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« Les gens comme toi, Dominique, ils ont toujours une bonne raison. »
Le médecin laissa sa phrase voler dans l’air et éclater contre les murs telle une évidence grossière qu’il n’aurait pas su réprimer davantage et, par défaut, j’acquiesçai du bout des lèvres. Il devait attendre une réponse avec ses yeux lourds et sa tête penchée en avant, mais je me contentais de rester silencieuse. Je n’étais même pas certaine d’en avoir, des raisons.
J’aimerais dire qu’un jour j’avais décidé d’arrêter de manger ; un matin, comme ça, pour une raison X ou Y plus ou moins traumatisante. Peut-être que ce serait plus simple de dire ça, oui : lui raconter une autre vie. Peut-être qu’il me laisserait partir et qu’on s’éviterait une discussion stérile. Ce ne serait qu’un mensonge de plus et, quelque part, ça me semblait toujours plus crédible que de dire que je l’avais laissée s’installer sans vraiment la voir venir.
Cette fois s’entend.
Je laissai le reste de la consultation s’écouler dans un silence de plomb. Parfois, le docteur s’essayait à quelques questions personnelles auxquelles je répondais par des monosyllabes ou un bout de phrase s’il était chanceux. Il avait de la patiente cet homme : à sa place, je me serais trouvée insupportable. Il m’interpella une dernière fois alors que j’allais franchir la porte de son cabinet et me servit ces mêmes mots galvaudés qu’il devait répéter sans cesse : « vous savez ce qui se produira si vous ne faites rien, Dominique ? Vous allez mourir. Surement pas tout de suite, surement pas comme ça en un claquement de doigts, mais c’est irréversible et ça approche. »
Je tournai la poignée de la porte sans vraiment écouter, pourtant il ajoutait déjà : « c’est pour ça que vous êtes venue, non ? » Je soupirai et restai là, incapable de répondre que non, incapable d’expliquer que ce n’était pas la peur de mourir qui me poussait là, mais le froid qui s’insinuait jusqu’à ce qu’il ne reste rien. Je plantai mes yeux dans ceux du praticien, fronçant les sourcils à mesure que je le jaugeais. Il m’adressa un sourire qui se voulait rassurant et m’encouragea à parler d’un geste de la main.
« Je ne vous fais pas confiance », fis-je en détachant chaque syllabe. Je crois avoir parlé plus froidement que je n’aurais dû, je n’y pouvais rien. Après tout, j’avais toujours eu une sale tendance à rendre les choses plus dramatiques qu’elles ne l’étaient vraiment. J’agrippai mon balai qui m’attendait dans l’entrée et renvoyai quelques regards noirs aux autres patients qui m’observaient depuis la salle d’attente. Bientôt, quelqu’un lancera la première insulte, « un sac d’os » innocent que je ne relèverai pas en enfilant mon manteau d’hiver et mes gants, quand d’autres compatiront à voix basse.
Une fois sortie, je m’envolai rapidement et ignorai les restrictions de vitesse habituelles. Je n’aimais rien tant que sentir le vent battre ma peau et l’air se perdre dans mes cheveux. Je n’aimais rien tant que l’ivresse du vide. Mes mains ne tremblaient plus sur le manche. Je me risquais à le lâcher, parfois, pour voir, et je restais en équilibre au-dessus du vide, assise sur un vieux morceau de bois qui n’aurait surement jamais passé le contrôle technique. J’étais excessive, incontrôlable, incontrôlée : seul le vide m’apaisait et anesthésiait mes angoisses. Je pourrais sauter, basculer, mourir écrasée. Ce serait mentir que de dire que je n’y avais jamais pensé, mais je ne suis pas quelqu’un d’impulsif, je ne penche pas, je suis douce. Ma mort est plus lente, latente, anorexique.
Ce mot… quelle blague.
J’ai longtemps trainé avant de rentrer chez moi : j’ai suivi le couloir jusqu’à la côte et flâner le long des dunes avant d’aller me perdre chez grand-mère. J’aurais dû m’arrêter, dire bonjour, mais rien que de l’imaginer me détailler, me sermonner sur ma prétendue maigreur et la manière dont je me nourris m’insupportait royalement. Peut-être n’aurait-elle rien dit, à peine moqué mon manque de gourmandise pour mieux glisser une part de tarte à la rhubarbe dans ma poche. Elle était comme ça, gentille et attentionnée, pas comme toutes les autres femmes de la famille qui ne savaient rien me dire d’autre que « mais qu’est-ce qui ne va pas dans ta tête ? ». Rien, je sais.
