— Est-ce qu’on est vraiment obligé d’y aller ?
Fred prend un air de martyre, les yeux aussi larmoyants qu’un chaton qui implore pour une gamelle de croquettes.
— Dépêche-toi, on va être en retard, dit Roxanne d’un ton agacé.
Fred lui tire la langue mais se lève enfin du canapé sous le regard sévère de sa mère. Boudeur, il jette une poignée de poudre de Cheminette dans le feu ronflant, s’avance dans l’âtre aux flammes devenues vertes, puis prononce d’une voix claire « Chaumière aux Coquillages ! ». Il ferme immédiatement les yeux pour ne pas être pris de nausées. Il se sent tourner, tourner, tourner, jusqu’à ralentir une fois sa destination atteinte.
L’adolescent rouvre les yeux à l’instant où ses genoux heurtent le sol du salon de la maison de ses cousins. Dehors, il entend des rires et des cris. Il se relève, époussète les cendres qui parsèment ses vêtements en grommelant et jette un regard maussade autour de lui. La pièce est vide, ils doivent être les derniers arrivés.
— Tu bloques le passage, lui lance Roxanne.
Sortie de la cheminée juste derrière lui, elle le bouscule et s’empresse de se ruer dehors. Fred la suit avec une grimace. Il n’a aucune envie de se trouver ici, alors qu’il pourrait être dans sa chambre, seul avec ses pensées et ses rancœurs. Mais aujourd’hui, c’est le repas familial mensuel. Pas moyen d’y couper.
Ses parents, enfin arrivés, se dirigent vers l’extérieur ; il les suit avec une grimace sur le visage. Il déteste faire semblant. Prétendre que tout va bien, qu’il s’entend avec tout le monde, qu’ils sont une grande et belle famille unie. C’est faux.
Au-dehors, Bill et Fleur ont dressé une immense table sous une tente qui les abrite du soleil. Le vent souffle, les vagues s’écrasent sur la plage et le sable pique les yeux. Maussade, Fred s’éloigne du groupe de parents qui se saluent en souriant. Il part s’asseoir sur la petite dune qui domine la chaumière, près de la tombe de Dobby. De là, il peut embrasser toute la scène du regard.
Sous la tente, Victoire et Teddy discutent joyeusement avec Hermione et Harry. Une bague brille au doigt de Victoire et le sourire de Teddy est un peu crispé. Ginny et George se disputent à voix basse près d’une Angelina gênée. Ron grignote quelques gâteaux en regardant Bill et Fleur amener d’un coup de baguette assiettes et couverts. Charlie écoute Percy parler de son travail avec une expression sceptique tandis qu’Audrey reste sourde à la conversation, les yeux dans le vague.
Le tout forme un étrange sentiment de bonne humeur forcée, sous laquelle se dissimule une certaine irritation.
Tous les enfants sont sur la plage.
Dominique tourne au milieu des vagues, le pantalon trempé et le visage tourné vers le ciel. Ses cheveux roux volent autour d’elle tel un feu flamboyant. C’est elle l’OVNI de la famille, celle qui fait ce qu’elle veut, qui dit ce qu’elle pense, qui vit de sa passion, qui se fiche des avis des autres. Elle est spéciale, mais elle est vraie.
Louis la regarde, assis sur le sable mouillé. Il dessine du bout des doigts sans même y penser. Parfois, il jette un regard en direction des adultes. Il regarde Victoire, surtout. Ils étaient soudés, tous les trois, avant. Quand ils étaient petits et qu’ils ne savaient pas ce que grandir voulait dire. Puis ses sœurs se sont doucement éloignées l’une de l’autre et lui c’est le plus jeune, mais il est coincé entre les deux, sans savoir quoi faire. Parfois, il a un peu l’impression qu’il se noie.
A quelques mètres de lui, Lucy et Molly discutent à voix basse. Elles ont un air un peu maussade, un peu boudeur. Elles grimacent, elles soupirent, elles secouent la tête. Elles sont en désaccord. Lucy regarde Dominique avec envie. Elle aimerait tellement l’imiter. Mais Molly désapprouve. Elle pince les lèvres et laisse son regard errer vers son père, si pompeux dans son uniforme du dimanche. Elle aurait aimé être déjà grande, pour pouvoir rejoindre les adultes et assister à leurs conversations. Mais on la considère toujours comme une enfant. Elles sont toutes les deux frustrées, de ne pas pouvoir être ce qu’elles veulent vraiment.
