Ce matin, je m'éveille avec le pressentiment que la fin est proche. Comme si nos chemins allaient se séparer et ce n'est qu'une question de temps avant que ça n'éclate. Je me retourne, regarde le mur délabré. La pièce est sombre, dehors il fait encore nuit. Derrière moi, l'Autre s'est réveillé, lui aussi. Il ne tente pas le moindre de geste à mon égard, il ne prononce pas un mot. A vrai dire, il est aussi inutile que les matins précédents.
— Lumos !
La pièce s'éclaire rapidement et je rabats la couverture sur ma tête. Je déteste sa fâcheuse manie de ne jamais vouloir trainer au lit le matin. Organisé, il se lève et va chercher se vêtements, dispersés sur le sol. Je déteste ma fâcheuse manie de le déshabiller comme une sauvage.
Il sort de la pièce et j'en profite pour me lever, à contre cœur. J'ai la migraine du siècle. Mon regard s'arrête une seconde sur mon reflet dans le miroir sur pied, dans le coin de la chambre. Mes cheveux paraissent avoir triplé de volume sur ma tête. Aïe ! Il faut vraiment que j'arrête l'alcool. D'un sort, j'essaie de me coiffer, mais c'est un peu raté. Certaines mèches rebelles semblent défier la gravité ; j'abandonne, me lève et le rejoins, dans la cuisine. Il a eu le temps de préparer le petit déjeuner. Tout le tralala, avec des œufs brouillés, du bacon et des toasts. Je n'y touche pas, ne le touche pas non plus. Je prends un simple café et regarde les nouvelles, posées sur la table :
En dessous du titre s'étale une grande photo de l'homme d'affaire, saluant les journalistes d'un signe de main, le visage éclairé par les flashs. J'essaie d'attraper le regard de l'Autre pour voir sa réaction, mais il garde les yeux rivés sur son assiette. Ridicule. En dessous de la Gazette du Sorcier, l'exemplaire de Sorcière Hebdo fait pâle figure. En première page, on s'interroge sur les sentiments de Mike Jepsen, attrapeur des Canons de Chudley, à l'égard d'une de ses coéquipières. Parfois, j'ai honte de travailler pour ce torchon. L'Autre lève enfin les yeux et esquisse un sourire quand il aperçoit la photo de Jepsen.
— T'imagines si on pouvait l'interviewer ?
Oui, j'imagine. Il jetterait ses cheveux en arrière, tenterait un sourire de prince charmant et répondrait à nos questions par des phrases toutes faites. C'est le prototype même du parfait crétin. Remarque, je ne suis pas vraiment en mesure de le critiquer, avec le cas que je me tape. Je prends alors conscience qu'il me fixe. L'Autre, pas Jepsen. Il a un regard chaud et un sourire exalté. Je lui souris, rattrapée par sa bonne humeur. Gagnée.
A peine ai-je pénétré dans l'immeuble, que Tanya m'accoste et commence à raconter comment la soirée de la veille s'est déroulée. Elle a dû comprendre que j'étais trop saoule pour me souvenir de quoi que ce soit. Je ne l'écoute pas vraiment, j'ai toujours mal à la tête. Je m'installe à mon bureau, au deuxième étage, à quelques mètres de celui de l'Autre. Tanya m'a suivie, tout en poursuivant son monologue. Sur mon bureau, des piles de lettre s'entassent. Le courrier des lectrices. Je commence à en ouvrir quelques-uns. Toujours les mêmes questions. Chère Rose, comment empêcher mon petit-ami de me quitter ? Rose, comment avoir confiance en moi ? Est-ce que je serai heureuse, un jour ? Quelle redondance ! Quel manque d'originalité !
Je lâche brusquement les lettres que j'ai dans les mains. Tanya vient de prononcer les mots magiques. Rubrique politique. Mariannan. Promotion.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
— Tu ne m'as pas écoutée ? demande-t-elle, vexée. Hier, j'ai entendu Mariannan discuter avec Mr White. Elle lui disait que tu pourrais bien être promue à la Politique.
Je quitte le bureau en trombe et me précipite vers l'ascenseur. Il est bondé. Les étages défilent ; il se vide et je respire de nouveau. Il se stoppe enfin au vingt-et-unième étage ; il ne peut pas aller plus haut de toute manière. J'en sors, avance lentement dans le couloir clair. Ici, les murs sont immaculés, la décoration est épurée et les pièces espacées. Rien à voir avec notre deuxième étage où on entasse les vieux bureaux et où on laisse la peinture se craqueler. Je marque une pause avant de frapper sur la dernière porte. Dessus une pancarte affiche « Mariannan Albanov, Directrice ». Mon cœur rate un battement quand j'entends sa voix me prier d'entrer.
Je pousse la porte et entre dans la grande pièce circulaire, le ventre noué. Mariannan est assise derrière un grand secrétaire, en bois clair comme les autres meubles de la pièce. Quelques tapis turcs couvrent le sol, les murs sont d'un blanc laiteux et rien n'y est accroché à l'exception d'un tableau peignant une Mariannan à Paris, posant devant la tour Eiffel.
