Certains diront que c’est injuste, certains plieront face à la peur, certains douteront de l’importance des idéaux qu’ils défendent et d’autres y retourneront encore. Encore, parce qu’il le fallait, pour leurs familles et leurs amis, en espérant un jour pouvoir s’habituer à la peine et au chagrin. Alors ils se terraient là, ils s’enivraient pour trouver la force de repartir et de se battre à nouveau. Ils partageaient le comptoir, le temps d’un verre et d’un soir, en dépit de leurs camps respectifs. Juste un peu d’alcool et quelques paroles, car demain peut-être, ils seraient morts.
« À la guerre ! »
Et plus par automatisme que par réelle conviction, Gideon leva son verre déjà vide et trinqua avec son voisin. L’autre y mettait encore de l’entrain, il avait les yeux brillants des premières victoires et le regard à peine entaché des pertes déjà subies. Ce n’était qu’un gamin tout juste sorti de l’école, aux rêves sans limites et plein d’avenir. Un gamin qui voulait juste y croire, mais Gideon savait. Il savait que la guerre ne s’arrêterait pas pour lui, qu’elle le broierait et l’avalerait avant qu’il n’ait vingt ans.
« À la guerre » répéta-t-il laconiquement.
Lui, ça faisait longtemps qu’il la vivait. Il n’était plus à ça près. Le temps passait et Gideon n’avait pas le mérite de le retenir. Il lui était devenu inutile, presque accessoire. Il filait quelque part sans qu’il en ait réellement conscience et cela lui importait peu finalement. Que le temps passe et qu’il s’arrête, le plus vite serait le mieux. Après tout, il n’avait plus rien à espérer, plus rien à attendre de la vie. Il était juste là, simple pantin de bois qu’on agitait en vain. Un pantin vide de rêve et vide d’espoir.
Gideon posa son verre et en commanda un autre d’un geste de la main. Les premiers mois, il lui suffisait d’un ou deux verres d’alcool pour calmer ses angoisses. La sensation du liquide brûlant sa trachée l’aidait à se sentir vivant, au moins pendant une minute ou deux, avant que les vapeurs ne commencent à lui embrouiller l’esprit. Et plus le temps passait, moins les effets se faisaient sentir, alors il augmentait la dose. L’alcool est perfide, vicieux.
La dépendance n’avait jamais été aussi douce. Elle avait le même goût sucré de son enfance. Ce n’était pas que de l’alcool non, c’était autre chose. Il ne sentait même plus la boisson réveiller son palais avant de glisser dans sa gorge. Whisky ou bière, bière ou whisky ? Il ne voyait plus la différence, les deux n’avaient plus que le goût de la mémoire. Il avait dû passer à autre chose.
Sa tête tournait déjà bien plus que d’ordinaire, pourtant Gideon avala son dernier verre sans difficulté avant de partir, non sans laisser quelques gallions sur le comptoir. Il n’avait vraiment pas besoin d’un ennemi supplémentaire sur sa liste déjà tant qu’assez longue.
On pouvait bien dire, le dernier verre était toujours particulier.
Il faisait nuit noire dehors. Le ciel avait cette drôle de nuance sale et les étoiles semblaient ne pas briller assez fort pour percer les nuages. Ce genre de nuit rendait tout plus douloureux. Les souvenirs qu’il avait essayé de réprimer pendant si longtemps revenaient inlassablement le prendre à la gorge, sans qu’il n’arrive jamais à s’en défaire.
Gideon n’avait jamais été un grand sentimental. Un impulsif peut-être, mais un sentimental, il en était loin. D’autant qu’il s’en souvienne, il avait toujours fait de son mieux pour rester imperturbable, presque indifférent aux décisions qu’il avait prises et aux serments qu’il avait faits. Mais parfois, lors de nuits telles que celle-là, il ne pouvait fermer les yeux sans être hanté par son image.
C’était toujours la même histoire : lorsqu’il rouvrirait les yeux, elle serait là.
Et cela n’avait pas manqué. En un instant, elle était apparue à ses côtés. Elle était presque invisible dans la nuit noire avec sa cape ton sur ton, mais ses yeux luisants la trahissaient. Elle retenait les pans de sa robe d’un geste bien appris d’aristocrate et resserra vivement la fourrure autour de son cou. Il faisait encore froid dehors. Ses cheveux étaient retenus en un chignon à l’équilibre précaire d’où des boucles s’échappaient et faisaient flancher l’édifice. Pourtant, rien n’eut l’imprudence de bouger lorsque Bellatrix tourna la tête sur le côté.
« Tu pourrais au moins faire mine d’être content de me voir, fit-elle dédaigneusement en appuyant une main sur sa hanche.
— Qui a dit que je l’étais ? », siffla-t-il sans plus de politesse.
Gideon lui accorda à peine un regard et s’efforça de ne rien laisser paraitre. Il passa une main sur son front et continua sa route. Il savait que rien de tout cela n’était vrai. Bellatrix soupira bruyamment, et secoua sa tête de gauche à droite comme elle le faisait toujours lorsqu’elle était contrariée. La peine et la douleur avaient toujours une drôle de manière de rassembler les gens.
C’était arrivé un jour, dans un couloir. Leur devoir de préfet aidant, ils avaient dû effectuer des rondes ensemble de temps à autre et a fortiori ils avaient appris à se connaitre. Bellatrix n’était pas du genre bavarde, Gideon non plus. Mais il n’aimait pas le silence des couloirs de Poudlard la nuit, c’était une raison suffisante pour engager la conversation avec Bellatrix Black.
