Et quand le Styx est franchi, les filles du Destin filent aux habitants une nuit sans matin.
La Fontaine
J’avais ouvert les yeux dans ce grand jardin, dont tant de Black avaient déjà foulé le sol, vide et inutile, comme un élément de décor superficiel que l’on aurait planté là. Ça lui était venu à l’heure du thé, telle une idée jetée en l’air, le goûter familial s’était imposé avec la force d’une tornade incoercible. Si Mère désirait goûter, goûter il fallait.
Assise sur la margelle du puits sans fond, Narcissa jouait à l’adolescente rêveuse qu’elle n’était pas, tandis que Bellatrix me disséquait d’un œil critique. Elle s’abstint de tout commentaire, mais l’examen était sévère et je n’ignorais rien de la minutie qu’elle mettait à comparer ses traits aux miens. Elle finit par accrocher la boucle de cheveux qui pendait sur mon épaule de ses doigts et la cassa en tirant dessus. Le geste aurait pu être affectueux, si le message sous-entendu n’était pas « applique-toi la prochaine fois ».
Etait-ce le noir de ses cheveux que je n’avais su rendre ? La clarté étonnante de ses iris ? Ou tout simplement la forme de son nez ? La copie était imparfaite, tout le monde s’y accordait. J’étais Métamorphomage mais je ne pouvais m’en vanter, car si j’avais opté pour les traits durs de mon aîné, mon visage était resté bloqué avant que j’aie pu réussir à leur rendre leur charme si singulier.
J’émiettai un biscuit saveur cannelle sur le rebord de ma soucoupe et m’appliquai à noyer les morceaux dans mon thé. Je les récupérai avec ma cuillère et les avalai sans scrupule. Le mélange d’épices sucrées et de thé infusé titilla mes papilles un instant et comme toujours, je pus simplement conclure que je n’avais jamais rien goûté de meilleur.
« Tu as vraiment des manières affligeantes », commença Bellatrix.
Elle trempa à son tour un gâteau sec dans l’eau de son thé d’une manière si aristocratique que la Reine d’Angleterre elle-même en aurait été jalouse. Pas que je m’y connaisse spécialement en famille royale moldue, mais celle-ci était assez particulière pour que l’on daigne s’en souvenir, je crois. Ted m’avait appris toutes ces choses et je dois admettre que je me rappelais plus de son imitation de la monarque que d’un fait quelconque concernant cette dernière. Mais, j’aimais bien jurer « par la Reine d’Angleterre », ce n’était pas tellement courant au milieu des « Salazar » et autres « Merlin » dont, nous, les sorciers raffolions.
« Et dire que ton introduction en société est proche. Ah la belle image que renverra la famille Black. »
Je m’évertuai à garder le silence quand ma sœur me jaugea à nouveau de toute sa superbe.
« On dit que les silences pétrifient même les feux les plus redoutables.
— Je ne suis pas de feu, fis-je calmement.
— Tu n’es pas grand-chose, effectivement »
Mère, allongée étendue au soleil sur sa chaise longue, émit un ronflement sonore qui nous fit pouffer comme deux adolescentes. Bellatrix détacha la bourse qui était accrochée à sa ceinture et laissa tomber l’intégralité des pièces dans un tintement sourd. Elle rangea aussitôt la petite dizaine de gallions qu’elle possédait et sépara les mornilles argentées des noises. Elle regroupa les premières en tas de dix pour les compter et rangea les pièces qui semblaient être en surplus. Une à une, elle fit glisser les pièces en ma direction. Elle commençait par poser son index ganté sur le métal, puis par guider l’argent sur la table en fer avec une telle lenteur que je pus compter chacune des quarante-deux pièces qu’elle me tendait.
« Tu veux me dire quelque chose, Bella ? demandai-je perplexe.
— Tu devrais les prendre », répondit-elle laconiquement.
