— Rooose, s’il te plaiiiit !
— Non, c’est hors de question, fallait être plus rapide.
— Allez, juste une ou deux !
— J’ai dit non.
— Mais je suis ton petit frère ! Tu m’aimes non ? Tu ne me laisserais pas mourir de faim ?
Pour toute réponse, Rose tire son assiette vers elle, le plus loin possible de son cadet. S’y trouvent le sujet de leur dispute du soir : les délicieuses boulettes de viande à la mexicaine préparées par leur voisine si accueillante.
— T’auras qu’à demander à Diana de t’en refaire, elle sera ravie.
— Mais j’en veux maintenant.
Avant que Rose ne puisse répliquer, la porte de la maison s’ouvre brusquement. Quelques secondes plus tard, Lily débarque dans leur minuscule cuisine, les cheveux en bataille et les yeux brillants.
— Finies les longues soirées d’ennui ! clame-t-elle d’un ton théâtral. Ce soir, on sort !
Ses deux cousins la regardent d’un air un peu bête, surpris par cette entrée brusque et l’esprit toujours tourné vers leurs boulettes de viande. Déçue par leur manque d’enthousiasme, Lily fait la moue et croise les bras.
— Vous m’avez entendu ? J’ai dit, on sort. Allez, hop hop hop, debout ! Plus vite que ça !
— Mais Lily, il n’y a rien à faire par ici le soir, grogne Hugo.
— Ouais, approuve Rose, ce village est aussi animé que la Cabane Hurlante en pleine journée.
— J’ai dit : debout ! Pas de discussion !
Devant l’insistance de leur cousine, le frère et la sœur se lèvent en boudant, appréciant peu qu’on les arrache ainsi à leur repas. Rose emboîte le pas à Lily en traînant des pieds. Elle se demande bien où est-ce qu’elle veut les traîner. Si le village où ils ont loué leur maison est certes magnifique de jour et gorgé de culture, il n’y a pas un chat dans les rues la nuit. Ils ont jusqu’ici passé l’essentiel de leur soirée à s’ennuyer autour d’un échiquier sorcier poussiéreux trouvé au fond d’une armoire.
Mais elle comprend mieux la raison du soudain engouement de Lily lorsqu’elle sort à sa suite sur le perron. Assis sur les marches se trouve un véritable dieu vivant. Lorsqu’il les voit, il leur adresse un sourire qui aurait même fait chavirer le cœur de la si sérieuse Molly.
— Rose, je te présente Eduardo, je l’ai rencontré sur la plage.
— Buenas noches, senorita, la salue le jeune homme.
Rose lui répond dans un espagnol maladroit, juste au moment où Hugo arrive dans son dos, le souffle court et l’air trop innocent pour être honnête.
— Qu’est-ce que tu fichais ? lui demande sa sœur, soupçonneuse.
— Rien du tout, espèce de parano. On va où ?
— Eduardo fait une petite fête ce soir et il nous a invités, lui répond Lily. Vous venez ?
Sans attendre leur réponse, elle glisse son bras sous celui du beau mexicain et l’entraîne avec un gloussement qui lui ressemble bien peu. Rose lève les yeux au ciel et lui emboîte le pas, son frère à ses côtés. Après quelques minutes de marche dans la rue poussiéreuse, elle lui jette un regard et fronce les sourcils devant ses épaules courbées.
— Mais qu’est-ce que tu fiches ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu vas arrêter de me harceler de questions ?
— Seulement quand tu arrêteras de te comporter bizarrement.
Hugo accélère le pas, les coudes anormalement collés le long de ses côtes. Rose n’a pas le temps de le rattraper qu’ils arrivent devant ce qu’il semble être la maison d’Eduardo. Lily, trop occupée à flirter avec lui dans un mélange d’espagnol et d’anglais, ne voit pas sa cousine hésiter devant le portillon du jardin. Rose a toujours eu une nature méfiante et il n’est pas dans ses habitudes de suivre le premier venu. Surtout lorsqu’elle repense à son expérience désagréable de l’autre jour avec cet horrible mexicain à sombrero est ses paroles incompréhensibles.
— Rose, tu viens ? l’appelle son frère.
La jeune femme grogne, se balance sur la pointe des pieds une ou deux secondes, hésite encore un peu, puis finit par les rejoindre en quelques grandes enjambées. Après tout, elle ne peut pas laisser Lily se fourrer dans le pétrin toute seule. Elle est si occupée à faire les yeux doux à son Eduardo qu’elle serait capable de faire une bêtise.
