- Allez Al ! Vas y ! S'il te plait !
Le garçon tourna ses yeux bleus vers son frère et sa sœur. Abelforth faisait mine de bouder mais observait la scène de près ; quand à Ariana, elle n'avait d'yeux que pour lui. Comment aurait-il pu tenter de résister face à elle ? Il attrapa la petite locomotive rouge du train que Grand père lui avait offert pour ses six ans, la déposa délicatement au centre de la cour, puis retourna se placer contre le mur.
- Les mains dans le dos ! s'exclama la fillette en riant.
Avec un sourire, Albus s'exécuta. Il lui montra même ses doigts enchevêtrés pour faire bonne mesure. Puis, inspirant, expirant, doucement, il se concentra. Il garda son regard fixé sur le jouet, tentant de faire le vide dans son esprit. Il tenta d'oublier tout le reste, d'en faire abstraction - du chat qui miaulait derrière la porte, du fumet qui s'échappait de la cuisine, de la lumière de la lanterne qui donnait un drôle d'air à son frère, et surtout des deux paires d'yeux fixés sur lui.
Puis, avec toute la force dont son cerveau était capable, il s'imagina l'objet en train de voler. Oh, pas très haut, quelques centimètre suffiraient. Il se concentra, le plus fort possible, y mettant toutes ses forces. Mais rien n'y faisait. Les roues ne voulaient pas décoller.
Son échec le frustra, et, même s'il ne le réalisait pas, lui faisait perdre de son attention. Les sourcils froncés, il tenta à nouveau de canaliser sa pensée pour l'envoyer vers la locomotive. Sans plus de résultats.
Il ne comprenait pas. La semaine précédente, pourtant, il avait réussi ! La première fois, quelques mois auparavant, il ne l'avait pas fait exprès. Mais depuis, il s'entraînait chaque soir quelques minutes avant d'aller se coucher. Ses essais, bien sûr, n'étaient pas très concluants. Mais moins de sept jours auparavant, il avait réitéré l'exploit, de son unique volonté, sous les yeux ébahis des deux petits. Depuis, Abelforth boudait, car lui n'y arrivait pas, et Ariana le tannait pour qu'il recommence - ce qui n'était pas pour lui déplaire. Il adorait sa petite sœur - autant que son petit train ! - et la voir l'admirer ainsi le flattait.
Sauf qu'il n'y arrivait pas. Il n'y arrivait plus. Il sentit des larmes lui monter aux yeux, frustré, mais les ravala immédiatement. Il n'allait pas pleurer devant Abelforth, tout de même. Il se retourna brusquement vers sa soeur, tentant de masquer son désarroi.
- Je n'ai pas envie finalement.
- Oh mais Albus, s'il te plaît...
Il fit mine de s'éloigner, mais elle attrapa la manche de sa robe pour l'empêcher de partir.
- S'te plait, s'te plait, s'te plait, s'te plait...
- C'est pas qu'il a pas envie, c'est qu'il y arrive pas.
Albus jeta un regard meurtrier vers son frère. Parce que leur grande complicité avait parfois des inconvénients. Abelforth le connaissait un peu trop bien, songea-t-il.
- C'est même pas vrai !
- Si c'est vrai ! Je t'ai vu. Même que t'as faillit pleurer !
- Tu mens, gronda Albus, le regard noir de colère.
Ils restèrent un moment là, à se regarder en chiens de faïence, prêts à se bondir dessus. Il n'était pas rare que les deux frères se chamaillent, au grand damne du reste de la famille.
- Moi en tout cas, je sais que tu peux y arriver, murmura Ariana.
- Moi je pense que c'était juste de la chance, la coupa Abelforth.
- Mais non, reprit-elle. T'es trop fort Al, moi je sais que tu vas y arriver. Faut juste que tu y crois très fort. Et pis j'y crois avec toi si tu veux.
- Ça marchera pas de toutes façons, bougonna Abelforth à qui voudrait bien l'entendre.
L'aîné, attendrit, se tourna à nouveau vers elle. Elle levait vers lui ses grands yeux pâles, pleine de confiance. Il ne voulait pas la décevoir, mais avait perdu la confiance qui l'animait quelques instants auparavant. Partagé, il décida finalement qu'il n'avait rien à perdre à faire un deuxième essai. Acceptant la proposition, il retourna se placer le dos contre le mur grisâtre, tenant fermement la main de la cadette.
Faire le vide. Se concentrer. Imaginer cette force de son esprit soulevant le train. Faire le vide. Se concentrer. Il se jura qu'il n'arrêterait pas avant d'avoir réussi. Il ne voulait pas perdre la face devant Abelforth. Et surtout, il ne voulait pas décevoir Ariana qui croyait si fort en lui. Il serra sa petite main, encore plus.
Et finalement, après de très longues minutes d'effort, tout doucement, les roues se décollèrent. Albus tenta, contrairement à la foi précédente, de ne pas succomber à son euphorie. Il voulait la maintenir en l'air le plus longtemps possible. La locomotive resta comme suspendue, tanguant légèrement.
Puis le tintement d'une cloche les fit tous sursauter et le jouet s'écrasa au sol. Ariana se libéra brusquement de l'étreinte de son frère et se mit à sautiller tout autour de la cour.
- Il a réussi, il a réussi, il a réussi, il a réussi...
Elle l'attrapa par la main et le fit tournoyer avec elle sur les pavés de pierre, lui donnant le tournis. Mais il s'en rendit à peine compte. Car seule comptait l'admiration, la fierté et le bonheur qu'il lisait dans les yeux d'Ariana.