maman n’est pas comme ça !
— Elle ne sera pas une vraie mère non plus ! Du moins, pas celle que tu as connue. Kate, écoute-moi !
Il rattrapa l’épaule de sa fille, décelant qu’elle hésitait à s’éclipser, fuyant tant les problèmes que sa profonde tristesse, cet horrible sentiment d’injustice.
— C’est qu’il y a de mieux à faire, pour maman. On l’aime. Cela ne veut pas dire qu’on ne la reverra plus jamais. On trouvera un moyen de récupérer ses souvenirs. Mais tu l’as dit toi-même : elle a besoin de temps. Il faut le lui en laisser. Ils prendront soin d’elle bien mieux que nous… Est-ce que tu comprends ?
Non, Kate ne voulait pas comprendre. Quels que soient les arguments qu’on pouvait lui avancer, elle refusait d’admettre qu’elle allait perdre sa mère.
— On ne peut pas laisser maman, répétait-elle, on ne peut pas…
Cette fois, elle craqua et fondit en larmes, rattrapée par son père qui la prit dans ses bras. Puis, Phil hocha la tête en direction du guérisseur, qui comprit que leur décision était prise. Ils devaient se soucier de Grace avant de penser à eux. Phil berça longtemps sa fille dans le couloir, devant la porte de la chambre de cette femme qui les avait oubliés. Il n’éleva aucune parole. Car aucun mot ne méritait d’être prononcé.
*** *** ***
Ce fut le bruit des machines qui la ramenèrent vers la conscience. Qu’est-ce qu’elles étaient bruyantes.
— Doucement.
Elle sentit une main appuyer sur son épaule pour l’empêcher de se redresser.
— Ne vous inquiétez pas. Vous allez bien. Mais vous devez rester allongée.
— Où… que…
Au-dessus d’elle, la silhouette d’une infirmière replète aux cheveux courts.
— Vous êtes à St Thomas’ Hospital. Vous avez eu un accident. Vous vous souvenez ?
— Je… non.
— Ne bougez pas, tout va bien se passer.
La dame lui redressa le dossier du lit et la cala mieux dans le grand oreiller. Grace referma les yeux un instant : une douleur lui vrillait les tempes, comme si la mèche d’une perceuse traversait sa tête. Mais quand elle chercha à se les masser, la perfusion à son bras l’entrava.
— J’ai eu… un accident ?
— Oui, en ville. Vous n’avez rien de cassé, mais on redoute une commotion cérébrale. Votre famille a été prévenue. Votre frère est sur la route pour venir vous chercher.
— James va m’en vouloir, souffla Grace. Je n’aime pas qu’il s’inquiète pour moi…
— Ne vous en faites pas. Tout va bien se passer.
— C’est… étrange. Je ne me souviens de rien. Pas de l’accident, pas de… de… qu’est-ce que… !
— Ne paniquez pas. Les pertes de mémoire sont fréquentes dans ce genre de situation. Reposez-vous.
Grace hocha la tête et se fit servir de l’eau. Au même moment, quelqu’un frappa à la porte et entra timidement. C’était un grand homme aux cheveux châtain et aux yeux clairs, portant une veste en cuir. Il l’observa quelques secondes tandis que les deux femmes le questionnèrent du regard.
— E-Excusez-moi. J’ai dû me tromper de chambre, bredouilla-t-il, la main sur la poignée.
— Ce n’est pas grave, lui sourit Grace.
— Merci de vérifier les numéros de porte devant les chambres la prochaine fois, monsieur, l’avertit l’infirmière.
— Navré. Je… ce n’était pas… Bonne journée.
Il sortit alors et laissa le cliquetis lent de la serrure vibrer dans sa paume.
Phil laissa échapper un souffle tremblant, trahissant sa peine. C’était fait. Elle l’avait définitivement oublié. Enfonçant ses poings dans ses poches, il quitta l’hôpital, sans accorder un regard au personnel soignant qu’il croisait. Il voulait garder comme dernière image ce sourire de Grace. Cette phrase. Comme le nouveau leitmotiv qu’il n’arriverait pas à intégrer.
« Ce n’est pas grave. »
*** *** ***
Sur le trajet en voiture qui les ramenait vers Carlton, le silence régnait en maître dans l’habitacle. Même la petite Abby, qu’ils avaient récupérée chez les Wayne, ne babillait pas, devenue muette quand elle comprit que Kate, assise avec elle à l’arrière, ne répondrait pas à sa question. La grande sœur ne savait pas comment aborder les choses avec la petite de trois ans. Comment lui expliquer que maman était partie et ne reviendrait pas.
Phil et Kate avaient rendu visite à Will, encore très faible malgré tous les bons soins sorciers. Ils lui avaient alors promis de venir le récupérer quelques jours plus tard, quand il irait mieux et que Kate se rendrait à la Coupe du Monde de Quidditch. Mais la jeune fille avait été rassurée de savoir que son oncle ne lui en voulait pas. Aux yeux du prêtre, sa nièce était devenue sa sauveuse, même si elle l’avait fait au prix de son bras droit.
Quand la voiture se gara devant la maison familiale alors que la nuit commençait à tomber, Kate constata que sa petite sœur s’était endormie contre elle.
— T’inquiète, je peux la porter, assura-t-elle à son père, en détachant Abby sans la réveiller.
— Ne tombe pas dans les marches. J’ai pas non plus envie de perdre deux filles !
— Parle pas de malheur.
Phil referma la portière quand sa fille parvint à extirper la petite, dans ses bras, dormant comme un loir. Le premier pas que Kate posa dans la maison fut bien plus douloureux que tout ce qu’elle aurait imaginé. Son père avait pris soin de tout nettoyer. Il n’y avait plus une goutte de sang au mur ou au sol. Mais il manquait aussi l’aboiement caractéristique d’Icarus quand il les accueillait. Kate n’avait pas connu le petit chien très longtemps, mais elle se doutait qu’il avait été important aux yeux d’Abby et cette perte la peinait par procuration.
— Je vais monter la coucher, murmura-t-elle à son père, qui venait d’allumer les lumières.
— D’accord.
Kate porta sa sœur avec délicatesse en montant les escaliers puis se dirigea vers l’ancienne chambre jaune, celle d’Eliot devenue celle d’Abby. Quand elle déposa cette dernière dans son petit lit, elle la borda quelques temps. Seul le visage encore poupin et innocent de sa sœur lui donnait de l’espoir. La force de se battre.
