Elle avait laissé les larmes couler sur ses joues, emporter le noir de ses yeux, le répandre sur ses joues et rouler jusqu’à tremper ses cheveux. Longtemps. Parait-il que ça aidait. Pourtant, elle avait toujours le même goût amer au fond du palais et la même boule coincée quelque part dans son estomac. Daphné pressa la paume de ses mains contre ses paupières pour interrompre le flux, boucher la tuyauterie. Cela ne marchait pas, son colmatage était trop incertain pour retenir les fuites.
Elle ne jouait plus.
Daphné s’enroula un peu plus dans ses draps. Ils étaient rêches et encore pleins de vieilles traces de mascara, mais elle essayait d’y retrouver un peu de son cocon chaud et douillet, avant de s’y laisser couler. Les gens pleuraient souvent la nuit, même ici. Et les autres prétendaient ne pas entendre les larmes silencieuses et les cris inachevés, car ils étaient du bon côté et qu’ils n’auraient pas dû douter et qu’ils n’auraient pas dû se débattre.
Un bruit sourd venant de la salle commune à l’étage la fit sursauter dans son lit. C’était le bruit caractéristique du Calamar géant qui donnait un coup dans les vitraux pour les faire taire. Cela lui avait peur les premières fois, faut dire qu’elle était encore gamine et qu’il n’était guère rassurant de voir son dortoir pris d’assaut par un poulpe. Il aurait pu casser les fenêtres qui donnaient dans le lac et les noyer dans leur sommeil, il aurait pu oui. Il avait certainement des raisons très valables mêmes, mais les différents directeurs s’étaient assuré que cela n’arrive pas.
Il y eut un éclat de rire goguenard en haut et Daphné devina un élève en train de se moquer de l’animal. Ils n’avaient plus de limites, plus de retenue ou plus la moindre décence. Un bouchon sauta et des verres s’entrechoquèrent. Ils buvaient à l’école qui était tombée et à la guerre qu’ils avaient déjà gagnée. Des talons tapèrent contre le sol et Daphné devina Pansy en train de s’agiter au-dessus de sa tête.
Du dortoir, elle était la seule à ne pas douter et à ne pas voir ce qu’il se passait derrière les baldaquins. Peut-être était-elle sans cœur, peut-être était-elle aveugle ou simplement stupide. Elle était pathétique, car peut-être qu’elle y croyait vraiment. Daphné ne l’avait jamais aimée. C’était le genre de fille médisante, superficielle et condescendante à outrance. Elles étaient amies, elle savait de quoi elle parlait. Elle avait l’expérience de la bête.
Daphné ne prétendait pas être mieux, enfin si un peu quand même, cela aurait été mal placé vu le côté hypocrite de leur amitié, elle était juste différente. Elle n’était pas forcément ce qu’on appelait une « bonne personne », mais elle n’était pas pourrie jusqu’à la moelle comme pouvait l’être Pansy ou du moins c’est ce qu’elle voulait croire. Et franchement, parfois, elle en doutait.
Bientôt, elle descendrait les tirer de leurs lits à grand renfort de cris et de rires suraigus. Elle se ruerait sur son lit en premier, parce qu’après tout « elle était la seule digne de sa compagnie » - Tracey était un accident et Millicent plus un chien de garde sans manière qu’une amie distinguée - mais les réveillerait au passage. Simple question de principe.
Les Serpentards étaient différents. Différents des élèves des autres maisons, ils étaient les méchants, tout le monde le savait. Ils cultivaient cette distinction avec passion, ils y mettaient tous tant d’ardeur qu’ils auraient presque eu leur place chez les « travailleurs », et même entre eux, ils ne pouvaient former un corps uni.
Daphné sentait son nez couler, sa poitrine se soulever au rythme de tremblements qu’elle ne pouvait pas contenir et ses ongles s’enfoncer dans ses paumes comme pour se calmer. Daphné crevait de peur. Elle ne le disait pas, elle ne le montrait pas, car ce n’était pas ce que l’on attendait d’elle, mais elle sentait l’angoisse s’incruster dans ses chairs. Elle glissait, irrémédiablement elle plongeait dans un gouffre sans fond dont aucun ne reviendrait. Surtout pas eux, ils avaient déjà été bien trop loin.
Tracey aussi pleurait. Elle n’essayait plus de se faire discrète et Daphné se prenait d’affection pour sa camarade, alors qu’elle n’avait jamais pris la peine de la connaitre avant. Elle avait encore le courage et la force de rester, quand elle aurait pu se jeter du haut d’une tour. Cela aurait été plus simple. Être de sang mêlé à Serpentard, en ces temps, peut-être plus que d’autres, c’était avoir « monstre » pour nom de famille. Monstre, pourriture ou enflure, selon les envies de chacun.
