- M'accorderiez-vous cette danse, mademoiselle ?
Liliane ne se fit guère prier plus d'une seconde. Elle avait toujours aimé ce mot, « mademoiselle », aux sonorités si douces qu'elles semblaient lui caresser les oreilles. C'était quelque chose qu'elle avait rapidement confié à Colin, au détour d'une conservation nocturne dans la grange du fermier les hébergeant. Depuis, il l'appelait « mademoiselle aux douces voyelles », parce qu'à ses yeux à lui, ou du moins à ses oreilles, c'était son prénom qui résonnait comme une mélodie.
Liliane.
Liliane qui rit, qui danse, Liliane qui tournoie dans les bras du garçon qu'elle aime.
Le décor était celui d'une petite auberge Moldue, jouxtant la rue principale d'un village perdu dans la campagne écossaise. La nuit était tombée depuis longtemps, le printemps peinait encore à vaincre le vaillant hiver. Mais peu importait, parce que Liliane dansait avec Colin au rythme d'une vieille musique d'antan.
Peu à peu, les murs de l'auberge semblèrent s'éloigner, ou peut-être étaient-ce Liliane et Colin qui s'enfuyaient dans un monde n'appartenant qu'à eux. Liliane distingua plus nettement le visage souriant de Colin, qu'une lumière de plus en plus vive mettait particulièrement en valeur. Bien sûr, elle trouva d'abord cela étrange, ce cadre autour d'eux qui se faisait plus instable encore à mesure que la main de Colin la faisait virevolter sur elle-même.
Mais depuis combien de temps n'avait-elle pas vu le jour autrement que par une minuscule fenêtre ?
Depuis combien de temps ne s'était-elle pas laissée aller ainsi, au bras de Colin, comme une simple amoureuse parmi tant d'autres ?
Liliane dansait avec Colin et tout était bien.
La petite salle faiblement éclairée disparut alors complètement pour laisser la place à une immense plaine qui semblait n'avoir pour limite que l'infini. Le ciel était d'une couleur un peu pâle entre le gris et le jaune, de la couleur du jour nouveau qui l'emporte invariablement sur la nuit. Colin ne paraissait pas surpris de se trouver là, aussi Liliane choisit-elle simplement de voir en ce paysage le renouveau qu'elle espérait depuis si longtemps.
Elle fut toutefois étonnée lorsqu'elle se rendit compte que ses pieds étaient nus, et foulaient ainsi l'herbe menue. Rêveuse, elle ne sentit pas la fraîcheur. Elle réalisa ensuite que sa jupe en laine d'hiver était devenue une longue jupe rose qui cascadait sur ses jambes et faisait un voile de lumière autour d'elle lorsque Colin la faisait tourbillonner.
Il n'y avait alors plus d'autre musique que celle de leurs pas s'enchaînant parfaitement, du froissement de la jupe de Liliane et des rires que laissait de temps à autre échapper Colin.
Ainsi dansaient leurs amours dans un paysage irisé des mille couleurs splendides de leur passion.
- Mademoiselle.
En un battement de cil, Liliane vit fondre Colin et son sourire. Tout autour d'elle disparut, les couleurs, la nature, le ciel et ses teintes irréelles, ne restait plus qu'elle et ses voyelles qui n'avaient guère de sens, si Colin n'était pas là pour en souligner la musicalité.
Mais Colin était mort.
Colin était parti, sans qu'elle ne puisse le retrouver et encore moins en cet homme qui lui faisait face et lui tendait la main, ne comprenant vraisemblablement pas son brusque changement de comportement.
Alors Liliane fit la seule chose qu'elle parvenait encore à effectuer : bondir sur ses deux pieds, et quitter les lieux d'un pas précipité. Elle oublia d'ailleurs son châle sur le comptoir, comme tant d'autres effets qu'elle avait éparpillés au fil de ces soirées passées à essayer. Essayer de danser, essayer de sourire, essayer de parler, essayer de vivre.
Essayer d'oublier.
Mais elle avait beau retourner le pays, elle ne parvenait pas à se laisser aller, encore moins à retrouver les sensations passées, des sensations qu'elle avait désormais presque oubliées. Parce que Liliane n'était jamais véritablement présente dans ces auberges qu'elle fréquentait depuis la fin de la guerre.
Parce que Liliane dansait encore avec Colin, quelque part très loin d'ici.