J’hésitai un instant avant de saisir les pièces et de les ranger dans ma propre bourse. J’en gardai une que je fis tourner entre mes doigts.Le toucher était âpre et la tranche ripait maladroitement contre mon ongle.
« Pourquoi me donnes-tu cet argent, Bella ?
— Si tu n’en veux pas, moi je le prendrai, lança Narcissa qui nous avait observées en silence.
— Tais-toi, Narcissa ! la coupa sèchement Bellatrix. Allons nous promener loin des oreilles indiscrètes. »
Bellatrix m’entraina à la limite du domaine et, sans rien dire, remonta les pans de sa robe pour passer au-dessus de la barrière en bois qui marquait la frontière avec le reste du monde. Elle atterrit maladroitement dans les herbes folles et me regarda comme une demeurée jusqu’à ce que je me décide à la suivre.
Nous avions l’habitude de venir jouer ici lorsque nous étions encore enfants, notre jardin était trop bien rangé pour satisfaire notre désir d’aventure. Il nous suffisait de franchir la clôture pour vivre les expériences les plus folles ! Nous avions construit notre château au milieu des mottes de terre fraichement désherbées et des parterres de fleurs à l’odeur écœurante.
Maintenant que j’y repense, je me dis que c’est étrange la manière dont la vie nous a séparé Bella et moi. Nous étions si proches, toujours à faire les quatre cents coups ensemble dans les hautes herbes de la plaine. Père nous l’avait interdit pourtant, il disait qu’il y avait des Moldus dans la vallée et que si l’on s’approchait trop, ils nous mangeraient ! Ses recommandations ne nous importaient guère et nous avions pris l’habitude d’aller au bord du ruisseau pour les observer. Nous nous cachions dans les bosquets pendant qu’ils jouaient avec de drôles de balles ronde et ovale. Bellatrix discutait alors de la meilleure manière de les disséquer tandis que je me demandais si je pouvais en prendre un pour remplacer mon vieil elfe. Je crois que j’étais une enfant bien cruelle.
Nous nous serions bien rapprochées pour voir les « animaux » de plus près, mais le ruisseau qui traversait la lande était trop profond et trop agité pour être franchi si facilement par des petites filles. Certes, il y avait un passeur qui allait de berges en berges, mais il faisait payer le trajet trop cher pour que cela soit réellement intéressant. Un jour de tempête, un arbre était tombé formant une passerelle au-dessus de l’eau et nous avions enfin pu nous aventurer de l’autre côté. Ou peut-être n’était-ce que moi ? Le passeur était venu nous parler alors que nous nous aventurions sur le tronc et Bella était finalement restée en arrière.
« Qui s’aventure au-delà du Styx ne revient jamais vraiment. Prenez garde, Mesdemoiselles, c’est l’enfer là-bas » qu’il avait dit. J’étais revenue, mais ma déchéance avait commencé. Quand Père apprit notre expédition, il nous punit sévèrement et Bella m’en voulut longuement de ne pas l’avoir dédouanée. Elle m’en voulut aussi d’être revenue « émerveillée » comme elle disait. Je n’en avais pas conscience alors, mais ces quelques heures grappillées dans le monde moldu avaient contribué à m’ouvrir l’esprit et à douter des histoires que racontaient les grandes personnes.
Bellatrix jura en trébuchant et m’arracha à ma rêverie alors qu’elle s’agrippait violemment à moi pour ne pas tomber.
« Vas-tu enfin me dire quel est le sens de tout ça ? m’exclamai-je alors qu’elle était repartie dans son mutisme.
— Tu me trouves cruelle ? demanda-t-elle en retour.
— Quel est le rapport ? Bella, par la Reine d’Angle…
— Arrête ! m’interrompit-elle avec force. Arrête avec ce langage et cette infamie ! »
Ses yeux me dévisagèrent avec colère, pourtant c’est avec tendresse qu’elle glissa sa main dans la mienne et qu’elle me guida vers le ruisseau qui coulait en contrebas.
