C'était la zone et tout ce qui s'ensuit,
Des masures des taudis insolites,
Des ruines pas romaines pour un sou.
Quant à la faune habitant la dessous
C'était la fine fleur c'était l'élite.
Le monde dans lequel il était né n’était pas beau. Leur monde n’était pas beau. Oui, la guerre était terminée, ils avaient évité le pire, mais ça ne résolvait pas pour autant tous les problèmes. Teddy était bien placé pour le savoir. Il avait grandi sans ses parents, gamin aux cheveux bleus, rouquin d’adoption. Il eut un sourire de dérision en se souvenant qu’il avait adopté pendant longtemps la teinte flamboyante caractéristique des Weasley, alternant parfois avec les cheveux jais de son parrain. Mais tout l’amour ne remplaçait pas les parents absents, tués par une guerre immonde, pour le bien de tous. Le plus dégueulasse, c’était que le bonheur, il n’était pas là. Les gens autour de Teddy Lupin n’étaient pas heureux. Il croisait chaque jour des crève-la-faim sur les trottoirs, moldus mais aussi sorciers. Les adultes n’arrivaient jamais à saisir leur bonheur. Pour un instant de sérénité, c’était mille problèmes, mille angoisses, mille inquiétudes qui encombraient leur cœur. Le travail, la sécurité du monde sorcier, les fantômes du passé, l’avenir de leurs gosses. Ce monde, malgré la reconstruction après la Guerre, reconstruction dont le pays était si fier, était pourri. Du moins, c’était comme cela que Teddy le voyait avec ses yeux d’adolescent rêveur. Il grattait sa guitare en voyant s’approcher sans qu’il ne puisse rien y faire cet effrayant moment où il serait un adulte.
Des besogneux des gueux des réprouvés,
Des mendiants rivalisant de tares,
Des chevaux de retour des propres à rien,
Ainsi qu'un croque-note, un musicien,
Une épave accrochée à sa guitare.
Au milieu de ce monde, il était un rêveur un peu incompris. Ou alors, il se considérait comme tel mais il n’était qu’un adolescent comme les autres, juste un peu plus triste. Qu’il le soit vraiment ou pas, Teddy se sentait à l’écart de ces gens tout en y étant irrémédiablement attaché. Il avait conscience que, quels que soient les rêves qu’il pourrait construire et les arpèges qu’il pourrait jouer, il ne serait jamais qu’un humain de plus dans la masse grouillante. Alors il croquait ses notes pour le vent en espérant vaguement que quelqu’un les entendrait. Ou pas. Il faisait des efforts, bien sûr. Pour aimer sa famille, son substitut de famille, et oui, il l’aimait. Ils n’étaient pas pour autant sauvés de la masse, faisaient partie de ce tout qui le dégoûtait, mais il les aimait. Tous. Et ses notes leur étaient bien souvent destinées, quand elles n’avaient pas pour vocation de traverser le voile pour aller vers une femme aux cheveux violets ou un loup garou aux tempes grisonnantes. Deux personnes dont il avait fixé les images à s’en user les yeux, sans pour autant pouvoir accéder à qui ils étaient, à ce qui avait fait d’eux les êtres exceptionnels décrits par son parrain et sa grand-mère.
Une petite fée avait fleuri
Au milieu de toute cette bassesse.
Comme on l'avait trouvée près du ruisseau,
Abandonnée en un somptueux berceau,
A tout hasard on l'appelait "princesse".
Et elle était arrivée. Lily. Celle que Teddy n’attendait plus. Celle qui était au-dessus de l’immondice. Elle avait 6 ans et lui 16 quand il s’en était rendu compte. Depuis, il l’appelait Princesse. Princesse. Ce mot la décrivait parfaitement. Elle n’était pas la princesse orgueilleuse qui regardait ses sujets de haut, non, elle était de celles qui aimaient le monde et le vivaient avec une telle grâce qu’il ne pouvait que s’incliner.
Il avait adoré cette enfant. Littéralement adoré. Elle était sa princesse. Il avait joué avec elle, l’avait câlinée, avait séché ses pleurs d’enfant, l’avait regardée grandir sous les yeux bienveillants de ses parents. Il avait cassé la gueule au premier qui avait osé lui faire du mal.
Il sentait qu’il devait protéger cette fleur rare, unique. La seule jolie chose. Il n’avait qu’une peur, confuse, à moitié inconsciente, que le monde parvienne à la pervertir.
