Partout où je vais, j’emporte un peu de toi avec moi. Des morceaux de toi qui se sont imprimés en moi, depuis le temps. Oh oui, elles sont écoulées, les longues années passées à tes côtés, et nous en avons bien profitées, oui, toujours. Nous n’avons jamais su refuser les bonheurs simples de la vie. A quoi bon les refuser d’ailleurs ? Nous avons eu bien assez de douleur et de peine durant notre jeunesse. Aujourd’hui, bien que je regarde avec nostalgie ces deux filles que nous étions ailleurs, je suis heureuse d’avoir pu profiter, après.
Mes mains ne sont plus très habiles, tu sais. J’ai perdu mon habileté quelque part entre ma quatre-vingt-quinzième et ma quatre-vingt-seizième année. Néanmoins, elles ne peuvent m’empêcher d’ouvrir les tiroirs dans ma chambre, d’attraper les vieux cartons du grenier, et toujours de retrouver, ressasser, revivre les souvenirs. Je crois bien qu’aucun souvenir ne s’en est allé, malgré les années. Je les ai tous conservés auprès de moi, presque jalousement. Des souvenirs, oh, des souvenirs, personne ne m’en prendra jamais un infime morceau.
Bien sûr que c’est toi, ça a toujours été toi ! Même quand je ne te connaissais pas encore, il était évident que c’était toi. Il y avait Padma, certes, mais avec Padma, ce n’était pas pareil. Les gens ont toujours pensé que nous étions proches -c’était vrai, dans un sens. Mais je n’ai jamais été proche d’elle comme je l’ai été de toi. Après la guerre, après la bataille, après que nous ayons joué aux parfaits petits soldats, il y a même eu une cassure entre nous. Il est vrai que son départ en Inde n’a rien arrangé. Moi, je ne me voyais définitivement pas quitter l’Angleterre, mon pays, ton pays, tu saisis ? C’était toi. L’unique, la seule, la grande amie de ma vie.
Ne me regarde pas comme ça. Tu sais très bien que je ne te mens pas. Je n’ai jamais su mentir, de toute façon. Tu te souviens ? Comme je te trouvais superficielle lorsque tu t’es entichée de Ron. Tu l’as deviné bien vite, évidemment. Je te l’ai dit, je n’ai jamais su mentir. Un mal pour un bien : après tout, nous avons toujours été honnêtes l’une envers l’autre.
Oh, le revoilà. Lui, je ne l’aime pas. Comment ça ? Oui, oui, c’est mon mari. Mais tu sais, ces derniers temps, il me dit des choses si étranges. Si nous n’avions pas vaincu Tu-Sais-Qui des années auparavant, je pourrais presque croire qu’il est victime de l’un de ses sortilèges. J’espère qu’il ne va pas rester. Oh, il s’arrête, on dirait qu’il veut me parler. Je ne comprends pas, je n’ai jamais le droit de regarder nos photographies. A chaque fois, il faut qu’il devienne dur, qu’il me dise des mots méchants. Oui, parfaitement, des mots méchants. Je crois même qu’il voudrait me prendre mes souvenirs, cet homme que je croyais aimer, il croit pouvoir me les prendre ainsi mais non, non, jamais je ne les lui laisserais ! Je pense que je ne suis plus amoureuse de lui. Ce n’est pas mon mari, l’homme que j’ai épousé t’aimais profondément toi aussi, c’était même une condition à mes yeux.
Non, il n’a pas le droit de me faire ça ! Il me l’a arraché des mains, ma photo, ma préférée ! Comme nous étions jolies à cette époque. Je regrette ma beauté d’antan. Oui, tu as bien entendu. Je sais, je me plaignais toujours d’être horrible. Tu étais si belle, en même temps. Mais comme je la regrette ma longue chevelure brune, ma peau lisse et douce d’Indienne, je me sens si vielle et si défraîchie lorsqu’il m’arrive encore, quelques fois, de me regarder dans le miroir. Il m’a pris la photographie. Il me parle, je crois, je ne sais pas, je n’entends pas. Je n’ai pas envie de l’entendre, il va encore me raconter n’importe quoi.
Où t’en vas-tu ? N’écoute pas ce qu’il dit, tu sais bien qu’il ne raconte que mensonges ! Quoi, toi, ma meilleure amie, tu serais morte ? Partie, loin, envolée, éloignée de moi pour toujours ? Quelle infamie ! Jamais cela n’arrivera ! Nous partirons ensemble, parce que l’une ne peut pas partir sans l’autre, je le sais, je le sens, jamais tu ne m’aurais laissé seule derrière toi. N’écoute pas mon mari, reste, s’il te plait. Non, ne t’en vas pas. Je te l’ai dit, je te l’ai dit, il ment. Ce n’est pas mon mari ! Je suis peut-être une vieille femme, désormais, mais je suis certaine que j’aurais encore la force de me battre. Je ne veux plus rester une seule journée de plus avec lui. Je ne sais pas ce que tu as bien pu lui faire pour…
Non, reste ! Je ne voulais pas dire ça ! Je sais bien que tu n’as rien fait ! Oh, c’est lui, il est tellement stupide ! Je ne resterai pas une seule journée de plus avec lui. C’est avec toi que je veux rester, pour toujours. N’oublie jamais ça. N’oublie jamais cette promesse que je te fais. Peut-être nous la sommes-nous déjà faite silencieusement, d’un commun accord, sans avoir besoin de paroles, mais je te le dis clairement aujourd’hui. Je resterai toujours avec toi. Et nous partirons ensemble, loin de ce monde, lorsque notre heure sera venue, à la découverte de ce qui nous attend après. Ensemble, oui. Main dans la main.
Tu n’es pas morte Lavande. Tu n’es pas parti sans moi, je le sais, ne t’en fais pas. Mon mari devra bien s’y faire, parce que je serai avec toi jusqu’au bout du monde.
Jusqu’au bout du monde, Lavande.