La quarante-deuxième.
Un court instant seulement, Fleur envisage de jeter sauvagement la carte dans la cheminée où quelques flammes s’agitent encore en cette fin du mois d’avril -l’hiver a été rigoureux et un bon feu n’est toujours pas de trop dans la Chaumière. Et puis le visage de sa fille se dessine sous ses yeux, simple esquisse d’une beauté qui lui rappelle la sienne. Elle arrête son geste, et laisse son regard se diriger vers les photographies qui ornent les murs de la maison.
Elle sent comme un nouveau coup sur son cœur lorsqu’elle réalise qu’elle ne distingue pas les détails de ces images animés. A soixante-deux ans, sa vue n’est plus ce qu’elle était. Et Bill a beau lui assurer que même avec des lunettes elle reste désirable, elle a bien du mal à le croire. Alors elle laisse tomber les souvenirs, préférant se morfondre pour une unique raison.
Soudain, elle entend le petit pop caractéristique du Transplanage lui signifiant que Bill est rentré. Si sa vision l’abandonne peu à peu, elle a toujours l’ouïe suffisamment perçante pour reconnaître son mari -surtout son mari. Quand il pousse la lourde porte en bois et pénètre dans la pièce autrefois pleine de vie, ce sourire aux lèvres qui ne le quitte presque jamais, Fleur a envie de lui crier :
-Quarante-deux ! Tu te rends compte, quarante-deux !
Et éventuellement d’ajouter :
-C’est insensé !
Mais elle n’en fait rien, se contentant d’embrasser les lèvres que lui tend son mari sans parvenir à panser les bleus sur son cœur. Et c’est bien ironique, se dit-elle, parce que n’importe quelle femme tuerait pour être à sa place et se retrouver face à Bill. Bill qui lui dit qu’elle est toujours plus belle, Bill qu’elle ne peut pas croire et qu’elle sait pourtant sincère. Parce que tout en lui n’est qu’amour pour elle, parce qu’il se moque bien de cette quarante-deuxième, parce que même ses yeux lui disent je t’aime.
-J’ai croisé Milly sur le Chemin de Traverse, lui dit-il en déposant ses affaires sur le porte-manteau. Elle était avec Alice.
-Louis n’était pas avec elles ?
-Non, il avait une répétition pour sa pièce.
Elle a pensé quelques secondes que parler de sa belle-fille et de sa petite-fille ferait comme des papillons dans son cœur mais les coups semblent bien devoir l’emporter aujourd’hui.
-Tu vas bien ? lui demande Bill tout à coup. Tu n’as pas très bonne mine.
-Non, tout va bien. C’est sûrement le froid.
-Tu en es sûre ?
-Mais oui, je t’assure.
Et comme il faut bien qu’elle se donne une contenance, elle capture les lèvres de son mari pour un nouveau baiser bien plus passionné que le précédent. Ce ne sont pas encore comme des papillons sur son cœur mais cette sensation d’étouffement se dissipe quelque peu, parce que l’espace d’un moment c’est comme si elle redevait cette jeune femme de vingt ans qui tombait amoureuse d’un Anglais en apparence si différent d’elle. Une de ses mains descend le long de son dos, l’autre lui caresse doucement les cheveux, et ses baisers ont décidément toujours le même goût qu’autrefois.
Elle a vingt ans, la guerre vient de se terminer, et ses caresses la font frissonner lorsqu’ils se retrouvent enfin seuls tous les deux. Et puis elle ouvre les yeux, ils sont encore là tous les deux mais ils sont invités à la quarante-deuxième cérémonie de commémoration de la Bataille de Poudlard.
-Ça te dérange si on sort un peu sur la plage ? demande-t-elle finalement lorsque le visage de Bill s’éloigne du sien.
Il hausse les épaules et esquisse un sourire, remet le manteau qu’il a ôté à peine quelques minutes plus tôt et lui ouvre la porte avec ses manières de gentleman qui ne l’ont jamais quittées.
A chaque fois que Fleur descend la dune sur laquelle se dresse sa maison, elle se souvient pourquoi elle est tombée amoureuse de cet endroit la première fois qu’elle l’a vu. Et plus encore ainsi, en cette fin de journée, lorsque le ciel se teinte de rose et que le soleil entame lentement sa majestueuse descente. Elle se penche une seconde, le temps de retirer ses chaussures, et laisse ses pieds nus s’enfoncer pas à pas dans le sable, fermement accroché à la main de Bill. Le vent lui fouette le visage, ramène tous ses cheveux en arrière, et elle savoure ces grandes bouffées d’air frais qui lui procurent une sensation de renaissance.
-La plage est vraiment belle ce soir, dit Bill.
-J’ai envie de me baigner.
-A cette époque ? L’eau doit être gelée.