« La ferme Davis ! finit-elle par crier à travers le baldaquin. Arrête de pleurer !
— Toi, arrête de pleurer, marmonna l’autre en reniflant.
— Oh pitié, on va vraiment jouer à ça ? »
Daphné vit Tracey se redresser dans son lit et s’affaisser aussi vite grâce aux ombres sur les tentures.
« Tu réalises ce qu’on a fait ? reprit Tracey se tournant sur le côté. On a presque…
— Tué un gamin ? Je sais, finit Daphné froidement.
— Je l’entends encore crier dans ma tête, murmura l’autre après un moment de silence. Le Doloris, ils nous font pratiquer des Impardonnables sur des gamins !
— Tais-toi ! cria Daphné alors que Tracey commençait à s’énerver. Si on t’entend… je n’ai pas envie que l’on soit les prochaines sur qui on s’exerce, merci bien.
— Que de bonté, fit Tracey avec sarcasme. Je ne vois même pas pourquoi je te dis ça, tu es comme les autres après tout.
— Wow, ton ouverture d’esprit est impressionnante Tracey !
— Ce n’est pas comme si tu m’avais vraiment prouvé le contraire depuis sept ans, Greengrass ! »
Daphné grogna bruyamment et se prit la tête entre les mains.
« Faut que je sorte de là.
— Pour aller où ? »
Daphné, qui s’était redressée, s’arrêta aussi sec. Elle s’imagina traverser la salle commune où ses camarades dansaient, chantaient et jouaient à qui boirait le plus, essayer de se tracer un chemin entre eux quand ils voudraient la retenir, traverser les cachots. Elle entendait déjà ses pas résonner contre la pierre. Elle se laisserait porter par l’atmosphère étrange qui règne dans les couloirs une fois le couvre-feu passé, elle ignorerait le frisson du hors la loi qui voudrait la faire reculer et s’aventurerait dans les entrailles du château. Elle marcherait sans but, sauf celui d’éviter Rusard et sa lumière, elle poufferait en croisant d’autres évadés nocturnes, elle… non. Ça, c’était avant.
Avant que Rogue, les Carrow et toute leur clique ne s’emparent de ce qu’elle avait toujours considéré comme sa maison. Elle n’irait plus s’amuser à se balader dehors une fois la nuit tombée, les retenues n’étaient plus vraiment les mêmes. Elle avait parfois été embarquée dans les rondes du soir que Pansy et sa troupe menaient, et elle avait rarement vu autant de gens pleurer. Et à Poudlard, plus personne ne se vantait d’avoir été attrapé dans les couloirs.
Daphné se résigna à devoir rester ici, mais se leva néanmoins. Elle tira sur sa couette bordée pour pouvoir l’emmener hors du lit avec elle et traversa le dortoir en silence. Millicent dormait, Daphné pouvait l’affirmer rien qu’au bruit de sa respiration, et Tracey, assise sur lit, jouait avec ses longues mèches blondes.
Daphné écarta les baldaquins d’une main et s’installa en silence au pied du lit de sa camarade de chambre. Tracey haussa un sourcil, perplexe, mais ne dit rien. Elle avait des vieilles traces de larme sur ses joues et encore une petite goutte sur le bout de son nez. Un peu cassé, d’ailleurs. Daphné s’enveloppa dans sa couette, le dos coincé contre la table de nuit en bois et regarda Tracey pour la première fois.
Elle avait des longs cheveux raides, inhabituellement clairs, blond presque blanc, et des yeux gris au possible, les joues roses et la peau un peu mate pour une Anglaise pure souche. Elle semblait surtout plus vieille qu’elle ne l’était vraiment. Elle avait une de ces tenues moldues qu’elle portait souvent le soir après les cours, les formes étaient à peine différentes de leurs habits à eux, mais les motifs, les écritures et les couleurs bien trop criardes pour leur appartenir. Ça n’avait jamais vraiment gêné personne avant, il y avait toujours des quelques regards en coin, mais dans l’ensemble qu’elle supporte l’équipe de football de Manchester ou de Liverpool importait peu. Maintenant, elle prenait la peine de mettre une cape par-dessus lorsqu’elle devait voir du monde.
La mère de Tracey était sorcière, son père non. Daphné n’aurait pu dire si elle avait plus vécu dans un monde ou dans un autre ou si même elle connaissait la magie avant son entrée à Poudlard, reste qu’elle semblait attachée à son côté moldu. Elle avait tous ces gadgets bizarres qui trainaient en permanence dans ses poches et dans son sac.
