Scabior était tombé sur Oscar et les siens un peu par hasard. Totalement par hasard, même. Mais ça ne changeait pas du reste de ses aventures. Il avait un don certain pour trouver les bizarreries, où qu’elles soient. Il n’y pouvait rien, ça lui collait au train comme les mouches sur une charogne.
Ce soir-là, il se baladait nonchalamment dans la campagne quelque part dans un coin perdu du Cheshire, ou peut-être était-il déjà au Pays de Galles, pour ce qu’il en savait. Les limites géographiques n’avaient jamais eu beaucoup d’importance pour lui. Toujours est-il que tout à ses rêveries, il avait fini par s’étendre dans l’herbe fraîche, le dos contre un arbre centenaire. Il s’imprégnait de la sérénité du vénérable végétal lorsque tout à coup, la tranquillité de la clairière à l’orée de laquelle il se reposait fut brisée par la rumeur joyeuse d’une troupe en liesse.
Là où un instant auparavant il n’y avait qu’herbes folles et fleurs sauvages, s’étendait à présent sous ses yeux un mélange hétéroclite de roulottes en bois ouvragées et de chapiteaux en tissus aux teintes chatoyantes. Des gamins pieds nus se chamaillaient et courraient au milieu de cet étalage de couleurs tandis que plusieurs adultes s’activaient autour de grands brasiers. L’un remuait à l’aide d’une longue spatule en bois le contenu d’un énorme chaudron dont s’échappait un fumet appétissant, l’autre faisait danser ses doigts sur un étrange instrument dans lequel il soufflait, et il en sortait des notes de musique d’une pureté surnaturelle. Une vieille femme assise sur un banc épluchait des légumes et surveillait d’un œil les deux fillettes qui l’assistaient dans sa tâche. D’autres silhouettes s’affairaient à la lueur des différents feux et caressaient de leurs ombres démesurées les parois irisées des roulottes. Ici et là traînaient quelques Fléreurs et cabots ordinaires, venus fureter dans l’espoir de chaparder quelque chose à se mettre sous la dent.
Scabior s’était approché, intrigué, et il avait été recueilli comme tant d’autres avant lui.
Dans ce chahut permanent régnait tout de même un certain ordre. Il n’y avait pas vraiment de règles, mais deux personnes avaient un statut particulier.
Il y avait tout d’abord Oscar. C’était lui le cœur, la source, la base de cette société en miniature. Il avait créé petit à petit ce refuge pour les gens en marge du monde. Les gens comme lui, un peu trop seuls, un peu trop bizarres même pour les sorciers. Et si tous les membres de sa colonie clandestine se respectaient entre eux, ils respectaient encore plus Oscar. Il était à la fois leur guide et leur salut.
Il y avait aussi Almarita, une fille pas tout à fait femme à la chevelure sombres et aux yeux noirs perçants. C’était la première réfugiée d’Oscar. Il l’avait recueillie alors qu’elle était encore enfant et faisait la manche dans les rues sombres de Cardiff. La gamine s’était fait pincer à voler une tourte, et le moldu gras et barbu à qui appartenait l’échoppe menaçait de la frapper. Alors qu’il levait le bras pour la battre, elle avait crié et fermé les yeux très forts, anticipant le coup. Quand elle vit qu’il n’arrivait pas, elle ouvrit les paupières et découvrit avec stupeur que le bâton que le moldu tenait s’était transformé en longue sucette colorée, comme celles qu’elle regardait avec envie dans la vitrine du confiseur une heure plus tôt. Le marchand fixait la sucette, et Alma put voir l’incompréhension dans son regard se changer en peur, et la peur en haine lorsqu’il reposa les yeux sur elle. D’un geste de sa grande et grosse main, il envoya la sucette se briser sur les pavés et attrapa la fillette à la gorge.
« Comment t’as fait ça, hein ?! Encore un mauvais tour des sales rats de ton espèce ? Ton peuple et toi, tous des voleurs, tous bizarres ! On devrait vous cramer ! »
La petite suffoquait, bloquée par l’étau de fer qui lui enserrait la gorge. C’est alors qu’Oscar était apparu. Discrètement, il s’était placé derrière le marchand et avait murmuré quelque chose qu’Alma n’avait pu entendre. Les yeux du gros moldu s’étaient vidé de toute expression, son visage s’était adouci et il l’avait lâchée avant de lui offrir non pas une, mais trois tourtes bien chaudes. Sur le coup, elle n’avait pas bien compris, mais elle savait que l’attitude étrangement déconnectée du marchand était due à cet homme étrange qui venait de lui sauver la vie. Il avait alors pris sa main, attrapé les tourtes et l’avait entraînée jusqu’à un petit parc non loin. Là, une grande chienne attendait près d’un banc. Almarita avait eu un geste de recul quand la chienne s’était élancée vers eux, mais Oscar l’avait rassurée.
« N’aie pas peur, c’est ma chienne, elle mord jamais. S’appelle Gloria. Et toi, petite, c’est quoi ton nom ? »
Almarita lui avait dit. Ils s’étaient assis sur le banc et s’étaient raconté leurs vies en mangeant les tourtes. Une pour elle, une pour Oscar et une pour Gloria. À la fin de la journée, elle avait suivi l’homme et sa chienne et ne les avait plus quittés.
