Sirius tourna la tête sur son oreiller et son front heurta une surface dure et froide, envoyant une onde de choc douloureuse à travers le crâne du sorcier. Se redressant sur un coude, il grimaça à la vue de la bouteille de whisky pur feu délicatement posée sur son oreiller, comme une amante au réveil.
Il ne se souvenait pas de l’avoir traînée jusque là pourtant. La tête, le corps et le coeur en vrac, le sorcier s’assit lentement, les coudes posés sur les genoux, les mains plaquées sur le visage. Il sentait sous ses doigts le relief anguleux de ses pommettes, les creux de ses joues mal rasées, ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites et leurs cernes violettes et boursouflées. N’importe quel aveugle, s’il avait effleuré ces traits du bout des ongles, aurait tressailli avec horreur et vu toute sa détresse, là où les autres détournaient les yeux avec une pudeur criminelle.
Ce n’était pas lui qui avait posé la bouteille ici, décida-t-il. C’était Kreattur. Kreattur qui le détestait et faisait tout pour le rendre fou, y compris le plonger dans l’alcoolisme en lui faisant croire qu’il était alcoolique.
“Pourquoi tu mens ?” songea-t-il, amer, sans décider s’il s’adressait à lui-même ou à son elfe.
Il saisit la bouteille presque vide dans un violent mouvement de colère et la lança à travers la pièce; elle s’éclata contre le mur avec un joli bruit que Sirius se haït d’aimer, entre un poster de moto et celui d’une pin up moldue déguisée en sa drôle d’idée d’une sorcière, laissant de longues traces ambrées descendre le long du mur.
Buck claqua du bec et agita les ailes en protestation sans pour autant cesser de dormir.
-Désolé mon vieux, chuchota Sirius avec tristesse. Ou tendresse, il ne savait pas. Peut-être les deux. Il avait un lien plus fort avec cet animal qu’avec la plupart des gens qu’il connaissait, et en un sens, ça le rendait encore plus sauvage. Même lorsqu’ils crevaient de faim tous les deux, dans leur longue fuite à travers le monde, Buck ne l’avait pas abandonné. Jamais. Fidèles comme des chiens, galeux comme des chiens. Des chiens, des chiens, des chiens, marmonna Sirius.
Il sorti de la chambre à pas de loup, pour ne pas risquer de déranger l’hyppogriffe. Le sol vacillait, les murs, le plafond. Mouais, il avait trop bu. Il avait besoin d’air, il suffoquait. Ouuups, le sol s’était trouvé bien trop près de son nez l’espace de deux secondes.
Il avait envie d’aller sur le toit, parler aux étoiles, les déranger, les engueuler, les appeler à l’aide. Leur lancer des SOS avec les bras, en tirant la langue. Putains de bavboules. Putain de minou. Putain de Kreattur, putain de vie.
Il haïssait ces journées de silence où les pensées les plus malvenues le harcelaient comme un essaim d’abeilles, et lui faisait revivre une existence magnifiquement foirée. Il ne se rappelait plus du temps où il avait des projets de vie, ni de ce qu’ils avaient été. Mais il gardait en mémoire, avec une précision cruelle, le moment où tout s’était effondré.
Il se souvenait des cris de l’ordure, qui l’accusaient d’être le vendu, le traître qui avait livré à l’ennemi toute la famille de son meilleur ami. Il se souvenait du carnage et du sang, sous la pluie automnale de cette rue moldue, cette la pluie morne, triste, bannale, qui ne parvenait pas à éteindre les cris, qui ne pouvait pas nettoyer les corps sans vie du sang qui les maculait. Il y avait quatre enfants parmi les morts, ils devaient fêter un anniversaire ou quelque chose, ils étaient déguisés. Une petit fille portait un sombrero de pacotille presque trop grand pour elle, et il dissimulait la moitié de son corps lorsqu’elle était tombée sur l’asphalte. Des larges bords du couvre-chef ne dépassaient que deux toutes petites jambes avec des chaussures bleues et des chaussettes blanches, tordues dans un angle qui donnait la nausée, et le haut d’une tête avec des cheveux blonds, tout fins, qui flottaient dans la brise.
Sirius avait envie de vomir. Parvint à retenir un premier haut-le-cœur. Puis un autre. Le troisième fut fatal, et il rendit le peu de contenu de ses tripes, mélange de bile et de whisky, sur le tapis vert du couloir.
Sirius sombrait, et il ne trouvait plus la trappe qui menait au toit. Les étoiles, merde, il devait les engueuler. Leur dire qu’il n’allait pas bien, parce que personne d’autre n’écoutait. Meh, tant pis, il avait une baguette, il était encore sorcier, même en cage, et avec une détonation qui l’emplit d’une joie étrange, il pulvérisa une partie du toit. Buckbeak du se réveiller en sursaut et poussa quelques croassements affolés; Kreattur glapit probablement aussi, mais il était loin dans les étages inférieurs, heureusement, et ne montra pas le bout de son nez.
Le sorcier ne se souvint pas bien comment il grimpa sur les tuiles d’ardoises, probablement avec un autre sort, mais bientôt il était à califourchon sur l’arrête du toit, le poing levé vers le ciel, alternant insultes et supplications.
