Le regard vide de George alla s'égarer sur la pierre tombale immaculée. Même après toutes ces années, il éprouvait des difficultés à regarder le grand morceau de marbre sur lequel était gravé le nom de son jumeau. Contrairement à ce qu'on avait pu lui dire au cours de sa vie, le temps n'avait jamais su atténuer la tristesse qui le consumait. Car il n'avait pas simplement perdu un être cher ; il avait perdu une partie intégrante de lui. La moitié de son identité. C'était comme si on lui avait violemment arraché un membre, et laissé pour mort... sauf que lui avait eu la malchance de rester en vie.
George secoua doucement la tête pour chasser ces pensées de son esprit. Il s'était tout de même construit une vie convenable. Marié à Angelina, qu'il aimait profondément, il avait eu deux magnifiques enfants. Mais tout aurait été tellement plus joyeux si Fred ne l'avait pas quitté...
Jusqu'à ses vingt ans, il avait eu la chance singulière d'avoir un double qui avait exactement les mêmes pensées que lui. Ils avaient toujours tout partagé, du fou-rire au premier baptême de l'air sur un balai. Bébés, le premier mot de Fred avait été George, et le premier mot de George avait été Fred.
Parfois, il lui arrivait encore de s'attendre à ce qu'on complète ses phrases. Puis il se rappelait que plus jamais il n'entendrait sa voix. Mais ce qui faisait souffrir Georges plus que de raison aujourd'hui encore, c'était son reflet. Chaque jour, il évitait soigneusement de s'observer dans un miroir car cela lui donnait l'impression douloureusement illusoire que Fred était encore là.
Non, les années n'avaient pas su effacer ce goût d'amertume.
« Chéri… »
La main fraîche d’Angelina vint effleurer la joue de George, qui tourna doucement son visage vers elle. Il ne l’avait pas entendue arriver.
« La cérémonie va bientôt commencer. » l’informa-t-elle d’une voix douce.
« Encore quelques minutes, s’il te plaît. » intima Georges en posant à nouveau son regard sur la tombe de son frère.
Angelina lui serra brièvement la main dans un geste de réconfort, puis fit demi tour.
« Tu me manques, Freddie… » lâcha George d’une voix enrouée.
Comme d’habitude, le silence lui répondit.
« Comment aurais-tu fait, toi, hein ? » murmura George. « Comment aurais-tu fait à ma place ? Comment aurais-tu géré la solitude et le manque ? Mon cœur est si serré que j’ai l’impression que maman l’a écrasé avec son rouleau à pâtisserie. La flamme qui animait mon regard a disparu. J’ai tout perdu. Tu étais mon monde et j’étais le tien. Comment puis-je prétendre être heureux sans toi ? »
Une légère brise printanière vint lui caresser le visage, comme un rappel à l’ordre.
« Oui, j’ai une belle vie. » se reprit-il. « Une belle femme, de beaux enfants. Mais ton absence n’a jamais cessé de me ronger, Freddie. On a toujours été là l’un pour l’autre, dans les pires moments comme dans les meilleurs. Mon monde s’est écroulé le jour où tu as quitté ce monde… »
George soupira. Son regard se perdit dans la contemplation de l’eau calme du lac noir. Puis, dans un geste devenu habituel avec le temps, il sortit de sa poche une petite bougie blanche qu’il alluma à l’aide de sa baguette magique. Délicatement, il la posa sur l’eau et la regarda s’éloigner au gré du vent. Il lui fallut un long moment avant qu’il ne consente à se lever.
« J’espère au moins que tu es heureux là-haut, Freddie. »
« Nous sommes aujourd’hui réunis, en ce 2 mai 2040, pour la 42ème commémoration de la Grande Guerre. »
Assis sur une chaise près d’Angelina, George écoutait à peine. Chaque année depuis 42 ans, ils se rendaient à Poudlard pour commémorer la bataille qui lui avait arraché son frère. Toutes les icônes de la Guerre étaient présentes : de Harry à Neville, en passant par les membres de l’ordre du Phoenix encore en vie. Le but était simple : ne pas oublier. Ne pas oublier la folie de Voldemort, les vies volées, les familles décimées, la dictature, la propagande. Ne pas oublier la part d’innocence que chacun avait perdue à l’époque.
Cette commémoration rassemblait un nombre impressionnant de sorciers, tous unis par le même souvenir. Un souvenir atroce que personne ne voulait oublier.
Georges demeura silencieux jusqu’à la fin de la cérémonie. Les sorciers se levèrent, certains entretenant des discussions, d’autres s’éloignant de Poudlard pour pouvoir transplaner chez eux. Ginny discutait avec Angelina, Harry avec son fils Albus, et Ron et Hermione chuchotaient entre eux en fronçant les sourcils. Un sourire fantôme vint animer le visage de George. Ces deux-là étaient toujours en conflit d’opinion.
Un peu plus loin, près de l’estrade sur laquelle les discours avaient été tenus lors de la commémoration, George aperçut sa fille Roxanne, étroitement enlacée par son mari. Fred était hors de vue. George songea qu’il était sans doute retourné à Weasley, Farces pour Sorciers Facétieux, pour mettre de l’ordre dans les stocks. Son fils avait hérité de la boutique depuis que Georges avait pris sa retraite.