Au salon, Phil observa un temps l’endroit. Les meubles, les fournitures, tout ce qu’il avait construit avec Grace après la guerre. Sur le rebord de la cheminée s’alignaient toutes ces photos sauvées, ramenées par Harmony. Tout. Tout lui rappelait Grace. Mais elle ne reviendrait jamais. Electra la lui avait enlevée.
Une rage sans nom s’empara de son esprit, alors qu’il était appuyé les deux paumes contre la surface de la table de la salle à manger, les doigts crispés. Il en attrapa le rebord et la renversa d’un geste brusque, dans un fracas assourdissant, qui fut suivi par son hurlement. Il joua des poings dans le vaisselier, brisant les vitres, abîmant le bois, arrachant les petites portes et jetant tout son contenu, dans des cris qu’il ne parvenait pas à retenir. Les rideaux, les tableaux, connurent le même sort. Seules les assiettes magiques qu’il avait offertes à sa femme pour un Noël revenaient à leur emplacement initial en se réparant d’elles-mêmes, comme une triste ironie du sort.
Et à l’étage, Kate entendait, acceptait la fureur de son père. Mais son explosion se répercuta sur son cœur, qui la força à pleurer, tandis qu’elle serrait Abby contre elle. Car elle comprenait que Phil vivait là l’un de ses pires moments de souffrance et que rien ne saurait le calmer.
D’un revers de bras, Phil renversa tout ce qui se trouvait sur la cheminée. Les cadres photos éclatèrent dans des débris de verre, rejoignant ceux de l’écran du poste télévisé. Mais quand il se tourna pour satisfaire son élan destructeur, le sorcier fit face à un adversaire redoutable. Le pire de tous.
Le piano.
Celui qu’il lui avait offert après sa promotion. Celui sur lequel elle avait tant joué, tandis qu’il écoutait depuis là-haut, laissant exprès sa porte de bureau ouverte, ou posté dans l’encadrement de la porte le matin, sa tasse au griffon à la main.
Ce piano qui avait été le meilleur allié de Grace quand son mari avait été emprisonné. Qui était le fort symbole de leur relation créée autour de la musique, quand elle lui avait appris à jouer, à chanter.
Ce piano.
Il eut raison de Phil, qui, à bout de forces, tomba à genoux devant, le souffle court et rapide. Les larmes saillirent à ses yeux, avant qu’il ne s’empoigne les cheveux qu’il ne se mette à hurler une fois encore, le front contre terre. Son cri se transforma peu à peu en geignements, alors qu’il implorait, au nom de sa femme.
Il resta longtemps, recroquevillé dans le séjour détruit. Mais personne ne répondit à ses appels.
*** *** ***
Quand Kate sangla son sac, elle fit un dernier récapitulatif dans sa tête. Vêtements chauds, c’était bon. Chaussures de rechange, oui. Pyjama, check. Mais elle entendit la petite voix de sa mère résonner entre ses oreilles et Kate chuchota les dents serrées :
— Ah oui, les chaussettes.
Après avoir complété sa panoplie nécessaire à ces quelques jours loin de la maison, Kate descendit les escaliers et rejoignit son père, dans la cuisine, occupé à discuter avec ses collègues de travail. Jack et Jimmy se retournèrent vers elle quand elle se posta dans l’encadrement de la porte, son père occupé à déchiffrer leur dernier acte de mission.
— Abby est déjà partie ? demanda-t-elle.
— Oui, Alison vient de l’emmener, déclara Jack après s’être raclé la gorge.
Habitués à garder la petite quand les Whisper devaient s’absenter, les Wayne allaient cette année mettre les bouchées doubles pour jouer les baby-sitters pour la mini sorcière sourde.
— Très bien. Je vais y aller aussi alors.
— Tu as bien pris tes tickets ? lui demanda son père, toujours assis à la table de la cuisine, ne détachant pas les yeux de son parchemin, tandis que Littleclaws restait perchée sur son épaule.
— Je les ai.
— L’argent que je t’ai filé hier ?
— Je l’ai aussi.
— Ok. Parfait.
— J’aurais juste besoin que tu m’appelles le Magicobus.
— Ah oui, c’est vrai.
Depuis qu’elle avait vu sa baguette magique finir en miettes dans l’entrepôt, Kate se trouvait démunie. Dépendante des autres par rapport à la magie. Ce passage à Londres avant la Coupe du Monde était la parfaite occasion pour passer faire un tour chez Ollivander et acheter une nouvelle baguette à Clive avant l’arrivage massif des futurs première année.
Ils étaient plusieurs élèves de la classe à s’être donné rendez-vous à Londres pour utiliser le Portoloin de Westminster aux premières lueurs du lendemain. Terry avait alors proposé d’héberger tout le monde et de célébrer ce bon moment ensemble. Maggie serait évidemment de la partie de même que les filles de Gryffondor, deux garçons de Poufsouffle, Harold Orchard et Jimmy Branstone, mais également Emeric. C’était tout naturellement que Terry l’avait invité puisque Kate lui avait suggéré de profiter de son deuxième billet que Will lui avait offert pour Noël. Mais après coup, Kate ne sut si elle devait s’en réjouir ou non. L’idée de revoir Emeric ne la dérangeait pas en soi, bien au contraire. Mais elle craignait que le jeune homme ne se montre trop inquiet envers elle du fait des derniers événements. Et Kate refusait d’être prise en pitié tout du long de leur escapade entre amis alors qu’elle avait juste besoin d’oublier et de se vider la tête.
— Tu la laisses partir comme ça ? se soucia Jimmy Page quand Phil passa devant lui.
— Faut la laisser vivre, la gamine, lui répondit-il.
— Jim a raison, murmura Jack. Byrne est toujours dans la nature. Et sans Auror…
— Kate saura quoi faire.
Phil se voilait la face, c’était certain. Mais il refusait d’enfermer sa fille ou de la priver de liberté après tout ce qu’il s’était produit. Pour lui, il était hors de question de l’affubler une fois de plus d’un Auror encombrant et intrusif. Ce n’était sûrement pas le moment.
— Prends soin de toi, souhaita-t-il à sa fille, une main sur son épaule, quand le Magicobus s’arrêta devant eux dans un freinage brutal et sonore.
— Prends soin de toi aussi, papa.
Ils partagèrent une longue étreinte, dans l’ambiance fraiche et matinale d’un quartier de Carlton désert.
— Je t’aime, papa.
— Je t’aime aussi, ma chipie. Amuse-toi bien !
Kate grimpa alors les premières marches du bus violet, mais s’arrêta dans sa montée, se retournant une dernière fois vers son père, qui lui renvoya un sourire amusé.