Lorsqu’elle entre dans la maison du bel apollon, Rose est étourdie par la musique, les cris, les rires, les bruits de conversation. Il y a assez de monde ici pour constituer au moins six équipes de Quidditch. Incapable de comprendre quoique ce soit aux conversations autour d’elle, elle se fraye un chemin jusqu’à une pièce plus large qui semble être le salon.
Lily est déjà là, en train de discuter avec un groupe d’invités, dans un espagnol approximatif qui les fait apparemment hurler de rire. Même d’ici Rose peut voir qu’elle peine à détacher ses yeux d’Eduardo. Son petit frère est quant à lui près du buffet. Il lui tourne le dos, mais malgré la pénombre et la distance qui les sépare, elle le voit regarder avec précaution autour de lui puis se pencher en avant. Fronçant les sourcils, elle le rejoint sans attendre.
— C’est bon maintenant, dit-elle d’un ton autoritaire. Tu vas me dire ce qui t’arrives.
Hugo déglutit mais avant qu’il n’articule le moindre mot, ils sont interrompus par une ravissante jeune femme aux longs cheveux bruns vêtue d’une légère robe de coton.
— Jé souis Daniela, la cousiné d’Eduardo, se présente-t-elle en un anglais relativement correct, bien que teinté d’un léger accent.
— Bonsoir, la salue immédiatement Hugo. Vous n’avez pas d’Albondigas ?
— Hugo !
— Quoi ? J’ai faim. Et j’adore ces boulettes.
— Nous né faisons jamais d’Albondigas ici, répond gravement Daniela.
— Pourquoi ? s’étonne Rose. Je pensais que c’était une spécialité mexicaine ?
— Si si, mé oune dé nos grand-mère adorait lé Albondigas.
Rose et Hugo échangent un regard incrédule, perplexes.
— Je ne comprends pas très bien, avoue la rousse. Quel est le rapport entre…
— Lé fantôme dé grand-mère Maria hanté toujours lé grénier. Et la dernièré fois qu’elle a senti l’odeour dé Albondigas…
Daniela secoue la tête, comme pour dire que c’était bien trop horrible pour être raconté. Rose pouffe, persuadée qu’il s’agit simplement d’une bonne blague, mais à ses côtés, Hugo se raidit, nerveux. Il se mordille les lèvres avec anxiété et elle le voit glisser une main sous sa veste. Et soudain, elle comprend.
— Je sais pourquoi tu es si bizarre depuis qu’on a quitté la maison, siffle-t-elle, furieuse. Espèce de sale petit goinfre !
— Quoi, j’allais pas les laisser dans ton assiette, c’était du gâchis ! se défend son petit frère.
Daniela fronce les sourcils, ne comprenant manifestement pas le sujet de leur dispute. Avant qu’elle ne puisse leur demander, une forme grisâtre émergea du plafond juste au-dessus de sa tête. Rose a à peine le temps d’apercevoir des yeux brillants d’avidité et des mains ridées aux doigts crochus que le fantôme fond sur son frère tel un rapace.
— No abuela ! s’exclame Daniela.
Mais c’est déjà trop tard. Celle que Rose devine être Grand-mère Maria a déjà pris possession du corps d’Hugo. Sous ses yeux écarquillés, elle voit le visage de son cadet se métamorphoser. Son regard prend le même éclat vorace que celui du fantôme, sa bouche se tord en un sourire de dément et ses narines se dilatent, comme à la recherche d’odeurs nouvelles.
— Hugo ? l’appelle-t-elle d’une voix faible.
Mais au lieu de se tourner vers elle, il plonge sa main dans la poche intérieure de sa veste et en ressort une dizaine de boulettes de viande enrobées dans une serviette en papier.
— Mes Albondigas ! Tu n’as pas intérêt à…
Le Hugo possédé ne l’écoute pas et s’empresse d’enfourner plusieurs boulettes dans sa bouche d’un air gourmand. Il ferme même les yeux pour en savourer le goût.
— C’est très mal cé qué tou fais abuela, le réprimande Daniela d’un air sévère.
Hugo tire la langue et jette de côté la serviette à présent vide, avant de se tourner vers le buffet avec espoir. Sa moue déçue devant l’absence d’Albondigas disparaît cependant bien vite et avant que Rose ne puisse dire ouf, il s’esquive aussi vite qu’un Vif d’Or.