Il ne savait plus ce qui les avait fait passer de la guerre froide à l’entente cordiale. Peut-être avait-il craqué un jour, ou peut-être elle, ou peut-être était-ce juste cette sensation d’appartenir à ces gens faits pour ne pas vivre longtemps qui avait suffi à les réunir.
Gideon eut un sourire las, il n’aimait pas cette situation. Elle était trop tordue, trop malsaine, il le sentait au fond de lui-même. Il n’était même pas certain d’aimer Bellatrix, et il pouvait presque affirmer qu’elle ressentait la même chose.
Ils gardaient encore trop de défiance et méfiance l’un envers l’autre pour envisager quelque chose de sérieux. Et puis il y en avait eu d’autres, tellement d’autres même. Gideon ne s’en cachait pas. Il dormait avec ces femmes, leur rendait leurs étreintes, pas parce qu’il les aimait, mais par peur qu’on ne le serre jamais plus.
Pourtant, il y finissait toujours par y revenir.
Parce qu’au fond, ça avait toujours été elle. La belle Bellatrix avec ses longs cheveux noirs et son teint de poupée, ses yeux gris et sa voix flutée. Il n’avait jamais réussi à l’effacer de sa mémoire. Même quand il l’avait vue se battre dans le camp adversaire et tuer sans sourciller. Il s’en voulait parfois de ressentir ça pour elle, mais il ne pouvait s’en empêcher alors il se contenter de faire avec et d’essayer d’oublier.
Bellatrix fit claquer son talon sur les pavés et posa gentiment une main sur son épaule. Il lui tournait le dos, pourtant son regard semblait le transpercer de l’intérieur.
« Tu penses encore à elle, n’est-ce pas ? », murmura-t-elle doucement en mordant sa lèvre supérieure.
Gideon s’arrêta et esquissa un mouvement pour se débarrasser de son contact sur sa peau.
« Gid, il faut que tu arrêtes ça, reprit-elle néanmoins. Tu ne pouvais rien faire, arrêtes de t’en vouloir.
— J’aurais pu essayer, au moins, lâcha-t-il en se retournant vivement.
— Essayer quoi ? Me changer ? ricana-t-elle. La Bellatrix que tu as connue est partie depuis longtemps. Décroche gamin, décroche. »
Gideon ferma les paupières et soupira. À l’époque, il avait bêtement cru qu’il pourrait la changer. Elle avait déjà ces idéaux malsains ancrés en elle, mais il ne pensait pas que cela irait si loin. Il ne s’était pas attendu à entendre parler d’elle comme étant l’une des plus fidèles du mage noir, à peine deux ou trois ans après leur sortie de Poudlard. Les Sang-pur avaient toujours eu un côté un peu sectaire et conservateur, et il était normal que Bellatrix suive ce même chemin. Il pensait juste qu’il pourrait la convaincre qu’elle avait tort. Quelle stupidité.
N’avait-il pas vu la lueur dans ses yeux quand elle parlait ?
« Ne m’appelle pas ainsi, Bella, fit-il en reprenant sa marche. Je ne suis plus un gamin.
— Tu te comportes comme tel pourtant », s’égosilla-t-elle avant de le rattraper.
Et toujours la même rengaine insolente. Il sentit son cœur se pincer légèrement. Gamin, elle l’appelait toujours comme ça avant. C’était doux, ça sonnait bien. Surtout quand elle lui murmurait à l’oreille et que ses cheveux frôlaient sa peau. Il sentait alors son parfum, l’odeur de son shampoing, il aimait bien ces instants-là. Mais maintenant, son ton était plus dur et le nom n’était plus là que pour se moquer de ce qu’il était devenu.
« Partons », murmura-t-elle enfin pour briser le silence qui s’était installé.
Elle lui attrapa la main et transplana avant même qu’il n’ait pu demander où ils allaient, de l’autre côté surement. C’était devenu une habitude, car même si Bellatrix détestait cordialement les moldus et tout ce qui s’y rapportait, leur monde était le seul endroit où ils pouvaient se voir sans trop de risques, et où personne ne serait là pour les reconnaitre.
Gideon reconnut la même auberge où ils étaient allés la dernière fois et se retint de faire un commentaire sur son manque d’originalité. Elle l’entraina à l’intérieur et le laissa faire quand il s’agit de payer une chambre au tenancier.
Les cheveux de Bellatrix s’échouèrent lourdement sur ses épaules lorsque Gideon retira les pinces qui les fixaient si haut. Il allait se maudire d’avoir fait ça, quand il voudrait l’embrasser et qu’il se les prendrait dans la figure, mais il avait toujours aimé les toucher, les sentir. Il la débarrassa de la fourrure qui entourait son cou et posa sa main rugueuse contre sa joue. Elle avait encore du sang contre sa peau.
Fichue Bellatrix.
La lumière vacillait sur son support et créait des ombres sur sa peau nue. Gideon l’enserrait et l’emprisonnait entre ses bras, forçant le contact. Il frémissait à son souffle dans son cou, à son nez glacé contre sa peau. Parfois, il l’embrassait. Elle n’aimait pas ça et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle semblait bien fragile entre ses bras.
« Reste, murmura-t-il doucement, alors qu’il la sentait se faire violence entre ses bras.
— Je ne peux pas, répondit-elle simplement. Je ne suis pas réelle, tu sais. »
« Ça aide ton truc ? demanda Fabian en regardant son frère se réveiller. Ta potion.
— Oui, murmura-t-il sans grande conviction. C’est toujours mieux que la réalité.
— Potion à rêves, c’est ça ? »
Gideon acquiesça et enfonça son oreiller sur son visage. Il avait encore trop bu la veille. Oh, ce n’était pas l’alcool, non bien sûr ! Il était passé à autre chose.