— Je te promets, ça ira, moujingue ! File avant que je te botte les fesses !
Cela raviva un court sourire sur le visage de sa fille, qui se résolut à entrer dans le bus, pour payer son billet auprès de Dean Thomas.
*** *** ***
— Le Chaudron Baveur !
À l’annonce du terminus, Kate descendit la dernière, saluant le conducteur et le jeune contrôleur, avant d’entrer à son tour dans le bar sorcier. Elle le traversa en saluant brièvement les têtes qu’elle connaissait et rejoignit l’arrière-cour qui menait au Chemin de Traverse. Quand s’érigea une complication :
— Ah, merde.
Elle effectua aussitôt un demi-tour dans un soupir d’agacement et se dirigea vers le comptoir, tenu à ce moment-là par Neville Londubat tandis qu’Hannah préparait le repas du midi en cuisines.
— Professeur Londubat.
— Ah ! Bonjour, miss Whisper. Tout va bien ?
— J’aurais besoin d’un service.
— Oui, qu’y a-t-il ? se soucia-t-il.
— J’aurais besoin que vous m’ouvriez l’accès au Chemin de Traverse. Je n’ai plus de baguette.
— Ah oui, bien sûr ! s’exclama-t-il en contournant le bar en vieux bois. Je vous fais ça tout de suite !
Il l’accompagna derrière l’auberge et tapota sur les briques du bout de sa baguette magique.
— Vous êtes seule ? s’interrogea-t-il alors que le passage s’ouvrait.
— Je vais rejoindre des amis, expliqua-t-elle, comprenant qu’il s’inquiétait. Pour la Coupe du Monde de Quidditch, demain.
— Oh. Je vois.
Alors que Kate avançait à pas lent, il la rattrapa pour lui adresser quelques derniers mots.
— N’hésitez pas à… venir me voir si vous avez le moindre problème. Que ce soit au Chaudron Baveur ou à Poudlard. D’accord ?
— Merci, professeur, marmonna Kate, avec un sourire troublé, tandis qu’il lui en lança un plus crispé.
La jeune fille se rappelait de ces moments de doute, en première année, quand Papillombre n’était qu’un mot sorti du Choixpeau. Mais aussi du jour de la condamnation de son père, quand le professeur Londubat l’avait empêchée de détruire complètement sa chambre, à l’étage du Chaudron Baveur. Quelque part, il avait toujours été là pour elle dans les moments difficiles et Kate savait qu’elle pouvait compter sur lui.
Le mécanisme d’une clochette se déclencha quand la porte de la boutique d’Ollivander s’ouvrit.
— Bienvenue chez Ollivander, fabriquant de baguette dep-… Kate ? Oh, Kate !
En reconnaissant la jeune fille, Clive descendit de son échelle, délaissant le rangement des baguettes, pour la rejoindre.
— Comment ça va ?
Kate lisait dans ses yeux bleus le même sentiment qui habitait le regard de chaque personne qui posait le regard sur elle depuis une semaine. Elle soupira, un poil exaspérée, remontant son sac sur son épaule.
— Si on pouvait arrêter de me poser toujours cette question et faire comme si tout était normal, ça me rendrait bien service.
Aussitôt, Clive la prit dans ses bras et la berça d’un geste un peu vif.
— Je suis tellement content de te revoir !
— Je préfère ça ! sourit Kate en s’écartant.
— Je peux faire quelque chose pour toi ? se renseigna le jeune homme de maintenant vingt ans, ramenant ses mains sur ses hanches.
Derechef, Kate lâcha un soupir tandis qu’elle avançait vers le comptoir pour y poser son sac.
— J’ai cassé ma baguette magique.
— Ah… C’est embêtant. Si les dégâts ne sont pas trop importants, je peux essayer de…
— Puis, je l’ai perdue. Je ne l’ai plus avec moi.
— Tout de suite, ça réduit les possibilités.
— Du coup, il m’en faudrait une nouvelle.
— Très bien. On va essayer de chercher. Rappelle-moi les caractéristiques de ton ancienne baguette ?
— Lierre, crin de licorne. Et quelque chose comme… 29cm, il me semble. Mais attends.
Ouvrant la petite ouverture aux devants du sac à dos, elle en sortit un tissu gris en velours, enrubanné. Et l’ouvrant, elle dévoila aux yeux interrogateur de Clive des filaments argentés de taille moyenne.
— Ce ne sont pas des crins de licorne, releva-t-il en ajustant ses lunettes.
— Ce sont des poils de veauxdelune.
— Sérieux ?! Comment te les es-tu procurés ? C’est très rare de croiser un veaudelune ! Alors récupérer des poils de leur queue… !
— Longue histoire.
— Mais… pourquoi me les apportes-tu ?
— L’année dernière, tu me disais que tu faisais des recherches sur la compatibilité d’autres créatures magiques avec le bois.
— Certes, mais ce n’était qu’expérimental, avança Clive en croisant les bras, devinant les intentions de la jeune fille. Assez peu de baguettes ont fonctionné. Et celles qui ont marché se sont avérées moins puissantes qu’avec les composants standards.
— Mais tu n’as pas essayé avec des poils de veaudelune, insista Kate.
— Même si ça marchait avec ce que tu m’apportes, rien ne nous dira que la baguette te choisira.
— Tu m’avais dit un jour que les baguettes étaient fortement en lien avec le caractère du sorcier. Pourquoi ne pas essayer le chemin inverse ? Créer une baguette à mon image afin qu’elle puisse me choisir ? Tu es un expert en analyse humaine et en baguettes, je suis certaine que tu peux le faire.
Le soupir de Clive résonna longtemps dans la boutique déserte.
— Quelquefois, je maudis ta bonne mémoire, Kate Whisper.
— Je prendrai ça pour un oui, sourit-elle, ravie. Tiens. Tu peux tout garder pour tes essais.
— Je ne te garantis pas d’y arriver.
— J’ai confiance en toi. Sinon…
Elle referma la fermeture éclair de son sac et le balança sur son épaule.
— … je venais aussi te voir pour te proposer de venir avec moi.
— Venir avec toi ? Où ?
— Je vais à Ste Mangouste. Passer voir mon oncle. Et Eliot, aussi. Je me suis dit que ça serait peut-être sympa qu’on y aille tous les deux.
— Oui, bien sûr, marmonna Clive d’une voix basse. Laisse-moi juste ranger ça et on y va…
*** *** ***
Un poing frappa timidement à la porte.
— Tu sais, il est dans le coma, fit remarquer Clive. Il ne va pas te répondre.
— Question de principe.
