Chapitre 2 : Les rois de la fête
Parfois la solitude est si cruelle qu’on accepterait n’importe qui pour la défier. On dit qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné, mais depuis qu’il était reclus au Square Grimmaurd, Sirius doutait de la véracité du dicton...
Il accepta la proposition de Mondingus avec un soulagement non dissimulé. Tout valait mieux que les fantômes du passé et le poids des souvenirs. Il gagna la cuisine, tentant une fois de plus d’ignorer les marmonnements de Kreattur.
- Sang de bourbe, traîtres à leur sang, voleurs ! Kreattur sait qu’il a déjà volé, Kreattur garde les trésors de ses maîtres...
Il remplit deux verres à la propreté douteuse – ce n’était pas Mondingus qui allait protester – de Whisky-pur-feu et se laissa bercer par le babil de l’arnaqueur. Il ne l’écoutait pas réellement, mais cela faisait un bien fou de voir le vide de cette vieille bicoque maudite se remplir de bruit. Sirius peinait à distinguer le sens des phrases de son interlocuteur, il ne percevait qu’un brouhaha informe et assourdi, par sa folie ou les quelques verres de whisky qu’il avait déjà ingurgités, difficile à dire... De temps en temps, quelques mots surnageaient, et l’ancien prisonnier se raccrochait à eux comme à des bouées.
- Amulettes... Bonne affaire... Guerre...
Oui, c’était la guerre, même si le Ministère refusait de l’admettre. La guerre... Comme Sirius avait préféré la première. Celle où il avait pu se battre aux côtés de ses amis, celle durant laquelle il s’était senti vivant, malgré la fin funeste... Mais désormais, il ne pouvait rien faire d’autre que se terrer dans les souvenirs... Vivait-il réellement cette guerre-là ? Il n’en était que le témoin impuissant, torturé par sa folie et sa solitude.
- Le tout c’est de pas se faire attraper... Problèmes avec le Ministère... Arthur... Fèves animées qui se sont retrouvées chez un pâtissier moldu...
Oh oui, les fèves animées, il se souvenait... Alors que la première guerre n’était encore qu’un vague grondement au loin, et qu’il passait les meilleures années de sa vie à Poudlard, il s’en rappelait maintenant. Comment avait-il pu oublier ?
Quand les Maraudeurs avaient remarqué qu’on ne fêtait pas les Rois à Poudlard, ils avaient mis en place un plan infaillible, un plan sur le long terme, un plan à leur mesure. Ils avaient passé des semaines à soudoyer les elfes de l’école, à ensorceler les fèves – commandées en grandes quantités à une entreprise moldue, expédiées secrètement près de chez les Potter aux vacances de Noël – à comploter secrètement... Le six janvier avait été leur jour de gloire. Ça avait été la meilleure des fêtes, parce que ça avait aussi été une farce. Il y avait eu une fève dans chaque part, et chaque fève avait poursuivi son roi ou sa reine pendant des jours en lui criant des noms d’oiseaux toujours plus inventifs.
Ce fut la main tremblante de Mondingus sur son épaule qui tira Sirius de sa rêverie.
- Bon, je vais m’en retourner. Repose-toi, Sirius, tu as l’air au bout du rouleau. D’ailleurs tu devrais arrêter de sourire seul comme ça, ça m’angoisse. Euh, attends, avant, je peux utiliser ta salle de bain ? Je vis chez un ami, et...
Sirius hocha la tête pensivement et n’écouta plus la suite. L’arnaqueur connaissait le chemin après tout, il lui avait même une fois volé son shampoing.
- Comment pourrait-il se laver, c’est dans ses veines que coule la boue, sale voleur traître à son sang...
Quant à Sirius, cette histoire de galette l’avait chamboulé. Perdu dans les souvenirs, heureux pour une fois, il n’était plus vraiment là. Sans prendre garde à Mondingus qui chantait – atrocement faux – et à Kreattur qui avait visiblement oublié qu’il lui avait interdit de râler, il monta dans sa chambre.
- A LA CLAIRE FONTAINE M’EN ALLANT PROMENER...
Il savait qu’il y trouverait la boîte de Pandore, la seule chose qu’il avait été heureux de récupérer en retournant au Square Grimmaurd. Un vieux coffret en bois contenant pêle-mêle photographies, lettres et autres babioles qu’il gardait précieusement depuis Poudlard. Parmi ce bric-à-brac, un fève, et pas n’importe laquelle.
- J’AI TROUVÉ L’EAU SI BELLE...
Sirius se précipita sur la boîte qu’il avait déjà ouverte tant de fois depuis qu’il était enfermé dans l’austère demeure des Black. Il fouilla un moment, les gestes rendus brouillons par l’ivresse, puis, perdant patience, jeta un Accio.