« Chéri ? » appela Angelina en s’approchant de lui. « Ginny et Harry nous invitent à dîner chez eux, ce soir. »
Elle vint s’asseoir sur la chaise qu’elle avait occupée pendant la cérémonie, près de George, et posa sa tête contre l’épaule de son mari. Ses longs cheveux auparavant d’un noir de jais étaient désormais parsemés de mèches grises, et les années avaient creusé quelques rides sur son joli visage. Mais elle demeurait belle. Elle serait toujours belle aux yeux de George, car elle avait su accepter sa douleur. Elle avait su être là pour lui, et être absente lorsqu’il le fallait. Compréhensive, elle avait toujours choisi les bons mots pour lui parler, et elle savait deviner quand le silence était préférable. Angelina était son havre de paix.
« Ca te dérangerait d’y aller seule ? Je t’y rejoindrai dans une demi-heure. J’aimerais retourner voir Fred avant de partir… » intima George en lui caressant doucement les cheveux.
« Bien sûr, vas-y chéri. »
Angelina déposa un baiser sur les lèvres de George, et lui murmura ces trois petits mots qu’il ne se lasserait jamais d’entendre :
« Je t’aime. »
Puis, elle s'en alla rejoindre Ginny d’un pas lent.
Les lueurs du soleil couchant illuminaient la tombe de Fred, faisant ressortir les gravures inscrites soigneusement dessus. Malgré ses 62 ans, George était assis en indien, juste devant la sépulture de son jumeau. Les flots du lac se faisaient moins calmes, poussés par la brise printanière. Au loin, on pouvait encore voir la bougie blanche flotter au rythme des petites vagues provoquées par le vent.
George ne se rendait sur la tombe de son frère qu’une fois par an, et toujours le même jour. Le reste du temps, il conservait Fred dans son cœur. Ce dernier n’aurait sans doute pas voulu qu’il perde son temps à se recueillir ici.
« Papa ? »
George sursauta. Son fils se tenait à côté de lui, et comme avec Angelina un peu plus tôt dans la journée, il ne l’avait pas entendu arriver.
« Oui, Fred ? » répondit-il en esquissant un faible sourire.
Son fils vint s’asseoir près de lui, à même le sol. Se tripotant les doigts, il semblait en grand débat avec lui-même. Il ouvrit sa bouche dans un élan pour parler, puis la referma soudainement. Finalement, il déclara :
« J’ai trouvé quelque chose au magasin. Dans la cave, là où vous aviez entreposé toutes vos inventions de Poudlard. »
George fit un geste de la tête pour l’encourager à continuer. Silencieux, Fred porta sa main à sa poche et en sortit un petit morceau de parchemin usé par les années, et le lui tendit.
Le parchemin était plié en quatre. Poussiéreux et jauni, il semblait vieux de plusieurs dizaines d’années. Les mains tremblantes, George le déplia en faisant attention à ne pas le déchirer.
Ses yeux le parcoururent, et au fur et à mesure de sa lecture, s’embuèrent. Pudique, son fils tourna la tête pour ne pas le regarder pleurer. Il attendit quelques instants avant d’annoncer d’une voix douce :
« Ce parchemin était caché dans votre toute première boîte de Feuxfous Fuseboum. Je m’étais enfin décidé à ranger la cave et j’ouvrais les boîtes de farces et attrapes pour voir si les objets étaient encore fonctionnels. C’est comme ça que je l’ai trouvé. »
Le visage ruisselant de larmes et un mince sourire aux lèvres, George tenait fermement le parchemin dans sa main gauche, comme s’il voulait éviter à tout prix qu’il ne s’envole.
L’encre utilisée s’était éclaircie avec le temps, et l’écriture désordonnée ne pouvait appartenir qu’à une personne :
Si tu lis ces lignes, c’est sans doute que je n’ai pas eu de chance. Il faut dire, on a eu de la chance pendant toute notre scolarité, il fallait bien que la malchance tombe sur l’un d’entre nous et je suis heureux que ce soit sur moi. Vis, mon frère. Profite de ta vie autant que tu le peux et ne te soucie pas de moi. Nous nous rejoindrons. Je t’attends, et crois-moi, quand tu viendras me retrouver, nous allons rattraper le temps perdu ! Foi de Farceur !
Il y a un au-delà, j’en suis sûr. Alors profite, mon frère.
Freddie.
George serra son fils dans ses bras aussi fermement que le lui permettaient ses bras affaiblis par la vieillesse. Puis, il tourna la tête vers la tombe.
« Merci, Freddie… » chuchota-t-il.
Lorsqu’il se leva, George vit malencontreusement son reflet dans l’eau noire du lac. Il eut l'impression que les nombreuses rides qui ornaient son visage s'étaient atténuées, laissant place à une expression apaisée. Et pour la première fois depuis 42 ans, il ne vit pas Fred. Il se vit lui.