Toutes les photos de ma vie, de celle de Grace, de celle de Kate, ont disparu. Toutes ont brûlé dans l’incendie qui a dévasté notre maison durant la guerre. Il ne reste plus rien de ces événements, plus aucune preuve visuelle. Seule la mémoire est restée.
Alors, quand Kate me questionne sur mon passé, sur celui de sa mère ou sur sa propre enfance, je prends toujours le temps de lui répondre. Il n’y a plus d’image à l’appui, il ne lui reste désormais que mes paroles. Et certains souvenirs qui méritent d’être enterrés à jamais…
Quand Kate me questionne à propos des circonstances qui m'ont amené à rencontrer sa mère, j'affiche toujours, de manière très spontanée, ce petit sourire qui vient poindre au coin de mes lèvres, fugitif et rêveur. Porteur de nombreux souvenirs que je ne lui dévoile pourtant qu'à moitié.
Comme de nombreux jeunes hommes, j'étais une personne que l'amour rebutait. Franchement, qui voulait s'amouracher alors qu'on pouvait jouir de notre liberté à tout va ? Vivre comme bon nous semblait. L'amour, ça impliquait bon nombre de responsabilités qui ne m'attiraient pas. J'avais appris, avec le temps, à profiter de mes atouts. C'est cruel à avouer aujourd'hui, mais j'adorais jouer avec les sentiments des filles sans réellement en percevoir leur sens profond. A Poudlard, adjointe à ma réputation de vaurien prêt à toutes les facéties pour rendre la vie plus pénible à autrui, celle de charmeur, dont je me vantais parfois, sans jamais l'exploiter cependant à cette époque de ma vie. Quand j'ai quitté les bancs de l'école et que j'ai découvert les joies et les vices que m'offraient ma nouvelle liberté, je ne m'en suis pas privé. Des fanfaronnades de jeunesse, comme disait ma sœur, Charity. Elle pouvait bien parler, elle ! Ce n'était pas comme si elle était enceinte à ce moment-là ! Je ne comprenais pas grand-chose à l'avenir. A vrai dire, je n'en envisageais aucun de sérieux. Me caser, me ranger, me suffire d'une vie de famille... Je voyais mal comment je pouvais survivre dans une telle situation, à moins de m'ensorceler. Mais tout cela, c'était avant que je ne rencontre Grace et que ma vie ne prenne un nouveau tournant.
Quand notre cœur de jeune sorcier appartient à Serpentard, l'idée de tomber sous le charme d'une Moldue équivaut celle de voir un gobelin jouer au Quidditch : risible et tout bonnement improbable. Mais se laisser berner par les apparences des préjugés fut une douce erreur que je pris plaisir à savourer. Je n'adhérais pas forcément aux valeurs que mes camarades idéalisaient. J'étais certes issu d'une famille de Sang-Pur, je gardais, en moi, cette notion assez prégnante à propos de la pureté, qu'elle soit de sang ou d'autre chose, mais je possédais également cette passion inavouée pour les Moldus, celle qu'avait partagée Charity avec moi. Au grand dam de mes parents qui ne voyaient pas toujours cela du meilleur œil. Quand bien même ils n'étaient pas foncièrement malveillants à l'égard des Moldus, l'idée que leurs enfants puissent se lier avec l'un d'entre eux leur faisait dresser les cheveux sur la tête. Ils ont été servis ! Mais quelque part, je m'en exalte encore, comme quelqu'un qui aurait accompli quelques sombres desseins longtemps fomentés. J'ai toujours adoré faire tourner mes parents en bourrique, ceci depuis toujours. Je n'allais pas manquer cette occasion de les désespérer à nouveau.
Le jour où j'ai rencontré la mère de Kate était un jour radieux, particulièrement chaud pour le printemps naissant. Mon district nouvellement attribué, je prenais très à cœur les missions qui se succédaient, jour après jour. Lorsque j'ai reçu une alerte concernant une attaque de botruc, je suis immédiatement intervenu. Cependant, le transplanage m'a cloué devant ses yeux. Ses yeux à elle. Les yeux de Grace Judy Matthews. Son regard, comme l'effet d'un sortilège, m'a presque rendu inconscient face à la créature, que j'expédiai vite fait bien fait dans son arbre, comme un parasite de trop dans cet échange muet. La pureté, je l'ai retrouvée dans chaque trait de son visage, non dans son sang. Et pour la première fois de ma vie, je me retrouvais désarmé face à ce joli minois. Grace est longtemps restée immobile, non pas pour les mêmes raisons que moi, évidemment. Elle venait juste d'apprendre, en l'espace d'une minute que des créatures dangereuses vivaient dans les arbres et que des mecs, débarqués de nulle part, les chassaient à coup de baguette magique. Grace ne raconterait sûrement pas aujourd'hui la même version de cette rencontre, mais je me plais à répéter que je l'ai sauvé d'une manière chevaleresque. Kate adore cette interprétation. Peu de parents disent à leur gamin qu'ils se sont rencontrés lorsque l'un a sauvé la vie de l'autre. En l'occurrence, je lui ai plus sauvé ses cheveux qu'autre chose, vu comment le botruc s'y acharnait. L'exagération a toujours été l'un de mes défauts... Mais elle donne les plus belles histoires !