-James, t’es où ? Tu pues d’être mort. Franchement, tu crains. Je suis sensé faire quoi moi ? Ton fils te ressembles. Non, il est plus beau que toi, ça t’emmerdes hein ? Mais il est triste. Il est tout seul. Ah non, pardon c’est moi qu’est tout seul. Et triste. Oui, je sais Lily, je parle pas structurellement bien. Qui s’en fout ? T’es morte. Vous êtes tranquilles, vous, du coup. La merde elle est pour nous. Je vous en veux, si vous saviez, parce que c’est ma faute en fait. J’allais le tuer, l’autre ordure. Vraiment. C’est votre fils qui ne m’a pas laissé faire. Il est bien Harry. Je suis fier de lui. J’ai rien fait hein, mais je suis fier.
Dites, de là où vous êtes, où que ce soit, vous ne voulez pas nous envoyer un peu d’aide ? Juste un peu. C’est la merde ici bas, comme disent les poètes.
Sirius se mit à agiter les bras, comme s’il se proposait de s’envoler, le nez toujours pointé vers le ciel. La nuit était noire, la pollution de la ville voilait la voie lactée, et seules une poignées d'étoiles scintillaient au firmament.
-Hey les étoiles, vous me voyez ? J’existe encore ? A force, je sais plus. Regulus, t’as foutu quoi de tes dernières heures ? Non parce que ton jeu d’échec m’en veut toujours.
Sirius s’interrompit, le bras en l’air. La maison lui tapait sur le système, il n’avait jamais autant pensé à Regulus que ces dernières semaines.
Il entendit quelqu’un appeler depuis le trou dans le toit, et bientôt, la tête ensommeillée et ébouriffée de Remus surgit entre les tuiles. Sirius resta figé, les mains toujours levées vers le ciel. Oups, il allait se faire engueuler.
Mais le lycanthrope semblait plus inquiet qu’énervé.
-Sirius, tu as déclenché le système d’alarme du QG.
-L’Ordre est lent à la réaction dit donc.
Remus secoua la tête, une expression lasse sur le visage.
-Ou alors, vous vous attendez tous à ce que je fasse quelque chose de stupide, donc vous n’êtes pas vraiment surpris.
Remus se hissa sur le toit à quatre pattes, et rejoignit bientôt Sirius sur l’arrête principale, s’asseyant à califourchon pour lui faire face.
-Quand t’as besoin de quoi que ce soit, dis-le moi, au lieu de picoler tout seul.
-Non.
-Sirius, ne sois pas si borné.
-Mais je pense au plus grand bien, répondit le sorcier d’un ton acide. Je ne vais pas emmerder l’Ordre avec mes problèmes en pleine guerre.
-Ta tronche est un appel à l’aide à elle toute seule, t’as même pas besoin de parler, rétorqua Remus en fronçant les sourcils. Sirius sentait que la colère finissait par gagner son ami.
-Je croyais qu’il n’y avait que moi qui remarquait qu’un truc clochait avec ma tronche. Et James.
Les traits de Remus s’adoucirent.
-La prochaine fois que tu te mets une mine, appelle moi, que je t’accompagnes.
-T’auras des missions de l’ordre.
-Pas forcément.
-Moi non, je suis disponible tout le temps. Touuuut le temps.
-Sirius… Tu veux pas essayer de pleurer un peu ?
Le sorcier leva la tête, baissa enfin les bras, le visage plus sérieux que jamais. Il ouvrit la bouche plusieurs fois, pour la refermer aussitôt.
-Je ne sais pas faire, soufflé-t-il enfin. Je ne pleure pas. Plus. Plus depuis que j’ai ri le jour de… Le jour du sombrero.
-De quoi ?
-Le sombrero. Le jour où j’ai été arrêté, il y avait une petite fille déguisée avec un sombrero. Elle est morte. Le sombrero la cachait. Je crois que c’était de la pudeur, parce que le sombrero avait compris que c’est pas normal les petites filles mortes, alors il l’a cachée, parce qu’elle était coquette et qu’il pensait qu’elle n’aurait pas aimé qu’on la voit comme ça. Sauf que, pendant que le sombrero était humain, moi je riais comme un fou. Depuis, je ne sais plus pleurer.
Les yeux de Remus s’arrondirent, et il resta muet. Un sourire amer étira les lèvres de Sirius.
-T’avais oublié à quel point j’étais fracassé, hein ?
-Tu ne devrais pas rester seul.
-J’ai Kreattur et le portrait de ma mère.
-Encore pire.
Un vrai rire franchit les lèvres de Sirius.
-Lunard, tu devrais venir plus souvent. J’aime te voir. T’es le seul qui me connaît. Même si t’es occupé et que des fois t’oublie. Pardon d’être égoïste, je sais que toi aussi t’es fracassé.
-Raison de plus pour que je vienne plus souvent, on peut être fracassés à deux.
-Entre chien et loup, on se comprends.
-Oui.
-Merci d'avoir entendu...
-De quoi ?
-Mon SOS.