La peinture est presque partout estompée. Le sol grince sous mes pieds. D’un geste de la main, je fais tomber au sol les vestiges d’une vie passée.
Papier-peint, photographies ou ce qu’il en reste, quelques tâches et beaucoup de moisissures : tout ça sous mes pieds. Ici, la vie s’en est allée depuis bien longtemps déjà. Il paraît que cet appartement a été beau, un jour. Que de grandes gens l’habitaient. Et même, qu’ils y recevaient des invités. Aujourd’hui, tout est si sombre, si délavé, si abîmé. Impossible de croire à ce passé de grandeur. Ni même qu’ici la vie a un jour habité.
Un raclement de voix, je sais qu’il attend ma réponse. Il ne devrait pas en douter, il sait très bien que je peux tout réparer. Ça les épate toujours, ça, la rapidité avec laquelle je restaure. Faut dire qu’ils ne savent pas que je n’ai qu’à agiter un bout de bois pour que tout redevienne comme avant et même, mieux qu’avant. Seules les peintures me prennent plus de temps. C’est la seule chose que je fais moi-même.
Je me racle la gorge à mon tour, je lève une main, il a compris et fait demi-tour. Dans une semaine je lui remettrai un appartement flambant neuf, et lui me donnera de l’argent. Je ne sais pas encore de quelle manière je l’utiliserai. J’ai envie de visiter le château depuis très longtemps, il parait qu’il est beau. Mais à chaque fois que je m’en approche, je ne peux m’empêcher de reculer. Je ne sais pas encore, si un jour il me sera possible de franchir les grilles d’un autre château.
Il fait un peu sombre, je m’approche de la fenêtre et tente de l’ouvrir. Le temps l’a tellement dégradé qu’elle risque de me tomber en morceaux entre les mains. Qu’importe, un simple geste de la main, serrée autour de ma baguette, et le problème est résolu. Je vois la lumière, je vois les gens, je vois la vie. Toutes ces vies qui se croisent en un instant, tous ces gens qui fourmillent dans les rues de Prague. Les rayons du soleil rebondissent sur les façades colorées des immeubles. La vision m’écœure, je referme la fenêtre.
Avec cette ironie qui m’assaille à chaque fois, je commence à travailler. Les quelques meubles, les murs, le parquet ancien, tout reprend vie peu à peu. Je m’applique à reconstruire avec une obsession presque maladive, ignorant les battements de mon cœur. Faut dire qu’à chaque objet que je répare, quelque chose se casse en moi. Faut dire qu’à chaque souvenir que je restaure, mon cœur se fait de plus en plus craquelé.
Mais je continue, les yeux fermés, obstinés. L’essentiel achevé, vient le moment que je préfère : la peinture. Mon esprit a divagué, mais voilà que déjà, mes mains ne se concentrent plus que sur une seule chose. Et ce sont les mauvaises pensées qui s’envolent, ce sont les souvenirs qui disparaissent, remplacés par ceux de l’appartement. Des souvenirs qui ne me font pas mal.
Et je verrai, au fil des jours, l’appartement retrouver sa gloire passée, les habitants de l’immeuble me féliciter, mon employeur me faire un clin d’œil entendu. Et aucun, aucun d’eux ne saura que la vie qui réapparait ici-là ne vient pas de n’importe où : c’est un peu de ma vie à moi, qui s’en va à chaque fois.
Il m’arrive parfois d’oublier pourquoi je suis venu. Pas souvent, mais ça m’arrive. Alors, je pose mes pinceaux un instant et les hurlements déjà résonnent dans mes oreilles, le sang coule le long de mon dos sans que je ne puisse le toucher, et il se répand partout, partout autour de moi, sur tous les corps des morts comme des vivants. Ils crient mon prénom, après, tous ces gens que je n’ai pas pu sauver, tous ces gens qui sont morts devant moi sans que je ne puisse rien faire. Leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs gosses, et tous ces gens qu’ils ont laissés derrière eux, ils viennent aussi me voir. Une farandole de cadavres qui fait son défilé mortuaire sous mes paupières closes.
Je me souviens.
Il m’arrive parfois d’être heureux, juste un court d’instant, que l’ébauche d’un sourire se dessine sur mon visage après une discussion avec une jolie fille sur le pont Charles. Surtout si cette dernière a accepté que je peigne son portrait. Alors, ce sont d’autres souvenirs qui reviennent. Je ferme les yeux une nouvelle fois, parce qu’ils me font peut-être plus mal encore, ces souvenirs heureux. Le visage jovial et confiant de Seamus. Les boucles blondes de Lavande qui encadrent son visage souriant. Les rires de Parvati dotés de cette sensualité indienne. J’ai détruit tout cela, je me suis enfui, j’ai foutu le camp. De toute façon, ils sont sûrement morts dans la bataille. J’ai vu Lavande en sang, j’ai vu Parvati sans défense autour du corps de notre amie, j’ai vu Seamus disparaître derrière les géants.
Je me souviens.
J’ai détruit, un peu plus chaque jour. J’ai détruit mes souvenirs et ma vie passée. Et alors, pour compenser tout cela, j’ai reconstruit aussi. Mais je sais qu’un jour, l’équilibre ne sera plus. Je sais qu’un jour, j’exploserai de nouveau. Et ce jour-là, peut-être, j’en finirai enfin.
Oui, je me souviens.
Je vois les couloirs plein de sang, remplis de hurlements.
Je vois les corps entassés les uns sur les autres.
Je vois la Mort accueillir un à un chacun de mes amis.
Trop. Trop de violence. Trop. Trop de cris de douleur. Trop. Trop de visages décharnés. Trop, trop, trop. Trop de guerre et pas assez d’espoir.
Alors je me rappelle, pourquoi je suis parti. Parce que je voulais pas crever, ou alors loin d’ici.