Elle lui rendait son amour aveugle par un amour sincère de petite fille, sautant dans ses bras et sur ses genoux, tirant sur ses cheveux et riant aux éclats quand il changeait son nez en bec d’hippogriffe. Un sourire de Lily l’emplissait de joie, et il ne cherchait pas plus loin. Les merveilles étaient trop fragiles pour qu’on y réfléchisse.
Et leurs vies s’étaient entremêlées comme ça, au fil des jeux et des lettres échangées, et quand Lily avait grandi, c’était devenu une amitié inhabituelle entre un homme de 24 ans et une gamine qui en avait 13. Inhabituelle mais pas dérangeante. Au contraire, les longues discussions secrètes de Teddy et Lily dans un coin du jardin pendant les réunions de famille faisaient partie du paysage au même titre que les disputes de James et Albus ou les entraînements de sortilèges mémorables de Freddy et Lucy.
La voila qui monte sur les genoux
Du croque-note et doucement soupire,
En rougissant quand même un petit peu:
"C'est toi que j'aime et si tu veux tu peux
M'embrasser sur la bouche et même pire ..."
Imperceptiblement, Lily était devenue une jeune femme. Un peu plus vite que la moyenne, sans doute. A 14 ans, ses longues jambes et sa poitrine discrète attiraient regards et sifflements sur le chemin de Traverse, sifflements ravalés quand la baguette de Teddy se pointait sur les fautifs, accompagnée d’un sort de chauve-furie pour les moins chanceux. Teddy rageait. Ils ne comprenaient tellement rien. Il était atterré devant tant de vulgarité et de bassesse, et cela le confortait dans son idée que tous se valaient. Pas un humain pour sauver l’autre. Pas un pour voir autre chose que les courbes de Lily, alors qu’elle était une reine. Lui ne les voyait pas. Il la voyait elle et cela lui suffisait.
Mais Lily voyait Teddy. Elle voyait l’homme qui lui était dévoué. L’attrait de l’interdit. Et elle tentait. Voulait le tenter. Elle se collait à lui pour sentir son souffle chaud dans son cou. Elle avait commencé par un jeu, un jeu très léger. Mais l’absence de réaction de Teddy avait piqué sa fierté. Cette adoration et cette innocence qu’elle prenait pour du dédain l’avaient poussé à accentuer ses avances, à se faire plus pressante, moins décente.
Ce jeu à un joueur avait duré plusieurs mois. Lily souriait, insistait, séduisait. Teddy l’aimait. Sans rien voir. Comme un frère, un ami. Comme bien plus qu’un frère et bien plus qu’un ami. Mais bien trop respectueux pour ne serait-ce que rêver ou espérer rêver être l’amant.
Une chaude soirée d’été, alors qu’ils étaient dans la chambre de sa Princesse, elle n’y tint plus. Le jeu, l’exaspération de ne pas être vue, des sentiments confus. Elle s’allongea sur Teddy nonchalamment étendu sur le lit et colla ses lèvres sur les siennes, happa sa bouche, se délectant de ce trophée. Elle avait au moins gagné son attention. Peu importait ce qui arriverait ensuite. Elle se détacha de Teddy en caressant ses cheveux d’une main provocatrice, tout son corps tendu vers l’amant désiré.
J'ai pas tellement l'étoffe du satyr',
Tu as treize ans, j'en ai trente qui sonnent,
Grosse différence et je ne suis pas chaud
Pour tâter d'la paille humide du cachot ...
- Mais croque-not',j'dirais rien à personne ..."
A l’instant où les lèvres de Lily se posèrent sur les siennes, le cerveau de Teddy arrêta de fonctionner. Il ne reliait tout simplement pas cet évènement à la réalité. Cette situation n’avait aucune raison d’être, elle n’existait donc pas. Pas dans la réalité de Teddy. Cette bouche contre la sienne, c’était un oxymore.
Quand il reprit conscience, il eut l’impression que son cerveau explosait sous le trop-plein d’informations et de sensations. L’odeur de la peau de Lily, la douceur de sa bouche, le dégoût fraternel, la passion charnelle, l’image de son parrain et de tout ce qu’il lui devait, le corps de Lily contre le sien, son amour pur pour elle, ses sens d’homme qui s’éveillaient à son contact, la voix de son devoir qui hurlait, celle de son désir qui voulait prendre le dessus. Et au milieu de tout ça, son univers, sa bulle de sérénité, ses certitudes qui se réduisaient en miettes.
