« Emily ? »
La fillette esquissa un sourire quand son nom résonna dans l’air. Une légère brise souleva sa robe blanche et fit voler ses cheveux dans un espèce de drôle de tourbillon anarchique. Ses boucles blondes s’agitaient en l’air et éclairaient son visage dans la nuit. Ce n’était pas réel, rien ne l’était.
L’enfant haussa les épaules comme si cela importait peu et s’approcha doucement. À mesure qu’elle avançait, son image devenait moins floue et ses traits plus précis. Son poignet avait cet angle étrange que lui avait donné une mauvaise chute mal soignée et s’accordait mal avec le reste son corps, tenu bien droit. Elle avait une fossette, là au creux du menton, des joues roses et des lèvres rouges, des yeux clairs. Elle ne cillait pas et gardait les yeux fixés droit devant elle. Elle n’était pas réelle.
La petite rigola, mais n’avait pas de voix. Elle n’avait pas le rire cristallin des petites filles, le timbre aigu et les airs minaudés habituels. Elle sembla réaliser et porta une main à sa bouche comme pour s’excuser. Elle sourit tristement et ferma longuement les paupières. Si longtemps qu’on aurait presque pu croire qu’elle ne les rouvrirait pas, pourtant elle le fit. Vivement, trop peut-être, et murmura quelque chose du bout des lèvres. Aucun son ne sortit, mais il savait qu’elle l’avait dit :
« Au revoir, Ron Weasley. »
Ron se réveilla brusquement, le front couvert d’une épaisse couche de sueur crasse. Il lui fallut plusieurs minutes pour réaliser qu’il était bien dans son lit, perdu quelque part dans une petite maison de la campagne galloise, et pas perdu quelque part dans un pré sombre et inquiétant. Il s’extirpa rapidement des draps qui l’étouffaient et rejoint la cuisine, non sans jeter un regard à sa femme qui dormait profondément à côté.
Ron prit une bouteille d’eau dans le frigo et avala plusieurs gorgées à même le goulot. Heureusement que Rose n’était pas encore levée, elle l’aurait incendié pour ne pas avoir pris de verre. Car comme elle le répète souvent : « ce n’est pas propre, c’est la maitresse qui l’a dit ». La propreté, c’était un peu son nouveau cheval de bataille en ce moment.
Ron eut à peine le temps de s’asseoir qu’une chouette hulotte donna quelques coups de bec sur le carreau de la fenêtre. Il libéra l’animal de sa missive avec précaution et fit tourner plusieurs fois le parchemin entre ses doigts avant de l’ouvrir. Le sceau de Sainte-Mangouste était parfaitement reconnaissable, fondu dans la cire violette, et il n’était pas vraiment sûr de vouloir en lire le contenu. Il le connaissait déjà : Emily était morte.
C’était devenu une habitude, un rituel presque immuable qu’avaient tous ces enfants de venir lui dire au revoir quand l’heure était venue pour eux de partir. Jeremy avait été le premier, puis Aby, Moira, Elwin et tous les autres. Et maintenant Emily.
C’était sa préférée pourtant. Avec ses longs cheveux, ses bonnes joues et son sourire rieur, on avait l’impression que rien ne pourrait jamais lui arriver. Les photos d’elle petite laissaient entrevoir l’adolescente et la femme qu’elle deviendrait. Elle jouait son mariage et sa famille, elle rêvait cette vie qu’elle aurait dû avoir. Il l’avait imaginé brillant sur les bancs de Poudlard, une Gryffondor fière et acharnée à n’en pas douter.
Ron secoua la tête, il ne devait pas. Il le savait pourtant, mais n’y arrivait pas. Ces enfants n’étaient pas les siens, ils n’étaient pas de sa famille, de son cercle d’amis. Il ne devait pas en faire quelque chose de personnel, mais ça le devenait toujours de manière presque systématique, car ils auraient pu l’être. Et c’était d’autant plus dur depuis qu’il était devenu père lui-même. Un jour peut-être ce serait Rose et Hugo qu’il essayerait de sauver, un jour peut-être ce serait ses propres enfants qu’il regarderait mourir sans pouvoir rien faire. Alors oui, il ne devait pas en faire une affaire personnelle, mais cela le terrifiait.