Quand ils entrèrent dans la chambre, le regard des deux jeunes gens se posa sur Eliot, immobilisant leurs gestes. Malgré son sommeil, l’adolescent est maintenant devenu un adulte. Cela faisait maintenant plus de trois ans qu’Eliot était reparti, après avoir sauvé Kate d’Electra, la première fois, dans la Forêt Interdite.
— Salut à toi, la Belle au Bois Dormant, lui lança Kate en effectuant un tour du lit.
Le meilleur ami d’Eliot se fit plus discret dans ses salutations, mais s’approcha avec un sourire amusé après avoir refermé la porte derrière lui.
— Tu as l’air d’aller bien, constata la jeune fille. Cette fois, ils t’ont rasé. T’es peigné. Et ils t'ont même coupé les ongles ! Je te l’ai dit. Une vraie princesse !
— S’il t’entendait, je ne suis pas sûr qu’il le prendrait bien !
— Il nous entend.
La voix de Kate s’était faite plus basse, plus troublée aussi, peut-être.
— Je le sais. Quelque part, il nous entend.
Ils attendirent d’être assis, d’un côté et de l’autre du lit, avant de reprendre la discussion.
— Tu viens le voir de temps en temps ?
— Assez rarement, admit Clive.
— Tu n’es pas loin.
— Mais très occupé.
— Seulement ?
— Et… ce n’est pas facile pour moi de venir ici. Je n’ai pas cette même facilité de discuter avec lui. On va dire que je suis très susceptible à ses silences !
— Pourtant, c’est pas comme si parler était quelque chose qui t’embêtait.
— Certes.
Clive poussa un soupir, sa cape dont il s’était départi sur les jambes.
— À ton avis, il ferait quoi, Eliot, s’il était réveillé ? lui demanda Kate.
— Qu’est-ce que tu veux dire par-là ?
— Quel métier ? Il habiterait où ? Tu crois qu’il aurait une petite amie ?
— Je pense qu’il n’aurait jamais décroché de sa passion pour les créatures magiques. On travaillerait peut-être ensemble, et il ferait comme Mélisandre aujourd’hui.
— Oui. Vous auriez fait de bons partenaires.
— Par contre, c’est pas le genre de gars qui aurait habité ici, à Londres, sur le Chemin de Traverse. Il serait sûrement parti s’installer au calme, à la campagne. Quant à savoir s’il aurait une petite amie… Eliot n’est jamais vraiment tombé amoureux. Enfin je ne crois pas. Même s’il trouvait Isabel McCravey mignonne dans ses premières années, je ne pense pas que ça a perduré.
— Moi non plus, je ne le vois pas marié. Il aime peut-être trop la solitude pour ça, pauvre garçon !
— Et trop jeune, aussi !
Kate ricana quelques secondes avant de s’adresser directement à Clive :
— Et avec Melisandre ? Comment ça va ?
— Bien. Très bien, même. Mais j’ai bien compris ta question cachée, Kate… !
— Je ne vois pas ce que tu veux dire, répliqua-t-elle d’un air innocent.
— On ne se mariera jamais avec Melisandre.
— Quoi ? Pourquoi ?
— À cause de cet idiot, là.
Il désigna du menton Eliot endormi dans son lit, dans un sommeil de plusieurs années.
— À cause d’Eliot ?
— Je m’étais toujours promis que si je me mariais un jour, Eliot serait mon témoin. Et je n’ai pas envie de revenir sur ma parole. Donc tant qu’il ne sera pas réveillé…
Il coupa sa phrase d’un soupir.
— Je sais. C’est complètement insensé. Au final, j’ai connu Eliot plus longtemps dans le coma que réveillé. Pourtant… On a vécu tellement de choses, tous les deux. Pendant la guerre. Ce n’était peut-être que deux années, on n’avait peut-être que douze ans, mais cela a suffi à me convaincre qu’Eliot était le meilleur ami que je n’aurais plus jamais.
Kate respecta le silence qui s’ensuivit. Clive semblait déboussolé, alors qu’il déballait tout ce qu’il avait sur le cœur.
— On était si différents, mais… complémentaires, peut-être. Eliot ne m’a jamais vu comme quelqu’un d’inaccessible. Tout le monde ne retenait que mon nom et la renommée de ma famille. Pas lui. Il m’a fait rentrer dans son monde de créatures fantastiques. Et c’est le plus beau voyage que j’ai fait.
— Tu lui avais déjà dit ? Tout ça ?
Clive secoua la tête ; sûrement était-ce pour ça qu’il semblait si troublé. Pouvoir libérer ces paroles après tant d’années de silence n’était pas anodin. Alors, Kate contourna le lit et enlaça les épaules de son ami, qu’elle considérait comme un grand frère, fixant Eliot du regard.
— Ne dis pas « jamais », Clive. Eliot se réveillera de nouveau un jour. Je le sais. J’en suis certaine. Soyons juste… patients. Il attend juste le bon moment.
Clive posa une main sur le poignet de Kate, reconnaissant. Comme tous les sorciers de Londres, voire de l’Angleterre, il savait que ce que la jeune fille avait pu vivre. Si les journaux n’en avaient pas parlé, les rumeurs concernant la vie des Whisper ne cessaient d’alimenter les conversations de ce monde. Et quelque part, le fait que Kate trouve la force de le consoler malgré tout ce qu’elle vivait lui prouvait qu’elle était une personne exceptionnelle au-delà de son histoire hors normes.
*** *** ***
La jeune Papillombre retrouva avec une certaine allégresse les escaliers de l’immeuble d’Irving Street. Car elle savait que des sourires l’attendraient là-haut. Kate quittait un temps son monde de ténèbres pour un univers bâti sur les rires et les souvenirs à construire. Elle poussa la dernière barrière du quatrième étage pour faire apparaître l’escalier qui rejoignait la porte de l’appartement des Diggle. Puis, elle toqua assez fort pour se faire entendre.
— Hé ! Ça a frappé ! Ça a frappé, je t’ai dit !
— Oh, la ferme, Miller, ou c’est moi qui vais te frapper !
— Bah tiens, va ouvrir, Maggie !
— Pourquoi moi ?
— Euh, parce que je suis occupé ? Et qu’à cette heure-là, c’est certainement Kate.
Il y eut des bruits de pas, précédant ceux de la serrure. Quand sa meilleure amie se dévoila à elle, Kate eut un pincement au cœur : mais ce n’était sûrement pas le moment de fondre en larmes pour se plaindre de ses malheurs perpétuels. Elle était ici pour s’amuser.
— Salut, marmonna-t-elle. Désolée pour le retard.