Il la repoussa presque violemment et s’en voulut aussitôt. Et s’il lui avait fait du mal ? Il se précipita pour la relever doucement et mis sa tête dans ses mains. Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas réagir. Mais la vie est cruelle et ne propose pas cette option.
« Lily, je, tu… Non Lily… C’est interdit, tu ne peux pas faire ça, on ne peut pas faire ça.
— Et pourquoi ? Personne n’en saura rien, Teddy… »
Elle s’approcha à nouveau mais il s’écarta brusquement avant que les lèvres de sa petite sœur n’effleurent les siennes.
Il avait envie de la prendre par les épaules, de l’allonger sur ce lit d’enfant et de lui faire le plaisir qu’elle demandait, et même bien plus, de lui faire découvrir des choses qu’elle n’aurait même pas pu imaginer. Si elle s’était à nouveau collée à lui, sa maîtrise de lui-même l’aurait sans doute abandonnée, au moins pour une nuit. Mais, enjôleuse, toute à son art de persuader, elle ne s’en rendit pas compte.
« On se connaît tellement bien ensemble… Tu te vois vraiment faire ça avec quelqu’un d’autre ? C’est toi que je veux… On s’en fiche de ce qui dirait la société, c’est toi qui dis qu’elle est pourrie, que ses règles sont étriquées et archaïques. Pourquoi ne pas les transgresser à deux ? »
D'abord tu n'es pas mon genre et d'ailleurs
Mon cœur est déjà pris par une grande ..."
Alors princesse est partie en courant,
Alors princesse est partie en pleurant,
Chagrine qu'on ait boudé son offrande.
L’image de son parrain s’imposa à lui, et il ne pouvait plus salir sa fille. Même sans ce qu’il devait à Harry Potter, aurait-il pu ? Il l’aimait comme un fou, mais l’aimait-il comme ça ? Elle ne comprendrait pas. Il ne pouvait pas, et elle ne le comprendrait jamais. Parce que lui, avec son visage sans véritable apparence et sa pauvre guitare, il n’était pas au-dessus des autres, et elle, elle l’était sans le savoir. Parce qu’il se serait haï de la toucher. Il ne comprenait plus rien à ses propres pensées. Etait-ce parce qu’elle était comme sa sœur ? Parce qu’elle était plus, bien plus ? Parce qu’elle était une enfant et lui un homme ? Parce qu’il aurait pu être enfermé à perpétuité à Azkaban pour ce qu’elle voulait qu’il fasse ? Ou parce qu’il était effrayé de son propre désir ?
Il ne savait pas quoi dire, alors il mentit.
« J’aime Victoire. »
La première chose qui lui était venue à l’esprit. C’était faux. Il n’aimait pas Victoire, tout au mieux il l’appréciait. Mais toute la famille aurait adoré les voir ensemble, et ils se faisaient régulièrement taquiner à ce sujet.
Alors Lily vit défiler dans son esprit des dizaines de souvenirs qu’elle interpréta comme des signes qui auraient dû l’alarmer, et elle eut l’impression de tomber dans un abîme sans fond. Il aimait sa cousine. Sa cousine si belle au sang de Vélane. Elle aurait pu raisonner tous les arguments moraux, contrer n’importe quelle réticence, lui montrer qu’à 14 ans elle était femme, mais elle ne pouvait rien contre ça.
Elle raffermit sa voix :
« Teddy… Sors de ma chambre, s’il te plaît. »
Il obéit sans un mot, et elle s’effondra en sanglots. Elle pleura longtemps et tomba endormie quand elle fut à bout de forces, épuisée par les larmes. L’oreille de Teddy fut collée à la porte durant tout ce temps. La bouche de Teddy saigna quand il se mordit les lèvres, et des larmes douloureuses dévalaient ses joues.
Teddy prit ses affaires et rentra chez sa grand-mère. Lily avait perdu un espoir, il avait perdu sa raison de vivre. A l’aveugle, il trouva une plume, de l’encre, un parchemin et griffonna à son oncle Charlie :
« Je me suis décidé, j’accepte ton offre de boulot. J’espère qu’ils ont de bons musiciens en Bolivie. »
Le croque-note au matin, de bonne heure,
A l'anglaise a filé dans la charrette
Des chiffonniers en grattant sa guitare.
Passant par là quelques vingt ans plus tard,
Il a le sentiment qu'il le regrette.