« Andromeda, reprit-elle au bout d’un moment, il est temps que tu t’en ailles.
— Pardon, que… quoi ?
— Ils ne le voient pas, pas encore s’entend, mais bientôt ils réaliseront que tu n’es pas à notre image, que ta différence va plus loin que ta simple manière de t’asseoir, de parler ou de manger tes gâteaux en les noyant dans ton thé. »
Mon cœur manqua un battement et se serra dans ma poitrine. Je sentis le rouge me monter aux joues, mes mains trembler dans des soubresauts incontrôlables. Elle ne savait rien, elle ne pouvait pas savoir ! Ted et moi nous sommes cachés, on avait fait attention à ne pas être vu, on ne s’envoyait pas de lettres, pas de mots doux, rien qui puisse nous compromettre. Jamais ! Elle bluffait, ce n’était pas possible autrement, elle ne pouvait pas savoir, non elle ne pouvait pas !
« Je ne vois pas de quoi tu parles, Bellatrix, fis-je en ignorant le son aigu et désagréable qu’était devenue ma voix.
— Ted, énonça-t-elle simplement. Tu as été prudente, mais c’est moi qui t’ai tout appris.
— Je, je… ça ne veut rien dire, ce n’est qu’un jeu ! bafouillai-je en hésitant.
— Non, je ne crois pas, continua-t-elle de sa furie froide. Et tu ne duperas personne, tu es Andromeda, rien qu’une copie imparfaite…
— C’est pas…
— Une pièce de rechange, acheva-t-elle calmement. Pars, maintenant. »
Au moment où elle lâcha ma main, je réalisai que j’avais déjà les pieds dans l’eau et j’eus à peine le temps de regarder le bas de ma robe mouillée qu’elle était déjà partie. Je voyais sa silhouette longue et malingre s’éloigner à une vitesse folle. Bientôt, elle repasserait la barrière, s’en retournerait à son thé refroidi et ignorerait les remarques liées à mon absence. Y en aurait-il seulement ? Non, même moi je le savais, même moi la petite et naïve Andromeda savais que je n’étais qu’une pièce rapportée dans cette famille décousue.
Ce que j’appelais ruisseau m’apparut soudainement être un fleuve et à mesure que je l’observais, je vis le passeur remonter le courant en ma direction. C’était un vieillard à l’air revêche, sale, mais solide. Je fis quelque pas en arrière, je pouvais me défiler, retourner à la maison, Bella ne dirait rien et j’arrêterai de voir Ted et je retrouverai ma famille et je… J’arrêterai de voir Ted, je retournai la phrase dans tous les sens pour lui en trouver justement, de sens, et je me sentis paniquer.
Je savais que ce moment arriverait un jour, mais pas si vite, pas comme ça, pas…
« C’est quarante-deux mornilles l’aller, marmonna le passeur comme s’il était certain que j’allais monter dans sa barque.
— Et le retour ? »
Il ne répondit rien et haussa les épaules comme s’il était évident que je ne reviendrais pas. L’ombre noire de Bella avait totalement disparu au loin, elle m’avait demandé si elle était cruelle et j’aurais voulu dire oui, même si j’étais intimement persuadée, qu’à cet instant, elle me protégeait. Je saisis ma bourse et déposai les pièces dans sa main rachitique. Je les entendis tinter dans sa poche alors qu’il me tendit le bras pour m’aider à monter à bord et malgré la peur qui me mordillait les entrailles, j’embarquai. J’embarquai car cela faisait déjà bien longtemps que je n’appartenais plus à cette famille qui lentement se détruisait.
Un dernier regard en arrière et le passeur m’avertit :
« Ne regardez pas en arrière, Mademoiselle, surtout pas. C’est l’enfer là-bas. L’enfer, là où les vivants feraient mieux d’être morts et les morts de le rester. »
Es-tu morte Bella ?