— Oh, t’en fais pas, t’es pas la dernière ! la rassura Maggie en lui libérant le passage.
— Ah ?
— Les Serdaigle ne font pas honneur à leur ponctualité légendaire aujourd’hui.
Alors que Kate allait passer devant elle sans une salutation, Maggie l’arrêta et l’étreignit sans lui demander l’autorisation. Les câlins de Maggie, si peu prompte aux manifestations physiques de son affection, n’avaient pas de prix. Mais portaient un flot infini de paroles réconfortantes. Kate le lui rendit, peinant à ravaler ses émotions.
Toutes deux rejoignirent la chambre de Terry pour y déposer les affaires de Kate, sans un mot de prononcé. Elles attendirent pour cela que la porte soit refermée. Depuis là, elles pouvaient entendre les rires des filles de Gryffondor résonner dans le séjour. Accompagnés de ceux de quelques garçons, plus enclins à raconter des plaisanteries. Certainement les amis de Terry.
— Comment ça va ? souffla Maggie, tandis que Kate déposait son sac près de la grande pile d’affaires.
— Tant que je suis avec vous, ça va.
— Terry m’a dit que tu avais été blessée. C’est guéri ?
— Ça ne guérira probablement jamais.
— Montre-moi.
Dans un soupir, Kate retira sa veste, puis son tee-shirt, sous le regard soucieux de sa meilleure amie, qui commençait à voir poindre les traces rouges, encore légèrement inflammées. Puis, d’un geste plus lent, plus réservé, elle dégrafa son soutien-gorge. Maggie se retint d’une grimace. Kate pouvait lire dans ses pensées.
— C’est moche, hein ?
— Oui. C’est hideux.
Elle pouvait toujours compter sur l’honnêteté à toutes épreuves de Maggie.
— Tu as mal ?
— Un peu. Moins qu’avant. Je dois toujours mettre de la crème.
— Et… elles ne disparaîtront jamais ?
— C’est une griffure de loup-garou. Elle restera. Elle cicatrisera sûrement mieux que ça. Ça blanchira. Mais même la magie ne pourra rien faire disparaître.
Il y eut un court silence.
— Sois sincère, Maggie. Tu penses vraiment qu’avec ça, il y aura quelqu’un qui voudra bien me voir comme ça ?
— Bah, là, techniquement, je te vois. Même si ça donne un peu envie de vomir.
— Un garçon, précisa Kate.
— Écoute…
Sentant que sa meilleure amie était perturbée, Maggie s’approcha et lui attrapa la main pour lui signifier sa présence à ses côtés.
— La personne qui t’aimera ne verra pas ces cicatrices. C’est vraiment pas ça le plus important. On a tous nos propres défauts. Nos complexes. Mais tu dois d’abord apprendre à aimer de nouveau ce corps-là. Et après seulement, tu pourras accepter de laisser quelqu’un d’autre l’aimer aussi.
Elle ricana :
— Non, personne n’est parfait. Mais heureusement que ce n’est pas parce que Terry a une sacrée bedaine que je ne l’aime pas ! Et si quelqu’un te rejette à cause de ça, alors, c’était qu’il ne t’aimait pas vraiment. Tu aurais pu mourir, Kate. C’est déjà une chance qu’il ne t’ait pas éviscéré sur le coup ! Alors oui, peut-être que tu es amochée. Mais tu es une survivante. Moi, c’est ce que je vois.
— Merci, Maggie, sourit Kate, troublée.
— Hé, les filles ! Il y a…
Terry, qui venait d’ouvrir la porte à la volée, ravala immédiatement ses mots tandis que, dans un réflexe, Maggie rattrapa le tee-shirt de Kate pour cacher le torse mutilé de la jeune fille. Les sourcils de Terry sautèrent plusieurs fois au-dessus de ses yeux, sans parvenir à se stabiliser. Puis, le jeune sorcier reprit enfin :
— Les derniers viennent d’arriver. On vous attend !
Il s’éclipsa aussi vite qu’il était apparu et Maggie soupira :
— Les garçons ne sont vraiment pas discrets.
— Tu crois qu’il a vu ? s’inquiéta Kate en se rhabillant.
— J’espère pas ! J’ai son exclusivité, ma chère !
Quand les deux filles revinrent dans le séjour, Kate constata que le séjour avait été aménagé pour tous les recevoir. Les canapés avaient disparu, de même que certaines commodes bancales, laissant une large place au sol, recouvert d’une multitude de coussins et de couettes de toutes les couleurs. Au centre avait été disposée une table basse, sur laquelle des boîtes de friandises éventrées attendaient d’être entièrement vidées. Cinq personnes étaient assises autour : Moira, Suzanna – armée de son appareil photo –, Scarlett, mais aussi Harold Orchard et Jim Branstone, deux amis de Poufsouffle de Terry. Ce dernier était occupé à sortir des bouteilles de jus de citrouille du placard magiquement rafraîchi.
— Hey Kate ! On avait cru qu’elle t’avait mangé !
— On n’a pas tous les mêmes goûts de cannibalisme que toi, Miller ! répliqua Maggie, tandis que les deux filles restaient debout.
— Oh non, crois-moi. Je t’aurai mangé la première, dans ce cas. Au moins, on aurait été débarrassé de toi !
— Ça fait plaisir à entendre, autant d’amour ! commenta Harold.
— C’est juste que tu ne les connais pas encore assez, lui répondit Suzanna. Elles sont toujours comme ça.
— Et… ça va ? Vous le supportez bien, dans le dortoir ?
Scarlett se contenta de grimacer à côté, ce à quoi Suzanna rajouta un haussement d’épaules.
— Alors, qu’est-ce qu’on a loupé ? s’exclama une voix qui provenait du couloir.
— Rien de spécial, Fergus, souffla Terry.
— Hormis les éternelles chamailleries de Maggie et Moira.
Un frisson parcourut l’échine de Kate. Elle sentait ce regard sur elle. Il n’était pas désagréable. La jeune fille se retourna alors pour libérer le passage aux Serdaigle. Fergus, en tête, semblait avoir été épargné par une importante poussée de croissance comme en avaient été victime beaucoup de garçons de leur classe, bien qu’il n’en paraisse pas moins un ado. Sa taille modeste était largement compensée par ses yeux très colorés, de teinte verte, et son large sourire engageant. Il avait cette réputation dans sa maison d’être le bon vivant ; là où beaucoup Serdaigle s’enfermaient dans leur renommée de travailleurs acharnés et sérieux, Fergus apportait quelquefois une bonne dose de fraîcheur.