Elle était là. La fève en forme de chat rose que McGonagall avait trouvé dans sa part de galette. Il avait été si dur de la lui subtiliser... Sirius se prit à sourire, et, comme il le faisait si souvent depuis la mort de James et Lily, se plongea à corps perdu dans le passé.
Il se souvenait encore... Alors que James observait toute la Grande Salle avec l’air satisfait qu’il arborait toujours juste avant qu’une de leurs plaisanteries soit révélée au grand jour, Sirius, lui, s’était contenté de fixer la table des Professeurs. Les parts de galette venaient d’apparaître dans les assiettes, bientôt, tout le monde verrait... Il savait que Dumbledore se contenterait de sourire. Les autres professeurs, il ne leur accordait pas tant d’importance que cela : Slughorn rirait, et feindrait de ne pas connaître les coupables. Flitwick les accuserait de sa petite voix haut perchée, à grand renfort de « Tout de même ! », Chourave glousserait et tenterait de paraître plus fâchée qu’elle ne l’était. Mais McGonagall... Elle était imprévisible. Elle était la clef de la réussite de cette farce.
Alors, Sirius l’avait fixée de son regard sombre. Elle avait dégusté lentement le dessert, les elfes étaient de véritables cordons bleus. Cuiller après cuiller, comme si elle faisait intentionnellement durer le suspense. Et puis...
Et puis la fève en forme de chat rose avait jailli du gâteau en hurlant, plus fort que tous les autres – c’était James qui l’avait ensorcelé, après tout, il avait toujours été le meilleur en Métamorphose.
- HAHAHAHA JE SUIS LE MINOU DE MCGO, ATTENTION !
Vu la réplique, il était le plus audacieux, aussi. Leur professeur avait trouvé le moyen de faire taire l’objet presque instantanément. Mais c’était déjà trop tard. L’école en rirait pendant des semaines entières.
Sirius, lui, ne l’avait toujours pas quittée des yeux. Allait-elle sourire ? Allait-elle rire, parler avec Dumbledore ? Les fèves de tous les élèves beuglaient à travers la Grande Salle, s’insultant les unes les autres, critiquant leurs propriétaires par des répliques aussi vulgaires que bien senties...
McGonagall avait levé les yeux vers James et lui, avait planté son regard dans le sien, et s’était contentée de soupirer.
Des années plus tard, Sirius ne savait toujours pas s’il devait être déçu ou infiniment satisfait. Personne ne faisait jamais soupirer Minerva McGonagall.
Le sourire fantôme de l’évadé s’élargit encore quand il y repensa... C’était la première fois qu’ils avaient fait soupirer leur professeur de métamorphose, mais c’était aussi la première fois qu’ils avaient fait rire Lily Evans. Vu comme elle avait été coincée dans sa jeunesse, c’était une véritable victoire.
Elle avait fixé le petit jardinier en porcelaine qui lui demandait qui avait bien pu arroser ce lys-là pour qu’il soit si roussi, et elle avait éclaté de rire.
- Vous êtes complètement fous, avait-elle conclu lorsqu’elle avait repris son souffle.
- Eh oui, avait répondu Sirius du tac au tac. Un jour, on sera célèbres, quelqu’un écrira notre biographie et ça commencera par “La folie est la source des exploits de tous les héros”. Pas mal, hein ? Que dis-tu de mes dons de poète, Evans ?
Sirius se souvint de l’air satisfait qu’il avait arboré en trouvant la phrase, puis de la déception.
- Ça existe déjà, idiot, c’est un moldu, Erasme, qui l’a écrit il y a cinq siècles dans l’Eloge de la Folie.
Sirius soupira... Il s’était repassé ce souvenir comme un film intérieur, et désormais de retour dans le présent, sa solitude lui pesait plus encore. Il faudrait qu’il achète ce livre moldu, ça l’occuperait peut-être... ça n’avait pas été la première fois que Lily le mouchait de la sorte, mais il s’en souvenait si bien... Il se rappelait aussi le rire de James qui avait suivi la réplique, la claque dans le dos de Remus, le sourire de Peter, Peter...
Et voilà... Comme toujours, le souvenir heureux avait tourné au vinaigre. Comme toujours, c’était plus mélancolique que jamais qu’il quittait la réminiscence.
Il nota distraitement que Mondingus avait fini de chanter, il n’entendait plus l’eau couler. Il devait avoir quitté la maison.
Pris de son habituelle lassitude, il poussa d’un geste la boîte à souvenirs qui vint se renverser au pied du lit. Il pourrait toujours ranger plus tard. L’alcool pesait sur ses tempes...
Il se laissa aller sur le lit et ferma les yeux.
- Indigne, malpropre, fou, si sa mère savait...
Sirius ne savait plus vraiment si c’était Kreattur ou son inconscient qui parlait. Une étrange brume hantait son esprit, et, doucement, il cessa de lutter. A quoi bon repousser cette folie qui lui avait inspiré ses meilleurs exploits ?