Bien souvent dans la vie, certaines étapes sont bien plus dures à escalader que d’autres. Il y a celles qui vous rendent plus fort, plus mature. Celles qui vous changent à jamais, et celles qui vous détruisent pour toujours. Pour ces dernières, l’émotion qui vous étreint est la même que lorsque l’on reste trop longtemps en apnée dans la baignoire, la tête sous l’eau, yeux fermés et nez pincé à compter les secondes jusqu’à épuisement. Ce moment crucial où la pression dans votre tête devient si imposante qu’elle en fait éclater vos tympans. Cette demi-seconde où vos poumons se ressortent, où vos alvéoles se recroquevillent sur elles-mêmes, vous donnant l’impression d’imploser de l’intérieur. Vos battements de cœur s’affinent insidieusement dans votre poitrine, et vous n’êtes qu’à une poignée de secondes de vous endormir pour un long moment. Un très long moment. Mais votre instinct de survie, plus puissant que tout ce qu’on pourrait imaginer, appuie sur un minuscule bouton invisible et vous émergez de l’eau, suffocant, tremblotant, à bout de souffle. Vos lèvres sont presque bleues tant l’oxygène vous manque, et vos poumons se dilatent tellement que ç'en est douloureux. La pire sensation reste tout de même celle de vos oreilles. Vous avez l’impression d’être sourd… et que plus rien ne pourra venir éveiller votre ouïe.
Cette sensation, c’est celle que l’on ressent à chaque étape qui détruit votre vie, qui vous détruit.
Cette sensation, c’était celle que ressentait Henry Potter à cet instant précis. Tympans sous pression, poumons prêts à exploser, cœur détraqué. La tête hors de l’eau mais l’esprit immergé, il n’arrivait pas à assimiler les mots du gynécomage, installé derrière son bureau immaculé. Ses lèvres bougeaient mais aucun son ne lui parvenait. Peut-être était-il resté trop longtemps en apnée dans la baignoire ?
- Mr Potter, vous m’écoutez ? demanda le gynécomage, incertain, les sourcils froncés.
- Oui, lâcha Henry, le souffle coupé.
La sensation de tête sous l’eau se dissipa autour de lui, et le capitaine des Aurors croisa nerveusement les jambes. Il était coincé dans ce fauteuil en velours vieux rose, et n’avait qu’une envie : disparaître de ce bureau qui lui donnait le vertige. Mais la peur submergeante le paralysait sur son siège.
- Avec tout le respect que je vous dois, je crois que vous n’avez pas très bien saisi ce que j’essaye de vous expliquer avec minutie, reprit le gynécomage en tirant nerveusement sur sa blouse.
A en juger par sa blouse impeccablement repassée, ses cheveux blonds gominés, son regard d’acier, et son absence de ride autour des yeux, ce gynécomage n’avait même pas encore trente ans. Il avait les doigts tremblants et la voix hésitante. Ses yeux ne regardaient jamais Henry plus d’une seconde, préférant se balader sur le bureau en verre, ce qui horripilait l’Auror. Ce spécialiste avait l’air d’être, lui aussi, dépassé par le dossier de Charlotte. D’ailleurs, pourquoi était-ce lui qui était en charge du cas de sa femme ?! N’y avait-il personne d’autre de plus expérimenté dans tout le Royaume-Uni ?! C’est le meilleur, et pour ma nièce, il vous faut le meilleur, Henry… La voix d’Arletha Rowle résonna dans sa tête comme une longue plainte. Henry n’avait jamais aimé la tante de sa femme, et la réciproque était tout aussi vraie, mais lorsqu’il avait appris la grossesse inopportune de Charlotte alors qu’elle avait presque quarante ans, la faisant basculer dans la catégorie « Grossesse à risque », il s’était décidé à écouter la vieille Arletha qui en savait bien plus que lui sur ce sujet délicat.
- Vraiment ? demanda Henry, un sourcil arqué, agacé par son air culpabilisateur.
- Vraiment, répondit le gynécomage, nerveusement en triturant le col de sa blouse.
Henry s’éclaircit la gorge, essayant de dissimuler vaguement un rire nerveux, puis décroisa les jambes pour se lever du fauteuil. Il planta ses grands yeux bleu polaire dans ceux du spécialiste, et ses traits se durcirent presque instantanément. Son nez droit touchait presque celui du gynécomage tant les deux hommes étaient proches.
- Vous m’annoncez que ma femme risque de ne pas aller au terme de cette grossesse parce que le bébé est implanté trop bas, et que si, par miracle, elle y arrive, il y a de très fortes chances, quatre-vingt quatre virgule sept pour cent selon vos statistiques, que l’accouchement la tue, tuant aussi notre enfant… et vous pensez que je ne me soucie pas du cas de ma femme ?