La grande dame russe semble absorbée par ses dossiers et elle ne me porte pas la moindre attention. Après un long moment pendant lequel je ne sais pas où me mettre, elle me montre enfin des fauteuils contre le mur, me faisant signe de m'y installer. Je m'exécute, tente de garder les épaules droites, essaye de lui prouver que j'ai confiance en moi. Mais quand elle lâche enfin ses dossiers et vient s'assoir en face de moi, je ne peux rien articuler. Décontenancée.
— Un thé ? me propose-t-elle.
Je fais oui de la tête, toujours incapable de parler. Elle ne parait pas surprise de me recevoir, c'est comme si elle m'attendait. Elle sert la boisson dans des tasses dorées, précieuse dans ses gestes, contrôlée. Je ne peux m'empêcher de l'observer d'un œil envieux. Mariannan porte un chemiser blanc braillé dans une grande jupe de soie noire. Une cape en velours prune est jetée sur ses épaules et ses cheveux sont ramenés en un chignon volontairement décoiffé. Son visage est strict et doux à la fois, avec ses pommettes marquées et ses yeux chocolat. Elle me lance un regard par-dessus les lunettes posées sur le bout de son nez.
— Alors, qu'est-ce qui vous amène ici, Miss Rose du courrier du cœur ?
Miss Rose du courrier du cœur ? Officiellement le pire surnom qu'on m'ait donné.
— J'ai... Je voulais... J'ai entendu...
Mariannan fronce les sourcils ; je me mords la joue et essaye de reprendre contenance.
— J'ai entendu que vous auriez peut-être une proposition à me faire et je suis venue en savoir plus.
J'ai essayé d'être concise et sure de moi, mais je crois que j'en ai trop fait. Heureusement, Mariannan me sourit chaleureusement. Elle pose sa tasse de thé et croise les jambes.
— Oui, j'avais en effet des projets pour vous.
Je suis partagée entre la joie et la crainte. Pourquoi utilise-t-elle le passé ? La proposition n'est plus d'actualité ?
— Hier, vous étiez à la réception donnée en l'honneur de mon regretté Neil, n'est-ce pas ?
J'acquiesce en silence. Oui, j'y suis allée à cette réception interminable et guindée. Et sincèrement, il n'y a eu que l'alcool pour me donner envie d'y rester plus d'une minute.
— Vous discutiez près du buffet avec un ami à vous et je n'ai pu m'empêcher d'écouter votre conversation. Vous vous souvenez quel était le sujet ?
Je fais mine de réfléchir un moment. En fait, je ne me souviens d'absolument rien.
— Moi et mon ami avons de parler de beaucoup de choses. Vous pourriez me rafraichir la mémoire, je vous prie ?
— Bien entendu, ma chère. Le jeune homme vous disait que vous devriez être heureuse de travailler en tant que journaliste, surtout pour une revue aussi populaire. Il insistait sur le fait que vous aviez toujours voulu faire ça.
Quelques images me reviennent à l'esprit. L'ami, c'était l'Autre, je m'en souviens maintenant.
— Et vous lui avez répondu que vous détestez votre boulot, votre rubrique et Sorcière Hebdo, qui n’est pour vous d'ailleurs - et là, je vous cite - qu'un ramassis de conneries.
J'ai l'impression qu'on me brise un vase en verre sur le crâne, je déchante.
— Je... je tente, vainement. Je n'étais pas maitre de mes paroles, hier.
— Vous aviez bu ?
— Oui, c'est ça. Enfin, un peu, hein ? Pas comme un trou ou...
Je m'interromps quand je la vois hausser un sourcil. Ferme-la, Rose !
— C'est dommage, souffle Mariannan en prenant une gorgée de thé. J'étais parfaitement d'accord avec vous.
J'écarquille les yeux, presque choquée par la réaction de la rédactrice, et renverse mon thé sur mes genoux. Aie. Il est brulant. Mariannan nettoie la tâche d'un sort avant même que je n'ai eu le temps de sortir ma baguette.
— Non, je pensais ce que j'ai dit ! Je pense que le journal devrait aborder certains thèmes plus importants. Que certaines rubriques devraient être complètement réformées.
Mariannan m'adresse un large sourire et va chercher deux parchemins roulés sur son bureau. Elle me tend le premier avec douceur et garde le deuxième, étrangement.
— C'est votre contrat. Le départ de Neil m'a beaucoup fait réfléchir. C'était un très bon rédacteur en chef mais sa façon de voir les femmes...? elle s'arrête un moment. Bref, il était aussi responsable de la section politique. C'est ce poste que je veux vous confier.
— Bien entendu, j'affirme en hochant la tête. Mais... le second parchemin...
— C'est un poste un peu spécial que je vous propose en plus. Celui d'être ma conseillère. Je suis certaine que votre contribution pourra m'être précieuse, en ces temps de doutes.
Je n'en crois pas mes oreilles. Il y a un quart d'heure, je n'étais encore que Rose du courrier du cœur et maintenant j'ai la possibilité de devenir numéro deux de Sorcière Hebdo. Je serre les parchemins contre moi, remercie Mariannan, un peu trop même, et sors du bureau. Plus légère que je ne l'ai jamais été.
Je souris à mon propre reflet dans l'ascenseur. Mais très vite, ce sourire disparait. L'intuition que mon chemin va prendre une autre direction s'intensifie. J'ai l'impression déroutante que je vais perdre l'Autre aussitôt aurais-je signé ce contrat.
— Scorpius… je murmure en regardant les papiers.