Il aurait pu protester davantage ne serait-ce que pour la forme, mais il sait que lorsque Fleur a une idée derrière la tête il est impossible pour elle d’en démordre. Il se contente alors de vérifier que sa baguette est bien là dans la poche de sa veste, prête à réchauffer la femme de sa vie lorsque cette dernière admettra que l’eau est bien trop froide pour elle, et il la regarde courir vers la mer. Court moment de grâce durant lequel il lui semble que cette femme aux cheveux blonds formant comme un halo autour d’elle a vingt ans.
La quarante-deuxième. Lui aussi a reçu la missive à la Banque même si Fleur n’a pas l’air d’y avoir pensé. Cela signifie que Victoire va fêter ses quarante ans. Presqu’autant d’années que lui et Fleur réunis cette soirée du 2 mai 1998. C’est un peu comme si le temps lui avait filé entre les doigts, comme si la vie elle-même était en train de lui échapper un petit peu. Et pourtant, quand il repense à ce qu’ils étaient ce soir-là, quand il repense à Fleur et ses vingt ans, il ne peut qu’être heureux de ce qu’ils sont devenus. Il ne reste plus grand-chose des deux jeunes adultes effondrés pleurant leurs morts, des deux jeunes adultes impulsifs et rongés de remords. Et il n’en est pas bien mécontent, quand il sait que ces jeunes adultes sont devenus parents de trois enfants, qui ont à leur tour eu des enfants.
Parce que la vie continue et qu’il avait bien cru qu’elle s’arrêterait là, il y a quarante-deux ans.
-Bill ! s’exclama soudain la voix de Fleur.
Il a à peine le temps de tourner la tête qu’il la voit accourir vers lui, trempée de la tête aux pieds mais un immense sourire aux lèvres. Il a un vague mouvement de recul lorsqu’il comprend qu’elle va se jeter dans ses bras, mais après tout sa femme et ses étreintes valent bien quelques concessions.
-Tu sens le sel, dit-il en jouant avec une mèche de ses cheveux.
-L’eau était si froide, c’est insensé ! s’écrie-t-elle d’une voix aiguë.
-Je te l’avais dit.
-Tu n’avais pas raison que pour ça.
Face à son air interrogateur elle précise :
-Tu as dû recevoir l’invitation toi aussi. Sacré coup de vieux, hein ?
-Ça fait surtout quarante-deux ans que je te supporte en tant qu’époux, oui. Qui aurait pu le penser ?
Elle lui donne un coup sur l’épaule pour la forme mais elle ne peut pas s’empêcher de rire. Quand elle était petite, elle pouvait passer des heures avec Gabrielle à s’imaginer son futur prince charmant et surtout les baisers qu’ils échangeraient. Elle trouvait que les plus romantiques étaient ceux sous la neige, Gabrielle préférait les baisers sur la plage. Aujourd’hui, force lui est d’admettre que c’était sa petite qui avait raison là aussi.
-Ils ont grandi trop vite, quand même. La maison me paraît trop grande, parfois, admet Fleur.
-Mais tu te vois quitter cet endroit ?
-Oh non, ce serait… insensé est définitivement le mot qui convient le mieux. Je ne pourrais jamais quitter cet endroit, les dunes, la plage… Et puis, les enfants ont grandi ici. C’est la maison de leur enfance.
Ils s’embrassent une nouvelle fois, une dernière fois sur cette plage en cette soirée d’avril, et puis Fleur retrouve ses chaussures et ils remontent doucement la dune. Alors, dans les étoiles qui commencent à percer à travers les éclats colorés du ciel, Fleur distingue clairement le visage de ses petits-enfants. D’Alice, qui n’a pas encore six mois. Un jour, ses enfants aussi devront apprendre à vivre sans eux. Mais ce soir-là, quarante-deux ans auparavant, elle avait bien cru que tout s’arrêterait là. Que jamais elle ne connaîtrait un jour la joie d’être grand-parent.
-Oh Bill, regarde ! s’exclame-t-elle tout à coup.
Son regard a été attiré dès qu’ils sont arrivés en haut de la dune. Elle contemple, émerveillée, le petit jardin dont elle a commencé à s’occuper il y a des années déjà, lorsque Louis a à son tour quitté la maison. Ce jardin dans lequel elle avait planté du muguet qui n’avait jamais voulu pousser jusque-là malgré ses efforts acharnés.
Alors elle court à nouveau et se laisse tomber au pied de la plante, les mains enfoncées dans la terre sans s’en préoccuper le moins du monde. Et elle se souvient de ce brin de muguet qui décorait le salon, il y a quarante-deux ans, et qui aurait pu être le dernier présent de Bill.
Les années ont passé et aujourd’hui ils sont là, ils sont là tous les deux savourant pleinement leur amour, ils sont là tous les deux pensant à leurs trois enfants, et Fleur peut être fière d’avoir continué à tracer son chemin depuis tout ce temps.
Et elle sait même maintenant que la vie lui réserve sûrement encore plein de belles surprises pour peu qu’elle daigne les savourer.