« C’est quoi ça ? » demanda Daphné en montrant l’un des appareils qui trainaient sur le lit.
Tracey saisit ce qui ressemblait à une petite boite en plastique noir et le lui tendit. Un long fil était enroulé autour et cela prit du temps à Daphné pour le dérouler correctement à cause de l’autre bout qui pendait et dont elle ne savait quoi faire.
« C’est un casque Daphné, tu dois le mettre sur tes oreilles, fit Tracey en lui mimant comment faire. Et ça, c’est un baladeur cassette, quand tu l’allumes, il joue de la musique. »
Tracey appuya sur des boutons pour lui montrer. Lors de la première pression, un clapet se détacha et elle lui montra un morceau de plastique qui s’avéra être une cassette. Lors de la seconde pression, il y eut comme un bruit dans ses oreilles. Elle distinguait un air de musique au loin, mais un bourdonnement désagréable couvrait le tout.
« On n’entend rien dans ton truc !
— Je sais, les ondes magiques empêchent les appareils moldus de fonctionner. Avant, il ne marchait pas du tout, mais je l’ai un peu bricolé et avec de bonnes piles, le soir quand plus personne ne fait de magie, ça marche à peu près. Mais faut encore que je bidouille un peu.
— Oh attends ! J’entends un truc ! s’exclama vivement Daphné. Oh Merlin, elle pourrait hurler moins fort !
— Céline Dion n’est pas du genre discrète. »
Daphné retira le casque avec précipitation et elle envoya l’appareil voler un peu plus loin. Tracey le récupéra et vérifia s’il n’était pas cassé en marmonnant.
« Tu pourrais faire attention, c’est fragile ! Et y a un bouton pour régler le son.
— Hum. »
Daphné attrapa un autre objet entre ses mains et l’observa sous toutes les coutures.
« À quoi ça sert, ça ?
— C’est un téléphone portable. Ça sert à communiquer avec des gens qui sont loin.
— C’est plutôt lourd et gros pour quelque chose de “portable”, insista-t-elle en mimant les guillemets avec ses doigts.
— C’est toujours plus discret qu’un hibou, minimisa Tracey.
— C’est plus gros qu’une main !
— Vu la taille d’un hibou ou d’une chouette, ce n’est pas un argument et tu peux toujours l’avoir avec sur toi en plus. Personne ne se trimballe en permanence avec son animal.
— Et il marche celui-là ? fit Daphné en la raillant.
— Non, mais j’espère réussir à…, elle marqua une pause en réalisant que l’autre se moquait d’elle, peu importe j’imagine. Rends-moi ça. »
Tracey lui arracha presque le boitier des mains et le fourra dans la poche centrale de son pull noir. Elle lui jeta à peine un coup d’œil et recommença à jouer avec ses cheveux. Daphné s’enroula dans sa couette et posa sa tête contre le bord du lit. Tracey ne disait plus rien, et elle supposait que c’était une invitation à partir, mais Daphné n’en avait pas envie. Il y avait quelque chose de rassurant à la sentir toute proche, à entendre ses soupirs et sa respiration muette.
Tracey enroula le cordon autour de son baladeur et le posa maladroitement sur sa table de chevet. Dans sa précipitation, elle renversa un cadre qui s’échoua sur la tête de Daphné. Elle le saisit et regarda la photo avec attention. Le portrait conventionnel des Davis ne l’était pas tant que ça, il y avait la froideur du faux décor derrière eux, mais les grimaces du plus jeune, les yeux louchant de son aînée et l’air exaspéré de leur mère rendaient la photo plus légère. Et il y avait ce père au regard fier qui rendait leur portrait de famille magnifique.
« Je savais pas que tu avais un frère. Il n’est pas à Poudlard ?
— Non et arrête de toucher à tout, marmonna-t-elle en lui retirant le cadre des mains.
— C’est ton père, c’est ça ? demanda-t-elle abruptement. Il ne voulait pas l’envoyer à Poudlard, j’parie. Typiquement moldu, il ne voulait pas d’un autre monstre dans la famille.
— Mais ferme-la, Greengrass ! Qui tu es pour juger ma famille ?! Dégage !
— Je… je suis désolée, excuse-moi !
— Tu parles ! Vas-t-en de là.
— Ça va, je m’excuse ! Arrête de dramatiser comme ça.