— Né vous inquiétez pas, tente de la rassurer Daniela lorsqu’elle se perche sur la pointe de pieds pour voir où il est parti. Abuela a juste bésoin dé s’amouser. Elle sé lasséra vite.
— Vous êtes sûre ? s’inquiète Rose.
Elle aperçoit enfin Hugo, debout près de la table à boissons. Les yeux lui sortent de la tête lorsqu’elle le voit s’emparer d’une bouteille et boire directement au goulot.
— Ah oui, abuela a toujours aimé le mezcal, remarque Daniela avec pragmatisme.
— Il n’a pas l’habitude de boire, s’affole Rose, il va…
Elle n’a même pas fini sa phrase qu’Hugo pousse un cri indigène qui répand une traînée de rire dans la salle. Puis il se met soudain à s’agiter, comme pris de convulsions, et il lui faut quelques secondes pour comprendre qu’il s’est mis à danser. Et il est si ridicule qu’elle se met à rire, bien malgré elle. Elle aurait tout donné pour pouvoir emprunter une des caméras de papi Arthur et le filmer, là maintenant tout de suite, pour diffuser cette vidéo devant toute leur famille lors d’un repas dominical.
Son rire s’arrête net lorsqu’Hugo titube en direction d’un joli garçon et renverse la fin de la bouteille de mezcal sur son tee-shirt. Rose vole aussitôt à son secours et offre son plus beau sourire au mexicain qui l’invective d’injures. Elle lui présente quelques excuses maladroites en espagnol puis tire son frère possédé à l’écart.
— Maintenant ça suffit, gronde-t-elle d’un ton autoritaire. Maria, c’est ça ? Vous avez mangé des boulettes de viande, bu votre mezcal, vous vous êtes bien amusées, il est temps de partir et de regagner votre grenier !
Hugo la fixe d’un air boudeur avant de céder sous son regard inflexible. Il pousse un soupir, ses épaules s’affaissent, et quelques secondes plus tard une forme grise vaporeuse émane de son torse. Aussitôt, son regard devient flou et il tangue tant que Rose est obligée de l’appuyer contre elle pour éviter qu’il ne tombe. Le fantôme de grand-mère Maria, flottant devant elle, lui marmonne quelques mots en espagnol avant de fuser de nouveau vers le plafond.
— Elle vous a dit merci et bonné chance, traduit Daniela, juste derrière elle.
Rose grogne, peu convaincue et commençant à peiner sous le poids d’Hugo. Elle le pousse sans ménagement dans un canapé, demande à la jeune femme de le surveiller et se fraye un chemin jusqu’au coin de la pièce où se trouve Lily. Trop occupée à flirter avec Eduardo, elle ignore tout de ce qui vient de se dérouler.
— Lily, on s’en va, lui ordonne-t-elle. Tu le verras demain.
— Hein ? Mais…
Elle n’a pas le temps de protester que sa cousine la traîne de force loin de son prétendant, à qui elle crie un au revoir avant de disparaître derrière un groupe de filles gloussantes.
— J’espère que tu avais une bonne raison, marmonne Lily.
Pour toute réponse, Rose pointe Hugo du doigt, toujours affalé sur le canapé. Il a tout de même repris des couleurs et semble plus en possession de ses moyens que quelques minutes plus tôt.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demande-t-il.
— Je vous dirais ça dehors, venez. Il faut vraiment qu’on sorte d’ici.
Elle salue Daniela d’un joyeux geste de main et les entraîne à l’extérieur, Hugo toujours tanguant sur ses pieds. Elle attend d’être dans la rue principale pour leur raconter d’une voix entrecoupée de rire ce qu’il vient de se passer. Les boulettes de viande, grand-mère Maria, Hugo possédé, qui mange, boit et danse avec le plus de ridicule possible.
— Je me disais bien que je me sentais un peu lourd, remarque Hugo en se frottant le ventre. J’ai trop mangé d’un coup.
Rose et Lily éclatent de rire et il leur fait bientôt écho.
Mais ils n’ont pas fait trois pas de plus que Lily se fige et son rire meurt dans sa gorge. Son visage devient tout d’un coup blanchâtre et elle se plie en deux pour vomir l’intégralité des cocktails qu’elle a ingurgité. Rose pousse un juron et s’éloigne de quelques pas.
— Bordel, Lily, t’as bu autant que ça ?!