Et puis, il y avait Emeric. Même si Kate se sentait moins gênée qu’elle ne l’était, fut un temps, avec Griffin, elle ne pouvait s’empêcher de sentir le sang lui monter aux joues. Le souvenir de leur baiser quelques semaines auparavant revenait sans cesse à la charge, de même que leur sortie nocturne dans la Forêt Interdite. Mais si Kate restait gênée face à lui, c’était surtout car elle ne savait pas comment assumer ses sentiments sans paraître ni envahissante, ni prude, ni extravagante. De plus, les circonstances ne s’y prêtaient pas ; elle ne pouvait s’empêcher quelque part de penser qu’Emeric ne la méritait pas.
— Ce ne sont pas des chamailleries, bouda Maggie en croisant les bras. Moira perturbe l’équilibre.
— Je peux mettre ça en application. D’un coup de coude dans ton genou !
— T’es à la parfaite hauteur pour ça !
— Salut, Kate !
— Salut, Fergus.
— Salut, Kate.
— Salut…
La jeune fille ravala ses mots quand Emeric passa devant elle avec un sourire réservé.
— Comment… comment tu vas ?
— Moi ? Oh, bien.
— Sûre ?
— Oh oui ! Certaine ! C’est cool de vous voir tous ici !
Moira s’effondra sur les coussins, en sueur.
— Merlin, dites-moi qu’il fera moins chaud là où nous irons ! Ou je vais fondre !
— Enfin !
— Dawkins, ta gueule.
— Il paraît qu’il n’a jamais fait aussi chaud depuis des dizaines d’années ! commenta Branstone.
— Oui. Ils appellent ça la canicule, poursuivit Fergus.
— Ah, les pics de chaleur ?
— Techniquement, non, intervint Emeric. On parle de canicule quand l’amplitude thermique entre le jour et la nuit a diminué de manière significative. Euh… bref, qu’il fait très chaud, même la nuit.
— Invitez des Serdaigle à vos soirées, qu’ils disaient.
— Je trouve ça intéressant, comme nuance !
— Whisper à la rescousse. C’est trognon !
— Puis comme le dirait le proverbe, ricana Maggie, pendant la canicule, tout le monde s’en-…
— Qui veut un jus de citrouille ? clama Terry.
La distribution de bouteilles fraîches fut accueillie avec des acclamations de soulagement, avant qu’ils ne s’installent tous en cercle autour de la table basse.
— J’espère qu’il fera moins chaud, en Allemagne, demain.
— Il fait chaud en France, expliqua Suzanna. Et en Italie. En Espagne, aussi. Pour l’Allemagne, aucune idée.
— Olala, j’espère qu’on n’y croisera pas notre professeur de métamorphose préféré !
— Merci, Orchard. Maintenant, j’ai une magnifique image de Wolffhart en marcel en train de hurler des encouragements en allemand depuis les gradins avec les aisselles dégoulinantes de sueur.
— Et… merci d’avoir partagé cette image merveilleuse avec nous, Miller.
— Service ! Je pouvais pas être la seule à la subir !
— On a déjà toi à subir, n’en rajoute pas…
— Dawkins ?
— Épuise ta salive, je connais la suite… !
Les discussions allèrent bon train tandis qu’ils projetaient à quoi ressemblerait la Coupe du Monde. Certains avaient préparé banderoles et drapeaux par principe, et se basant un peu sur le hasard. Car de l’équipe de l’Allemagne ou celle de l’Inde, aucune ne retenait l’engouement unanime chez les jeunes de Poudlard. Mais Scarlett avait justement souligné que si Wolffhart était effectivement présent pour le match, remarquer ses élèves soutenir l’équipe adverse les exposait à de terribles représailles.
Kate profita que Terry passe derrière le comptoir branlant qui séparait le séjour de la cuisine pour le rejoindre.
— Tu as besoin d’aide ? se proposa-t-elle.
— Oh, ça devrait aller ! C’est juste mettre une pizza au four !
— Au… four ?
— Oui. Au four.
— Je veux dire… d’où t’as un four ? Vous êtes des sorciers. T’es même un Sang-Pur, façon de parler. Pourquoi tu as un four moldu ici ?
— Hm. Peut-être parce que j’étais souvent seul ici, avant. Entre les gardes de ma mère et les missions de mon père. Mais il est magique, il fonctionne sans électricité. Et tant que je n’ai pas dix-sept ans. Fiou. Courage, Terry, plus que trois mois à tenir !
Cette auto-motivation la fit rire doucement.
— Et tu pourras transplaner aussi, à ce moment-là.
— Oui. Mais je pense que McGonagall te convoquera avec moi à ce moment-là. Pour qu’on mette en place un système de…
— Tu n’es pas mon garde du corps, Terry, soupira Kate.
— Je suis ton meilleur ami ! C’est encore mieux, non ?
Son optimisme l’emporta et Kate renonça à s’y opposer. Elle ne voulait sûrement pas gâcher cette soirée. Alors, écoutant de loin les conversations, elle profita d’un débat houleux concernant les derniers modèles de balais pour s’éclipser.
Le premier à remarquer l’absence de Kate fut Emeric. Ce dernier se leva avec discrétion, espérant ne pas se faire remarquer. Il eut beau chercher dans toutes les chambres du petit appartement, mais ne la retrouva pas. De plus en plus soucieux, il questionna Terry, occupé à sortir la pizza de son antre brûlante dans la petite cuisine exiguë.
— Tu sais où est Kate ?
— Ah…
Dans un sourire, Terry lui désigna la grande échelle qui donnait sur l’ouverture dans la toiture.
— Elle a dû sortir quelques minutes. Elle aime bien aller là-haut.
Emeric hocha la tête, un peu embarrassé, après avoir étudié l’ouverture d’un regard empli de doute. Terry répondit alors à ses interrogations intérieures :
— Tu devrais aller la voir.
— Non, non… Elle a peut-être besoin d’être seule.
— Elle est peut-être là-haut à attendre que quelqu’un la rejoigne, contrebalança Terry dans un sourire.
— Je ne pense pas que ce soit moi qu’elle veuille voir.
— Et si c’était le contraire ?
Terry soupira en se redressant, les verres propres dans ses grandes mains.
— Tu ne le sauras que lorsque tu monteras. Au pire, demande-lui si tu la déranges. Mais prends des initiatives, Emeric ! Ils t’ont sûrement appris ça, à Durmstrang !