Ron replia lentement le parchemin et le conserva si longtemps dans son poing fermé, qu’il sentit presque le grain du papier s’imprimer contre sa peau. Il devinait les mots écrits là et les bavures liées à la précipitation. Il aurait même juré avoir vu une tache de sang dans un coin de la lettre. Il desserra lentement sa grippe et soupira avec insistance. Les premières fois, la mort de ces gamins le poussait à aller voir plus loin, à enquêter ailleurs, à s’acharner à comprendre. Maintenant, il n’éprouvait plus qu’une profonde lassitude. En bientôt dix ans d’enquête, il n’avait jamais pu sauver un seul de ces enfants. Une fois qu’ils avaient été pris, il n’avait pu que les regarder mourir, impuissant.
Maintenant qu’Emily était partie, Ron était quasiment certain qu’un nouveau cas apparaitrait dès demain sur son bureau. Un enfant à l’école qui ne se réveille pas de sa sieste, un enfant qui sombre sur le canapé et ne se réveille pas. Physiquement, les médicomages ne dépistaient aucune anomalie particulière ou aucune infection.
On avait bien pensé à l’idée d’un sort ou d’une potion, mais personne ne connaissait des formules ayant des effets si permanents. À moins d’être renouvelés, mais là encore, les enfants étaient admis à Sainte-Mangouste après leur entrée dans le coma et étaient étroitement surveillés par le personnel médical. Il n’y avait aucun moyen qu’on puisse leur faire boire quelque chose de non autorisé, ou de leur jeter un sort sans même être remarqué.
Et puis un jour, l’état des enfants commençait à empirer. En un, deux ou trois mois, les petits passaient d’un simple état comateux à un état de grande déperdition, un peu comme si toute leur force vitale était aspirée hors de leurs corps. Certains résistaient, d’autres un peu moins, mais l’issue était systématiquement la même.
Ron pinça ses lèvres l’une contre l’autre et saisit un stylo sur la table afin de laisser un message à Hermione. Le message type qu’il laissait dans ce genre de situation : reste avec les enfants aujourd’hui. Plus une formule affectueuse pour la forme. Rose allait râler, comme toujours quand on la privait d’école, Hugo… Hugo n’y verrait probablement pas d’inconvénient. Il n’allait pas encore à l’école et ne dirait surement pas non à l’idée de passer une journée avec sa mère.
Il répliqua le message en plusieurs exemplaires et les envoya aux membres de sa famille et à ses amis ayant des enfants. Ils avaient pris l’habitude de recevoir ce genre de message et s’ils avaient été sceptiques les premières fois, ils ne rechignaient plus à appliquer le conseil désormais.
C’était bien tout ce que Ron pouvait faire. Le Ministère refusait d’alerter la population, considérant qu’il n’y avait pas assez de preuves tangibles pour affirmer l’existence d’un réel tueur, monstre ou n’importe quel autre mangeur d’enfants et que cela relevait plus d’une épidémie quelconque. « Trouvez quelque chose et alors on avisera » qu’ils disaient là-haut.
Ron s’habilla en vitesse et transplana pour rejoindre Sainte-Mangouste. Ce n’était pas tellement courant qu’il doive écourter une nuit, les criminels pouvaient bien attendre le matin, mais c’était sa première affaire.
À l’hôpital, une petite femme brune l’attendait. Le docteur Ruth Lawrence faisait le pied de grue dans la cour du bâtiment principal, seul endroit où les visiteurs étaient autorisés à transplaner, depuis qu’elle avait envoyé son message. Le cas des enfants « dormeurs » était aussi sa première affaire et Ron se sentait en partie lié à cette femme. Leurs métiers et leurs parcours étaient différents, mais Ron était certain qu’elle partageait cette même détermination à percer le mystère qui les hantait, quand tout le monde leur disait d’abandonner.
Elle était assez exceptionnelle quelque part. Elle passait son temps ici à s’occuper des patients, à réparer les blessures magiques, à survivre quand beaucoup mourraient autour d’eux. Ils étaient peut-être sorciers, mais ils étaient humains avant tout. Et pourtant, elle semblait toujours rayonnante et heureuse d’être là. Une fois, il lui avait demandé d’où elle tenait cette force, ce courage. Ruth avait juste haussé les épaules et répondu que c’était sa manière d’être.