- Je… je n’ai jamais dis… ça, balbutia le gynécomage, intimidé par l'aura charismatique de Henry Potter.
- C’est exactement ce que vous avez sous-entendu avec votre question déplacée, souligna Henry, les yeux froids.
- Je… veuillez m’excuser !
- J’ai été vous chercher moi-même au fin fond du Brecknockshire parce qu’on m'a dit que vous étiez soi-disant le meilleur, je vous paye une fortune pour vous occuper du cas de ma femme, et la seule chose que vous trouvez à me dire c’est que je dois choisir entre ma femme ou mon bébé ? rappela Henry, avec sévérité dans la voix.
- Vous… je ne vous demande pas de choisir, Mr Potter, corrigea le gynécomage en avalant difficilement sa salive. Ecoutez, si je vous ai fait venir ici, c’est parce que votre épouse ne veut rien entendre… Je vous demande simplement de la convaincre d’interrompre sa grossesse si vous ne voulez pas la perdre. L’accouchement risque de la tuer, je suis formel. Mrs Potter à presque quarante ans, et après neuf fausses couches, et deux accouchements prématurés, son corps ne tiendra pas le choc d’un tel traumatisme. Surtout si le fœtus est viable et en pleine santé, ce qui est le cas d’après les échographies et les tests que j’ai effectués avec son accord. Accoucher d’un bébé vivant demande bien plus de force physique que d’accoucher d’un bébé mort. Je… je suis désolé, Mr Potter, mais… votre femme commence son septième mois. Ce déni de grossesse des deux premiers trimestres ont compliqué les choses. Je… je ne peux rien faire de plus que ce que je viens de vous dire. Elle… elle doit interrompre sa grossesse sinon…
Sa voix mourut dans sa gorge, et le gynécomage se recula de Henry. Sa main ouvrit un tiroir et en ressortit un document et une notice explicative sur les interruptions volontaires de grossesse.
- Les sortilèges que l’on utilise sont indolores, et les potions sont si puissantes que votre femme pourra ressortir au bout de seulement deux jours d’hospitalisation, commença le gynécomage en récupérant une certaine prestance.
Henry, lui, n’avait toujours pas bougé d’un cil. Seul son regard suivait le spécialiste, tel un aigle face à sa proie. Il avait été très clair au sujet du cas de Charlotte, mais Henry savait que jamais sa femme n’accepterait d’interrompre sa grossesse. C’était la première fois en vingt ans qu’elle allait aussi loin dans une grossesse. La première fois qu’on lui disait que son bébé était viable. Qu’il était fort et puissant. La première fois aussi qu’une échographie était réalisée. Cette dernière trônait d’ailleurs sur le bureau de Henry à Godric’s Hollow bien qu’il n’y avait jamais jeté un seul coup d’œil, bien trop inquiet sur la santé de sa femme pour se pencher sur la santé de leur bébé. Peu de personne pouvaient comprendre son état, mais après vingt ans de tentative pour avoir des enfants, les comportements et les mœurs changeaient du tout au tout. Et cette grossesse lui rappelait bien trop leurs précédents échecs, notamment trois ans auparavant lorsque Charlotte avait dû accoucher de leur petite fille à seulement cinq mois. Le cœur de leur bébé avait lâché… et Henry espérait qu’aujourd’hui, cela ne serait pas le cas de sa femme.
- Votre enfant est en train de tuer votre femme… il lui pompe toute son énergie, toute sa magie… Mrs Potter ne contrôle plus aucun de ses pouvoirs, et elle devient un danger pour quiconque s’approche d’elle. Il vous faut réagir. Maintenant, insista le gynécomage sans lâcher Henry des yeux, bien qu’il fut toujours intimidé par l’aura sombre de son interlocuteur.
Henry arracha le dossier papier des mains du spécialiste, lui adressant son regard le plus noir. Il fourra le formulaire dans sa mallette en cuir avant de se parer de sa longue cape brune par dessus son costume trois pièces.
- Et si elle ne veut pas ? Vous ne connaissez pas ma femme aussi bien que moi… elle ne voudra jamais que l’on tue son bébé.
- Est-elle prête à mourir pour votre enfant ? répondit le gynécomage, un sourcil arqué.
- Vous n’auriez jamais dû lui dire que sa grossesse irait à terme…
Le capitaine des Aurors resserra sa cape autour de son cou d’un mouvement sec et sortit du bureau étouffant sans même avoir salué le spécialiste. Lorsqu’il claqua violemment la porte derrière lui, à défaut de lui éclater la tête, Henry sentit le souffle lui manquer, et sa mallette paraissait s’alourdir à chacun de ses pas.
Comment allait-il réussir à convaincre sa femme de ne pas mourir pour leur enfant ?