Roxanne, elle, s’amuse avec James. Ce dernier rit aux éclats lorsqu’il l’asperge d’une giclée d’eau. Elle lui court après sur la plage, ils tombent, roulent dans le sable et rient encore. Ils restent allongés là avec leurs vêtements qui grattent, le souffle court. Roxanne fixe le ciel bleu et se dit qu’elle aurait bien aimé que son frère ressemble plus à son cousin. Elle se sent coupable de penser ça, un peu. James enfonce ses doigts dans le sable et tourne la tête pour éviter le regard moqueur de son frère. Il serre les dents pour s’empêcher de démarrer au quart de tour. C’est tout ce que son cadet souhaite.
Assis non loin d’eux, sous l’ombre d’un rocher, Albus regarde Roxanne et James se rouler dans le sable avec mépris. Il les trouve pathétiques. Idiots. Gamins. Bien trop insouciants pour leur âge. Et il est jaloux, en même temps. Parce que quand il les regarde, il pense à Scorpius. Son ami aurait aimé venir ici. Il aurait adoré la plage, le ciel bleu, le grand soleil, les vagues salées. Mais c’est un Malefoy et les Malefoy sont encore mal vus à la table des Potter-Weasley. Albus grimace et fixe son regard sur l’horizon. S’il se concentre assez fort, il peut imaginer que le reflet sur l’eau, là-bas, c’est Scorpius qui lui fait signe. Alors il sourit et il s’apaise un petit peu.
Plus haut sur la plage, assez loin des autres, Rose et Lily se lancent une balle en mousse en riant. Elles l’ont acheté au magasin d’oncle George et à chaque lancée, le ballon crie des blagues stupides ou projette des giclées d’eau. Elles sont trempées, leurs vêtements leur collent à la peau, mais elles sont plus heureuses que jamais. Lily ne s’amuse plus beaucoup à la maison ces temps-ci, entre les disputes de ses parents et de ses frères. Alors cette après-midi, c’est une délivrance. Rose, elle, ne peut s’empêcher de jeter des coups d’œil inquiet à son petit frère. Elle se plaint toujours de devoir prendre soin de lui, mais plus pour la forme qu’autre chose. Elle y tient après tout à son petit frère.
Hugo observe les deux cousines, le menton posé sur ses genoux. Il a toujours été timide, Hugo. Trop timide pour s’immiscer entre Rose et Lily et participer à leurs jeux. Alors qu’il a le même âge que Lily et que Rose est sa sœur. Quant à ses autres cousins, ce n’est même pas la peine d’y penser. Albus lui fait un peu peur, à ne jamais parler. James et Roxanne sont trop farceurs, Dominique trop bizarre, Louis trop maussade, Molly trop coincée et Lucy trop rêveuse. Et Fred, il est encore plus taciturne qu’Albus.
Hugo lève la tête et fixe la silhouette solitaire de Fred, assis au loin sur sa dune. Il a toujours été séparé des autres, Fred. Il n’a jamais voulu se lier aux autres. Ni jouer avec eux. Parfois, Hugo se dit que c’est Roxanne qui a hérité de tous les bons gènes. Et à chaque fois, il se sent honteux de penser ça.
La voix de Fleur retentit depuis la Chaumière pour appeler tout le monde à table. Dominique sort de l’eau, Louis secoue le sable de son pantalon, Lucy se lève avec réticence, Molly avec empressement. James et Roxanne font la course jusqu’à la tente, Albus les suit en traînant des pieds, Rose et Lily abandonnent leur balle, Hugo leur emboîte le pas et Fred descend de sa dune.
Les têtes blondes, rousses et brunes s’installent autour de la table avec bruit. Les parents en réprimandent certains pour les vêtements mouillés ou le sable dans les cheveux, pour arrêter de faire la grimace ou de crier aussi fort.
Puis le repas est servi et la tablée bourdonne de bruits de couverts, de conversations emmêlées et de quelques éclats de rires. Quelques-uns picorent dans leurs assiettes d’un air maussade, d’autres engloutissent leurs plats sans se faire prier. On parle, on rit, on crie, on se dispute gentiment ou on se renferme dans le silence.
Parce que c’est ça, une famille. Un groupe de personnes pleines d’opinions, de contradictions, d’affinités et d’oppositions. Aucune famille n’est parfaite, surtout pas celle des Potter-Weasley. Mais chacun à leur façon, ils essaient de faire en sorte que ça marche.
Comme quand Albus passe le ketchup à James, quand Hugo sourit timidement à Louis, quand Fleur repousse une mèche de Dominique derrière son épaule, quand Fred répond sans grogner à une question de Lucy ou quand Ginny sourit à une blague d’Harry.
Ils essayent, tous. Certains jours sont plus difficiles que d’autres. Certains jours ils préfèrent crier leur colère et leur amertume plutôt que les dissimuler sous un sourire. C’est plus facile de s’éloigner les uns les autres que de rester soudés. Mais pendant les réunions mensuelles, ils font tous un effort.
Parce qu’après tout, ce serait trop bête de voir leur grande famille voler en éclats pour des broutilles.