« Docteur Lawrence, salua-t-il poliment.
— Auror Weasley, répondit-elle en lui serrant la main. La famille d’Emily est à l’étage, vous voulez les voir tout de suite ?
— Oui. Juste, dites-moi Lawrence, il n’y a rien eu de particulier ? Rien qui sort de l’ordinaire ?
— Non, elle est morte comme tous les autres. Arrêt cardiaque, aucune réaction aux tentatives de réanimation. »
Ron acquiesça d’un signe de tête et confirma qu’il irait voir le corps après avoir parlé aux parents. La rencontre fut brève. Ron les connaissait déjà et chacun d’eux savait qu’un jour, ils finiraient par se croiser une dernière fois dans ces couloirs sombres et sans vie. Ron essaya d’ignorer les larmes de la mère et la mâchoire serrée du père, sans grand succès. Il récupéra une dernière photo d’Emily qu’on avait amenée pour lui et, au moment de partir, donna une brève accolade à la mère et une forte poignée de main au père. Car cela ne servait à rien de mentir, c’était une affaire personnelle.
Ron plia les bords de la photo pour s’occuper les mains. Il focalisait son attention sur le contour blanc et courbait les bords pour ne pas regarder le corps sur la table de fer. Emily avait sept ans tout juste, le jour où on l’avait prise, elle en avait huit maintenant. Elle avait plutôt bien résisté. Il imprima son sourire dans sa mémoire, la couleur de ses cheveux et de ses yeux. Tout. Ses traits, sa façon de se tenir. Elle n’était plus là, mais elle danserait encore dans sa mémoire.
« On ne se remet jamais vraiment de son enfance, hein ? »
Ron leva la tête pour voir Ruth plantée dans l’alignement de la porte. Il haussa les sourcils et sentit des rides se creuser sur son front. Il avait toujours grandi trop vite, il avait perdu des proches, il avait dû se battre alors qu’il n’était qu’un gamin. Il ne le regrettait pas, non. Il était fier de ce qu’il avait fait et de qui il avait été, mais il aurait juste aimé que la vie lui rende le temps qu’elle lui avait volé. Il aurait aimé ne pas vieillir aussi vite, ne pas avoir à vieillir trop vite du moins.
« On devrait voir le corps. »
Le docteur Lawrence s’avança presque à contrecœur et lui détailla précisément les différents points qu’elle avait relevés, preuves à l’appui. La procédure imposée par le département des Aurors était lourde et pas toujours facile à vivre, mais elle devait être suivie sans faute. Ron observa un instant le corps sans vie et resta figé sur place un moment.
« Quelque chose ne va pas, Weasley ?
— Non, c’est juste que je suis un peu fatigué », dit-il las.
Ruth lui donna ses dernières informations et s’éclipsa rapidement comme on l’appelait dans les étages. Une infirmière de garde lui avait fait faux bond en début de soirée et, visiblement, il devait y avoir une lune ou quelque chose qui provoquait des accidents magiques à répétition cette nuit.
Ron la salua et resta seul quelques minutes à regarder Emily. Elle semblait paisible, un peu comme Rose lorsqu’elle dormait. Il ferma les yeux et pinça l’arête de son nez entre trois doigts comme pour chasser les mauvaises pensées de son esprit. Il s’apprêtait à partir lorsqu’un détail sur le corps d’Emily attira son attention. Il saisit son poignet entre les mains et constata que la déformation habituelle avait disparu.
Le poignet d’Emily n’était plus très droit depuis une mauvaise chute de balai mal soignée. Ses parents avaient pris l’habitude de dissimuler cette malformation en lui accrochant des foulards ou en lui mettant de gros bracelets. À vrai dire, ce n’était pas très envahissant comme problème, ça faisait juste un peu tort à voir, car on aurait dit que sa main n’était collée qu’à une moitié de son poignet. Il reposa son bras et quitta la pièce rapidement, non sans se dire que cette « guérison miraculeuse » était étrange.