Je repassai au-dessus de la Chaumière de mes parents sans même réaliser, l’habitude j’imagine. Je revois l’arrêt du Magicobus auquel je m’arrêtais quand je revenais de l’école. Je compte encore les pas. Il m’en fallait dix-huit pour rejoindre l’impasse de l’Atlantique en cinquième année de primaire, dix-sept en sixième, c’était la preuve que mes jambes s’allongeaient. Encore vingt, dans la pente, qui descend jusqu’à la mer et rejoint la Chaumière. Plus personne ne vit ici désormais, pourtant je ne peux m’empêcher de ralentir en dépassant le toit de chaume.
Home sweet home, eh ?
Je me revois courir dans les dunes la main dans celle de James et Molly sur les épaules, je me revois me noyer dans l’océan sous les éclaboussures de Louis, je me revois avec Victoire… Non, en fait, je me suis bien trop évertué à la chasser de mes souvenirs pour me la rappeler. Je nous revois heureux, avant que la vie n’aille et ne vienne. Chez nous, tout résonne comme des absences : Louis est rentré en France et il donne tellement de nouvelles que ce serait pareil s’il était mort, Molly va se marier avec un homme qui ne l’aimera jamais autant que le gamin Scamander, James s’installe. Et moi je dysfonctionne, je ne suis faite que de départs et de racines coupées. Je ne suis pas d’ici mais d’un ailleurs viscéral.
La nuit était déjà tombée quand je foulais les pavés de Glasgow. James m’attendait. Il avait sa vieille chemise tâchée qu’il mettait chaque fois qu’il peignait une toile et portait l’odeur d’une autre femme. Ce parfum de lavande, de pierre brûlante, ce reste de romarin et de cuisson lente des coings. Il a l’odeur de cette gamine que j’ai laissée crever, alors j’imagine qu’elle doit me ressembler. « Je croyais que tu devais passer la nuit chez… », je m’arrêtais pour faire mine de réfléchir et paraitre désintéressée, « Olivia ? Yeah, Olivia. »
Brave petite Olivia, sens-tu aussi mon parfum quand il rentre ?
Moi, je sens l’homme. Longtemps, je les ai collectionnés car c’était toujours plus facile que de s’attacher. Ils restaient à peine le temps d’une nuit, de quelques caresses et de fausses promesses. Nous n’étions pas de ceux destinés à s’aimer toujours. Ces hommes n’avaient aucun nom et aucun visage, rien auquel j’aurais pu me rattacher. C’est mieux ainsi. Je ne prenais pas non plus la peine de donner mon nom, acte trop intime et trop personnel ; si je le leur avais donné, ils se seraient souvenu, quand je ne voulais que m’oublier moi-même.
Aucun n’était jamais arrivé à la cheville de James. Il n’y avait pas le même frisson, la même ivresse. Parce qu’il était James, et que j’étais Dominique, et parce qu’il nous avait fallu du temps pour apprendre à nous aimer. Tu sais Olivia, toute petite Olivia, je n’aurais la prétention de suffire à James, ni l’envie d’ailleurs, mais c’est toujours vers moi qu’il reviendra. Tout comme ce sera toujours vers lui que je me retournais, parce que c’est la famille, tu vois. Parce qu’on se ressemble bien plus qu’on ne voudrait croire, parce qu’on a grandi ensemble et qu’on vieillira de la même manière. Comment je le sais ? Oh, surement car je connais ton existence quand tu ignores tout de la mienne, ça me donne un avantage considérable.
Et, pour ce que ça importe, j’ai toujours été douée en divination.
James avait de la peinture verte sur le bout du nez. Il retapait l’entrée de mon appart comme s’il allait s’installer et je faisais mine d’ignorer que ce n’était pas normal. Quand on me posait la question, j’évitais juste de dire qu’il avait aussi un double des clés, une place attitrée sur le canapé et un placard dans la chambre à coucher. « Croque-moi » disais-je avant de le laisser capturer cette vie qui me bouffait. Alors, il lâchait son pinceau, l’échangeait contre un crayon à papier ou un fusain plus malléable qui glisserait sur la toile. James était un artiste. Peut-être pas le plus grand, peut-être pas le meilleur, mais au-delà du portrait ou des couleurs, il rendait les histoires, les joies et les peines que le temps avait arrachées à ses modèles. Je lui disais «croque-moi » encore et encore, car sous les dessins qu’il traçait, sous son regard qui me parcourait, je me sentais vivante.
« Something’s burning », murmurai-je de ma voix de Française dénuée d’intonations. James se précipita dans la cuisine, attrapa des torchons au vol et extrait un vieux plat du four. L’air penaud, il l’inclina vers moi, « j’ai fait du hachis, je sais que tu aimes ça ».