— T’es comme tous les autres, pour toi aussi les moldus sont rien que des animaux, lâcha-t-elle en se penchant vers Daphné. Mon père, mon père… il a tenu notre famille à bout de bras quand ça n’allait pas, il a… il a aimé ma mère et sa magie, il… Mon frère est un cracmol, il n’osait plus nous parler à moi et à ma mère, il n’osait plus nous regarder ou n’importe quoi. Il était juste tellement malheureux.
— Oh, je suis désolée pour ton frère.
— Tu as toujours vécu là-dedans, le monde magique. On pratiquait pas la magie chez moi, tu peux savoir comprendre à quel point c’est extraordinaire pour un gamin. Quand t’es moldu, la magie tu en rêves et nous on savait pas pour notre mère. Alors quand on nous l’a dit, quand je suis rentrée à Poudlard, mon frère croyait que ce serait son tour après.
— Normal, murmura Daphné.
— Mon père l’a aidé à s’en remettre, à l’aider à oublier toutes ces choses, tout ce monde, qui semblait si incroyables, il l’a aidé à se trouver une nouvelle passion, à avoir un autre but… Il l’aurait envoyé à Poudlard si seulement il avait pu. »
Tracey se calma peu à peu et le rouge qui lui était monté aux joues commençait enfin à disparaitre. Elle se laissa tomber sur son oreiller et se tourna sur le côté pour toujours avoir Daphné dans son champ de vision. Qui sait à quoi elle pourrait encore toucher.
« Mon père, il est pas souvent chez nous, toujours ailleurs à travailler, commença doucement Daphné. On lui en veut pas, c’est comme ça qu’ils ont décidé de fonctionner avec ma mère, mais c’est juste qu’il perd plein de choses et qu’on a toujours cette impression de manque.
— Le travail, une maladie moderne.
— Il nous aime, on le sait, mais je crois qu’il ne nous connait pas ou qu’il est resté bloqué sur les petites filles que ma sœur et moi étions. Il pense encore que le bleu est ma couleur préférée, que j’aime les chevaux et les poneys et que plus tard je veux sauver des vies à Ste Mangouste.
— C’est plutôt adorable qu’il s’en souvienne, murmura Tracey.
— Moui, ça le serait s’il savait en quoi tout ça a changé. Peu importe.
— Et ta mère ?
— Ma mère est adorable, mais on s’en fiche. Tu sais, bientôt, quand on dira aux autres qu’on était à Serpentard, tout ce qu’ils nous demanderont c’est si nos parents étaient Mangemort, et si on nous a conditionnés depuis le plus jeune âge. Et personne ne nous croira quand on dira qu’ils ne l’étaient pas, quand on dira qu’on a été heureux, aimé et que oui on nous a appris le respect. Je suis peut-être prétentieuse et égoïste, mais je suis pas quelqu’un de mauvais et je veux pas de tout ça. Pourtant, quand ce sera fini, on nous fera payer, on nous regardera toujours de travers parce qu’on est des Serpentard et que c’est un crime en soi. »
Les deux filles se turent un instant. Daphné se déplaça pour soulager son dos engourdi et Tracey fermait les yeux dans son lit. Tout semblait si calme. Millicent n’avait même pas été réveillée par les chamailleries et Pansy leur faisait encore l’honneur de son absence. Daphné saisit à nouveau l’un des gadgets de sa camarade entre ses mains pour les occuper et se surprit à penser que, pour une fois depuis longtemps, elle se sentait étonnamment calme et confiante. Comme si une bulle s’était formée autour d’elles pour les épargner le temps d’une nuit. Elle en oublierait presque le gamin qui avait failli y rester ce matin, mais il y avait toujours ses cris qui résonnaient dans sa tête.
« Tu crois qu’un jour on arrêtera de les entendre ? » demanda-t-elle en levant la tête vers Tracey.
Affalée à plein ventre sur son lit, la tête à moitié perdue dans l’oreiller, elle semblait hocher la tête. Lentement, elle bougea sa main droite qu’elle avait callée sous épaule et la tendit vers Daphné. Elle semblait chercher quelque chose avec ses doigts et finalement Daphné finit par comprendre qu’elle attendait pour prendre sa main. Elle glissa sa paume dans la sienne et sentit Tracey la serrer fort.
Daphné déroula maladroitement le fil du casque de sa main libre et le mit sur sa tête. Elle le fit marcher comme Tracey le lui avait montré et laissa la chanson grésiller dans ses oreilles.
« Céline Dion, hein ? »
Tracey ne répondit pas, endormie qu’elle était sur son lit, et Daphné ne bougea pas, laissant sa main coincée dans la sienne.