Il quitta la cuisine sur ses mots, abandonnant Emeric à son dilemme. Terry avait raison : le jeune Serdaigle se résolut donc à grimper. La première vue de Londres illuminée de nuit depuis les hauteurs le fit frémir de fascination. Plus loin, Kate était assise sur les tuiles, silencieuse, les bras autour des genoux, et observant chaque lueur.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui lança Emeric.
— Je prends l’air. Ça fait du bien.
Emeric s’extirpa de l’ouverture et la rejoignit en silence. Il n’osa pas lui demander s’il la dérangeait. Mais le sourire sur les lèvres de Kate le persuadait du contraire, à son grand soulagement.
— C’est Terry qui t’a dit que tu me trouverais là ?
— On ne peut rien te cacher.
— Il a eu très peur, la première fois. Je n’étais pas moi-même à ce moment-là.
— Comment ça ?
— C’était à l’époque où l’âme de Merrick était encore enfermée en moi… J’ai l’impression que c’était il y a dix ans. Pourtant, ça ne fait que deux ans. Le temps est étrange, parfois…
Emeric accueillit ses paroles avec respect, puis après un court silence, Kate reprit :
— J’ai l’impression que Poudlard est si loin derrière nous. Pourtant, ça ne fait que dix jours qu’on a fini l’année.
— Il s’est passé beaucoup de choses dans ta vie, depuis la fin des cours.
Kate hocha la tête, avant de la secouer pour chasser ses idées.
— Je m’ennuierai dans ma vie sans ça.
— Mais ça va ?
Elle éluda la question d’un habile sourire.
— Et toi ? T’as fait quoi pendant ces dix jours ?
— Pas grand-chose. Je suis rentré chez moi.
— Tu habites dans le Dorset, c’est ça ?
— Oui. On a une maison sur les falaises de Stone Barrows.
— Tu dois avoir une vue magnifique.
— Je ne m’en lasse jamais. C’était une vieille bicoque, au départ. Mes parents l’ont réaménagée juste après ma naissance. Mon père a même créé une verrière ronde pour les trente ans de ma mère, vraiment près des falaises, et il a mis le piano dedans, au centre. C’est… magique. Tu joues face à la mer. Et le son résonne si joliment dans le cristal. Je peux rester des heures à cet endroit.
La description rendit Kate rêveuse.
— J’aimerais bien voir cette verrière un jour, marmonna-t-elle.
— Oui, bien sûr, bien sûr, rougit Emeric. Tu peux venir quand tu veux…
— Et alors ? Tu as fait quoi pendant dix jours ?
— J’ai beaucoup joué, soupira-t-il.
— Tu joues quoi, en ce moment ?
— Le troisième mouvement de la sonate numéro 17 de Beethoven. Un Allegretto, qui s’appelle « la Tempête ».
— C’est de circonstances, vu où tu habites !
— Mais je viens de la commencer !
— Ouais. Donc en gros, tu connais déjà les quatre premières pages par cœur.
Emeric rougit : Kate n’avait pas complètement tort.
— Les cinq premières… corrigea-t-il.
Cela la fit rire, au plus grand plaisir d’Emeric, qui savourait ce rire dans un sourire.
— Tu me le joueras ? Sur le piano de la Salle sur Demande.
— Oui, bien sûr.
— Bien. Et qu’est-ce que tu as fait d’autre ?
— Hm. J’ai lu. Je me suis promené sur la plage. Je suis allé en ville. C’est très calme l’été, chez moi. Mon père travaille la journée, donc je le vois le soir quand il rentre. Le reste du temps, je fais ce que je veux. Mais ça consiste surtout à jouer du piano.
— Tu ne te sens pas trop seul.
— Parfois si. Mais quand je joue, non, pas vraiment…
Il s’accorda un temps de réflexion avant de lui avouer :
— Quand je joue, quelque part, j’ai l’impression que ma mère est là. Donc non, je ne me sens pas seul.
— Je vois ce que tu veux dire.
Kate fronça les sourcils, le cœur béant.
— Quand je suis revenue chez moi et que j’ai vu le piano… moi, j’ai pas réussi à l’ouvrir. Parce que c’était à ma mère. Et que je sais qu’elle ne reviendra pas.
— La mienne non plus. Mais toutes les deux, elles existent à travers la musique qu’elles ont laissée en nous. Crois-moi, Kate. Tu devrais rouvrir ce piano.
Reconnaissante, Kate hocha la tête. Ce après quoi, elle attrapa son paquet de cigarettes dans sa poche et l’en sortit. Après en avoir mis une à la bouche, elle en tira une seconde et la proposa à Emeric :
— Tu veux essayer ?
Le jeune homme considéra cette proposition quelques secondes avant d’accepter. Cela fit sourire Kate, qui n’aurait pas cru cela de lui. Elle ne cacha pas sa surprise une fois qu’elle eut allumé leurs cigarettes avec son briquet à défaut de pouvoir utiliser sa baguette, faute de majorité :
— Je ne te pensais pas comme ça, mister Emeric Beckett.
— Oh, tu sais. J’ai fait pire à Durmstrang.
— Ah bon ? Raconte-moi.
— J’ai bu de la potion chimérique.
— T’es pas sérieux ! C’est puissant, comme potion ! Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ?!
— Honnêtement… ? Je ne sais pas.
Emeric ricana un temps en soufflant sa fumée, les yeux levés vers le ciel.
— Sous la pression de Lyov, certainement. Et puis, l’idée que je puisse devenir un Animagus moi aussi, comme eux. Je suis peut-être intelligent, mais je reste encore très influençable.
Comme preuve, il lui désigna la cigarette qu’il tenait entre ses doigts, mais Kate nuança :
— Non, pas forcément. Peut-être que tu veux juste… tenter différentes expériences.
— Étrangement, je ne choisis jamais les plus sécuritaires !
— Tu veux dire… tomber amoureux de la fille la plus dangereuse de Poudlard ?
— Par exemple !
Ils partagèrent un nouveau rire. Kate n’avait pas ressenti autant d’allégresse depuis l’agression de sa mère. Emeric avait ce pouvoir sur elle de pouvoir la tirer de ses ténèbres intérieures.
— Et alors ? Qu’est-ce que tu en penses, de cette expérience ? lui demanda-t-elle, alors qu’elle tira une nouvelle bouffée sur sa propre cigarette.
— Hm, je n’aime pas trop.
— Pourtant, tu ne grimaces pas ou tu ne craches pas tous tes poumons. Comme moi, la première fois !
— Ah ? C’est la coutume ?
— Chez la plupart des gens normaux, oui !
— Je ne suis définitivement pas normal.
— Bienvenue au club, alors.
— Parce que toi, tu aimes ?