Depuis ce jour-là, Almarita vivait avec Oscar et Gloria, dans leur roulotte bleu et or. Ils voyageaient perpétuellement, satisfaits d’ignorer et d’être ignorés du monde des sédentaires. Il la considérait comme sa fille et lui avait transmis tout ce qu’il savait sur la magie, les tours de passe-passe, la cartomancie, l’acrobatie et tout ce qui était nécessaire à la survie lorsqu’on est un sorcier en vadrouille. Car la petite était bel et bien une sorcière. Oscar le lui avait appris le soir de leur rencontre. Elle l’avait écouté parler de baguettes magiques, de sorts pour transformer des cailloux en tasses à thé, d’influences de la Lune sur les choix des hommes et de milliers d’autres choses passionnantes jusqu’à tomber endormie. Sa soif d’apprendre n’avait pas diminué avec les années. Elle questionnait Oscar sur tout à tout moment, et ça faisait bien rire le vieil homme.
La petite avait bien grandi. Elle allait maintenant sur ses vingt ans, et c’était une jeune femme à la beauté étrange et fascinante. Elle était belle comme un feu sauvage qu’on aurait oublié d’éteindre, qui réchauffe intensément mais ravage tout sur son passage. Oscar l’avait bien entraînée à se défendre, et maintes fois mise en garde contre les dangers de la vie, mais il la laissait toujours libre de ses choix. Alors, quand de temps en temps elle revenait en pleurant le soir, il la réconfortait jusqu’à ce qu’elle s’endorme, confiait sa surveillance à Gloria et s’en allait dans la nuit punir le salaud qui avait fait du mal à sa fille. Oscar avait peut-être vu passer nombre d’années, mais quand il s’agissait de protéger Alma, il retrouvait la puissance de sa jeunesse et son regard implacable forçait le respect.
En plus d’Oscar et Alma, il y avait aussi tous les autres, ceux qui étaient arrivés un jour par erreur ou par hasard, et qui n’étaient jamais repartis. Ceux comme Scabior, qui se demandaient un peu ce qu’ils foutaient là, mais qui avaient trouvé chez Oscar un semblant de foyer. Un lieu paisible où on les acceptait, peu importe qui ils étaient, peu importe d’où ils venaient. Les chiens, les gens, même combat. On ramassait ce qui traînait, ce dont personne ne voulait. Une patte en moins, et alors ? A plusieurs on a chaud même quand on dort dehors, et c’était bien mieux que tout ce qu’ils avaient connu auparavant.
Comme la vieille Magda et ses deux petites-filles. Elles baragouinaient à peine quelques mots d’anglais, mais tous les soirs Magda s’installait près du feu, chantait une comptine dans une langue inconnue, et les deux gamines exécutaient une charmante danse qui on ne sait comment apaisait tous les esprits. Tout le monde passait alors une bonne nuit de sommeil et remettait au lendemain les tracas du quotidien.
— Et lui ? voulu savoir Scabior, tandis qu’il discutait avec Oscar le lendemain de son arrivée.
— Lui ? C’est Seth Wynter. Pas causant. Britannique, on dirait. L’ai trouvé au bord de la route y a deux semaines. En piteux état, l’gamin. A du garder le lit trois jours. Mais juste après, hop, disparu pour la journée ! Y mange et pionce auprès de nous aut’, mais y file Dieu sait où le reste du temps. Des fois y pisse le sang quand y r’vient, alors on le rafistole comme on peut. J’y dis toujours où on s’ra le soir-même, comme ça y peut nous r’trouver s’y veut.
Scabior, songeur, observa quelques instants encore la silhouette furtive de l’homme qui donnait à manger aux bêtes, là-bas près des arbres. Il semblait plus à l’aise en compagnie des animaux qu’avec les membres de la communauté. L’homme s’était assis sur un rocher et tirait des bouffées de fumée d’une longue pipe, la grosse tête de Gloria nonchalamment posée sur ses genoux.
Les jours passaient plus ou moins paisiblement en compagnie d’Oscar et des siens. De nouvelles têtes arrivaient puis repartaient au gré de leurs envies sans que l’ordre établi dans la communauté ne s’en trouve perturbé.
Et puis un jour, il y eut les brigadiers de la Police Magique.
Et ce fut terminé.
Scabior retrouva le campement vide au petit matin. Il ne s’était absenté que quelques heures pour aller boire un coup au pub du village à côté, mais à son retour, il ne put retrouver ni Oscar, ni Alma, ni Gloria ni la vieille Magda… Tous avaient disparu, laissant derrière eux les restes éparpillés de leur vie nomade, trop marginale pour le monde réel.
Pendant des jours, Scabior s’épuisa à les chercher. Mais comment retrouver des sorciers itinérants ? Il ne savait même pas par où commencer. Plus le temps passait, plus il se disait que sa tête lui avait joué des tours. Tout ce temps passé au coeur de cette communauté n’avait pas existé. C’était un rêve éveillé, rien de plus…
Enfin, un mois plus tard, tandis qu’il traînait ses vieux os quelque part dans le Londres sorcier, la une d’un journal abandonné par terre attira son attention.
Le regard dégoûté de Scabior parcourrait le journal et bondissait de ligne en ligne. Des morceaux de phrases haineux lui sautaient au visage et reconstituaient le destin de ceux qu’il avait côtoyés.
« Le Ministère s’interroge : en ces temps obscurs, doit-il fermer ses frontières ? »
« On ne peut se permettre de prendre en charge tous les marginaux »
Scabior envoya son poing dans un mur avant de laisser l’écœurement le submerger.