Tu seras triste, je le sais. Mais pas tout de suite. D’abord, tu seras en colère. Tu m’en voudras, et tu te demanderas ce que tu as bien pu faire pour avoir une fille pareille. Et puis tu t’en voudras, tu te diras que tu m’aimeras toujours. Mais ça ne me ramènera pas.
C’est ce que tu aurais voulu pour tes filles, un brillant avenir. C’est gentil, tu sais, d’avoir voulu tout ça. C’est gentil, tu sais, de nous avoir préparé Lucy et moi. C’est gentil, tu sais, d’avoir mis toutes les cartes entre nos mains. C’est gentil, tu es gentil. Mais je ne veux pas de ça.
Lucy a réussi. C’est normal, elle a toujours tout réussi mieux que moi. Je crois que c’est à cause d’elle, d’ailleurs, que je n’ai pas été très heureuse. Surtout, ne t’en fais pas Papa. Toi, tu n’y es pour rien, et je t’aime même de tout mon cœur. J’aime Maman, aussi. Mais Lucy, je crois vraiment que je ne l’aime pas… et j’en suis désolée. Je sais bien tout ce que vous pensez, je sais bien les regards plein de larmes que Maman te lançait lorsque nous nous disputions pour la énième fois, mais je n’y peux rien, Papa. Lucy et moi, on ne s’aime pas, c’est comme ça, et ça ne sera jamais autrement.
Alors, oui, Lucy a réussi. Elle a été à Serdaigle, c’est bien, tu étais fière d’elle. C’est elle qui a eu les meilleures notes, toujours, meilleures que toutes les autres, meilleures que celles de Rose et Hugo, qui n’étaient pourtant pas de petits adversaires. Et puis, Lucy a aussi eu plein d’amis, et des petits copains, et plein de gens pour l’admirer. Lucy a eu la beauté, une beauté différente de celle de Victoire et Dominique, mais lui donnant peut-être un air plus abordable. Lucy a eu tout ça, et elle a été heureuse, et elle a quitté Poudlard avec les lauriers, et elle a entamé de brillantes études au sein du Ministère.
Mais moi Papa, moi je n’ai pas eu tout ça.
Je te l’ai dit, Lucy et moi, je pense qu’on ne s’aimera jamais. Et je la tiens pour responsable. Ce n’est sûrement pas la bonne solution, je te l’accorde. Mais cette sœur si parfaite, je lui en voulais. Pas parce que tout lui réussissait, non, après tout les choses ne se passaient pas trop mal pour moi non plus, au début. Non, si j’en voulais à Lucy, c’est parce que toutes ses réussites, tous ses exploits, elle les exposait toujours crânement devant moi. Elle en faisait toujours plus et toujours mieux. Il n’y avait pas un domaine qu’elle voulait bien me laisser, un domaine dans lequel j’aurais pu m’épanouir. Alors j’ai tout gardé pour moi, Papa. Et même à toi, je n’ai rien dit.
Voilà, tu le sais maintenant. Si j’ai été malheureuse, si ta fille pourtant si couvée, si choyée, si aimée, s’est murée dans son silence et plus tard dans sa dépression, c’est pour cela. Mais n’en veux pas trop à Lucy, Papa, elle est ta fille elle aussi et c’est normal que tu l’aimes. Et puis, peut-être que Lucy ne se serait pas laissée abattre, elle, si elle avait été à ma place. Je ne le sais pas. Moi en tout cas, c’est ce que j’ai fait. Ce n’est pas très courageux, pas très digne de toi. Mais c’est comme ça.
J’ai tout gardé pour moi. Et ce brillant avenir dont tu t’efforçais de dessiner pour moi les contours, je l’ai peu à peu écarté. J’ai écrit. Beaucoup. Au début, une sorte de journal intime, ou plutôt un défouloir dans lequel je pouvais consigner toutes ses pensées qui à force de s’affronter les unes et les autres, me donnaient parfois un peu mal à la tête. Petit à petit, les simples pensées griffonnées sont devenues plus développées, plus cohérentes, plus joliment dites, aussi.
J’écrivais tout le temps à Poudlard, lovée dans un canapé de la salle commune de Poufsouffle. Parfois, il y avait Aslan, le petit chat roux d’une amie qui venait me rendre visite. Son nom lui vient d’une histoire Moldue qui plaît beaucoup aux enfants, il paraît. Alors j’écrivais, toujours, avec Aslan sur les genoux et plus j’écrivais, plus j’avais la certitude que c’était cela, qu’il me fallait pour demain : le métier d’écrivain.
Cette histoire d’Aslan et d’enfants m’a trotté dans la tête, et j’ai commencé à écrire, entre deux poèmes, de petits contes pour enfants. Mon amie a fini par les lire, un matin qu’elle m’a retrouvé endormie dans la salle commune, et elle a dit que sa mère aimerait sûrement. Sa mère, elle travaillait dans une maison d’édition. Moldue.
C’est ça que je veux, Papa. Je ne veux pas le Ministère, je ne veux pas l’hôpital, je ne veux pas le Magenmagot, je ne veux rien de tout cela. Je veux écrire, je veux écrire tout ce qui me passera bien par la tête, et surtout, je veux partir, Papa. Je veux quitter le monde sorcier qui ne m’apportera jamais rien de bon, je veux quitter ce monde où ma sœur brille déjà trop pour me laisser une place. Je ne veux pas être éternellement un minuscule rayon du soleil, je veux être le soleil. Et ce ne sera jamais possible ici, Papa. Il faut que je parte, que je vive une nouvelle aventure, quitte à peut-être revenir un jour. Je ne l’exclue pas. Un jour, qui sait, si j’ai acquis suffisamment de force et de bonheur pour ne plus m’effondrer devant ma sœur, je serais capable de revenir. Mais pour le moment, je ne me sens capable que de m’en aller.
Ne me crois pas lâche, Papa. Cette décision m’a demandé mûres réflexions et beaucoup de courage. N’en veux pas à Lucy, Papa. Elle ne soupçonne même pas le dixième de ce qu’elle a engendré. N’ait pas honte de parler de moi, Papa. Un jour je te ferai lire mes textes et peut-être qu’ils te rendront fiers de moi. Ne garde pas tout pour toi, Papa. Maman t’a suffisamment prouvé qu’elle était forte et qu’elle t’aimait durant toutes ces années. Ne crois pas que je ne t’aime pas, Papa. Quand j’ai écrit ces vers un soir que je contemplais Aslan, c’est finalement ton visage qui s’est imposé.
Ton amour clairvoyant, et peut-être éphémère,
Me plaît, et je salue en toi, calme penseur,
Deux exquises vertus : scepticisme et douceur.
Tu seras sceptique et peut-être plus, face à ma décision. Mais je sais que tu es capable de suffisamment de douceur et d’amour pour l’accepter et peut-être même, un jour, me pardonner tout à fait ce départ aux allures sûrement précipitées.
Ne t’en veux surtout pas, Papa. Ce brillant avenir que tu voulais m’offrir, en vérité, il est toujours là, à portée de main. Tu ne l’avais juste jamais soupçonné.