J'ai refusé d'appeler les Oubliators, quitte à recevoir un avertissement. Au fond de moi, je désirais qu'elle garde ce bref souvenir de moi. Ce petit quelque chose qui me donnerait l'idée que quelqu'un garderait en mémoire l'une de mes interventions. Avec l'espoir fou qu'un jour, je viendrai à la recroiser. Cela n'a pas tardé, puisque le lendemain, même heure, je me suis retrouvée au même endroit, de nouveau nez-à-nez avec cette jeune femme fort charmante, qui avait délibérément provoqué le botruc ! Sans hésiter, j'ai alors saisi ma chance. Nous nous sommes présentés, nous avons discuté, sympathisé, j'ai plaisanté, elle a ri, elle me racontait sa situation, je l'écoutais en souriant. Entre nous, ce contact, facile. Comme si les mots s'écoulaient tout seul. Que je la connaissais de longue date, que j'avais envie de la découvrir. Jamais une Moldue ne m'avait fascinée à ce point. Constater que dans son regard étincelait une magie plus puissante encore que n'importe laquelle dans le monde des sorciers. Elle utilisait à mon encontre un sortilège impardonnable que je pouvais lui pardonner...
Dès qu'elle m'appelait en bravant ce pauvre botruc, je rappliquais, le cœur léger et enhardi d'espoir. Les beaux jours d'été, Grace apportait sa guitare acoustique et chantait, assise dans l'herbe, alors que bien plus loin, les étudiants moldus de son université d'Exeter défilaient sous mon regard absent. Musicienne, elle a tenu à m'apprendre quelques notes, exercice avec lequel je me suis plié avec plaisir. Car chaque fois qu'elle faisait varier mes positions de bras, de doigts, je ressentais sur ma peau ce léger contact frissonnant, qui attisait mon désir de l'avoir toujours au plus près de moi. Je me suis permis, par la suite, d'emprunter à Peter, le mari de Charity, l'une de ses guitares afin de m'entraîner chaque soir, dès que je revenais dans mon petit appartement. Il m'aurait suffi d'ensorceler l'instrument pour l'impressionner et jouer un morceau incroyable de maîtrise, mais j'avais envie de lui prouver que je pouvais faire comme elle, sans avantage. Juste avec mes capacités. Le seul à m'en vouloir, sur le moment, c'était Peter, qui avait vu l'une de ses possessions disparaître sans raison !
Et Grace et moi jouions. Elle chantait, quelque fois je chantais. Je pense même m'être découvert un don improbable dans ce domaine ! Mais je n'étais pas jugé. Je jouais pour elle, pour rien d'autre. J'aimais cette liberté. Tellement plus plaisante que la précédente. C'est un soir de ce type, alors que le soleil déclinait déjà, après une longue après-midi sous l'arbre gravé, qu'elle m'a embrassé pour la première fois. Ses lèvres étaient comme un philtre d'amour s'infiltrant dans chaque parcelle de mon cœur. Ouais. Comme un con, j'étais tombé amoureux dans un tableau kitsch au possible. Mais j'aimais ça.
Bien souvent, je m'en arrête là dans l'histoire que je rapporte à Kate. Le bisou romantique lui paraît déjà suffisamment obscène ! Cependant, il y a beaucoup d'autres choses que je garde en mémoire. Il suffit souvent d'un regard de Grace pour les ranimer. Avec ce sourire en prime qui souligne beaucoup de pensées. Je pense que n'importe quel mec se souvient un minimum de la première nuit (ou journée, chacun son truc !) avec une fille (même si parfois on oublie son nom), pourvu qu'il soit sobre ! Celle avec Grace était la plus inoubliable. Dans le monde des sorciers, la magie est partout. Même lorsqu'il s'agit de passer aux choses sérieuses ! Il y a des entreprises qui travaillent dans ce domaine ! Sorts coquins, j'en passe et des meilleures ! Et ce soir-là, Grace a pris ma baguette magique et l'a posée, l'a mise de côté : le message était à la fois clair et terriblement séducteur. J'ai rarement aussi bien vécu mon principe de « pureté » que cette nuit. Car malgré mes nombreuses aventures qui avaient précédé ma rencontre avec Grace, j'avais l'impression de faire l'amour pour la première fois. Sans magie, sans artifice. Juste elle et moi. Dans la pureté de nos sentiments respectifs.
Je pense que l'on m'aurait raconté cette histoire auparavant, j'aurais ricané devant le ridicule du récit, dégoulinant d'émotions successives. En rétorquant que l'amour n'existait pas et que jamais cela ne m'arriverait. Et qu'au cas contraire, j'aurais préféré me jeter en pâture aux griffons. L'insouciance de la jeunesse que l'on croit libérée nous ferme parfois nos visions de la vie. Je considère comme une chance le fait qu'aujourd'hui j'aie changé d'avis suite à ma rencontre avec Grace. Ma petite moldue qui manipule la magie bien mieux que n'importe quel sorcier.