— Pas vraiment.
— Alors pourquoi tu fumes ?
— Par habitude. Je ne le fais pas tous les jours. Environ une toutes les semaines, c’est assez rare. Bon, j’en ai peut-être plus fumé cette semaine. C’est mal, je sais.
— Tu avais tes raisons.
Pour la libérer de ses pensées obsédantes, Emeric lui désigna Big Ben, qu’il pouvait apercevoir au bout de Whitehall.
— Tu savais qu’au début, elle devait s’appeler « the Great Bell » ?
— Non. Éclaire-moi, pourquoi ce n’est pas le cas ?
— Elle porte le nom d’un commissionnaire. Benjamin Hall. Et son nom est gravé dessus. Du coup, ils l’ont appelé « Big Ben ».
— Il était si gros que ça, ce Ben ?
— Peut-être.
— Sympa, d’être une cloche.
— La plus célèbre du monde.
— Tu en as une autre, d’anecdote du genre ?
— La cloche est fissurée.
— Ah bon ? Je ne savais pas. Mais genre, elle va casser ?
— Oh, non. Ça fait longtemps qu’elle est comme ça. Plus d’un siècle et demi, il me semble. Ils l’ont juste tourné pour éviter de la frapper sur la fissure. Du coup, ça lui donne une résonnance particulière.
Il tourna ses yeux bleus, rendus noirs par la nuit, vers Kate, qui comprit alors que cette histoire, cette métaphore, pouvait également s’appliquer à elle. Oui, elle était forte et célèbre, mais portait en elle ces grosses fissures qui la fragilisaient. Elle devait juste apprendre à tourner pour se montrer à son avantage et devenir plus singulière encore.
— Tu connais tellement de choses, souffla Kate, impressionnée, avant d’écraser son mégot sur les tuiles.
— Pas toujours les plus utiles.
— Au moins, j’apprends quand je suis avec toi.
Dans un soupir accompagnant son coucher sur la toiture, elle glissa un piquant :
— Pas comme quand j’étais avec Griffin.
Cette remarque cinglante fit sourire Emeric, qui la rejoignit, s’allongeant à côté d’elle sur les tuiles, pour observer les étoiles. En bas, ils entendaient les discussions de leurs amis et les bruits de la rue. Mais là-haut, ils écoutaient les murmures des astres qui observaient leur douce conversation.
— Qu’est-ce qu’il racontait de la merde, ricana Kate.
— Au moins, tu t’en rends compte, maintenant.
— Ça tournait toujours autour de sa petite gueule. Il n’y en avait que pour lui.
— Ça s’appelle être « égocentrique ».
— Merci, monsieur dictionnaire.
Face à son silence, Kate craignit de l’avoir vexé.
— Enfin, je ne voulais pas…
— De quoi ? Ah non, je réfléchissais juste si quelqu’un m’avait déjà donné ce surnom. Mais je crois bien que tu es la première ! Et je prends ça pour un compliment.
— Tant mieux.
Ils soupirèrent en chœur tandis que résonnait le rire gras de Moira en bas, suivi des indignations aigues de Maggie. Certainement une part de pizza qui avait fini sur ses cheveux.
— Si seulement on pouvait passer la nuit-là.
— Oui, approuva Emeric. C’est plus vivable qu’à l’intérieur. Et plus joli, aussi.
De nouveau, les bruits de la ville reprirent le dessus de la conversation. Ils appréciaient ensemble cette douce mélodie urbaine d’été. Jusqu’à ce que les doigts d’Emeric frôlent timidement ceux de Kate, qui les invitèrent à poursuivre. Ainsi, main dans la main, ils contemplèrent les constellations, sans se soucier de ce qu’elles pouvaient en penser.
*** *** ***
La nuit fut si chaude, si étouffante, que Kate peina à trouver le sommeil. Tous, ou presque, étaient parqués dans le séjour aménagé. Acculée dans un coin, à côté de Suzanna qui dormait la bouche ouverte, elle ne cessait de se retourner. Mais elle perdit espoir. Après tout, cela faisait bien dix jours qu’elle ne dormait qu’à peine deux ou trois heures par nuit. Car quand ses blessures ne la démangeaient pas, ses pensées noires reprenaient le dessus. L’impression d’avoir abandonné sa mère, d’avoir fractionné sa famille, à nouveau, à cause de ses pouvoirs.
En désespoir de cause, Kate se leva et enjamba ses amis endormis pour rejoindre la salle de bains, histoire de se rafraîchir un peu. Elle passa devant la porte de la chambre de Terry et Maggie, mais devina que ces derniers ne dormaient pas non plus. Seule pièce sans fenêtre de l’appartement, la salle de bains étaient peut-être le temple sacré des lieux en temps de températures élevées. Kate ne prêta pas attention à la baignoire, peut-être encore plus colorée que d’habitude, si cela était possible. Elle dut forcer sur le verrou du lavabo, à la vasque fissurée, pour obtenir un peu d’eau fraîche, histoire de se débarbouiller. Cette sensation sur son visage la libéra et elle soupira d’aise.
Mais quand elle releva la tête, le miroir face à elle lui renvoya une image singulière.
— Oh, putain !
Sur le coup de la surprise, Kate eut un brusque mouvement de recul, mais perdit l’équilibre et glissa sur le carrelage. Les fesses à terre, elle hésita dans un premier temps à se relever, de peur de croiser ce reflet modifié. Car l’espace d’un instant, Kate avait cru y reconnaître sa mère.
Se redressant avec prudence, elle ne retrouva pas le visage de Grace. Certainement un tour de la fatigue. Et le fait qu’elle ressemblait beaucoup à sa mère. Même nez, même visage, même cheveux. Mais elles ne partageaient pas les mêmes lèvres et Kate avait hérité des yeux, aussi bien de la forme que de la couleur, de son père.
À la fois soulagée et déçue, Kate soupira en s’appuyant sur les rebords du lavabo. Puis, son regard baissé, elle releva lentement son tee-shirt pour laisser apparaître le bas de ses profondes cicatrices. Alors, naquit en elle une nouvelle pensée, sur teinte de colère…
Ce n’était pas sa faute. Elle l’avait payé tant de fois. Avait sacrifié son enfance, sa famille, son corps, ses sentiments. Tout ce qui lui arrivait aujourd’hui n’était la faute que d’une seule autre personne : Electra Byrne.
Et cette fois, ce ne serait pas la Sorcière Bleue qui la retrouverait.
Kate la traquerait. Et enfin, elle se vengerait, au nom de tout ce qu’elle avait perdu…