Courir derrière lui et c’était tout. Ce qui intéressait Luna était ce qui se passait pendant l’action, pas sa fin.
Peu importait de le rattraper. Ce que la fillette aimait plus que tout était la magie de ce qui survenait dans l’entre-deux. Parfois, l’espace d’un instant suspendu et merveilleux, quand le dos de son père était loin devant, que la distance se creusait, mais que le mouvement de ses longs cheveux blonds se balançant au rythme de ses enjambées désordonnées était encore visible, Luna pouvait l’imaginer souriant, heureux et libre, comme avant.
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Xénophilius n’était plus lui-même depuis la mort de sa femme. Lors de l’enterrement et des premiers mois qui avaient suivi, l’homme avait tenu bon. Mais à présent que tout le monde était reparti, que même les visites des voisins se faisaient plus rares, ses barrières avaient cédé. Accablé par la perte de son épouse, rongé par la culpabilité de ceux qui restent, le jeune veuf restait prostré dans son fauteuil des heures durant, le regard vide.
La journée fatidique repassait en boucle dans sa tête. Sa précieuse petite fille, assistant au terrible accident qui avait coûté la vie de sa femme… Alors que lui-même était au siège de la Gazette, à Londres, traînant dans les bureaux un dimanche après-midi. Son article était parti à l’impression depuis longtemps, mais pourquoi se presser de rentrer ? Quel imbécile ! Trop occupé à rire avec ses collègues des blagues de sa rédactrice en chef pour penser à rejoindre sa famille, pour imaginer que cette dernière pourrait ne pas l’attendre à son retour. Se prendre pour le centre du monde, comme si l’univers s’arrêtait de tourner en son absence.
De jour en jour, Xénophilius s’enfermait de plus en plus dans les regrets, dans les « et si », et oubliait l’enfant réelle qui l’observait discrètement depuis le haut de l’escalier du salon. Sans son sourire, sans son flegme naturel, sans la lueur malicieuse dans ses yeux clairs, Luna ne le reconnaissait plus. Malgré les nuits encore douces de cette fin d’été, l'intérieur de la maison ronde était devenue glacial : privée des échos du rire clair de son père qui rebondissaient contre les murs, l’atmosphère était vide de chaleur. Si la perte de sa mère était insoutenable, ça en plus, c’était trop.
Alors la fillette avait cherché un moyen de le sortir de sa torpeur. Après des jours de recherches, l’illumination lui était venue un soir en lisant un vieux manuscrit trouvé dans la bibliothèque. Ecrit par son arrière-grand-père, un magico-zoologiste un peu farfelu mort bien avant sa naissance, le livre décrivait toutes sortes d’animaux fantastiques. Leurs existences n’avait jamais été prouvée - ce qui expliquait pourquoi le scientifique avait été autant décrié par ses pairs. Luna finit par choisir l'un d’entre eux, une sorte de luciole invisible pour la plupart des gens, capable selon le vieil homme d'agir sur l’esprit humain, de lui jouer des tours, allant même jusqu'à absorber - dans de très rares cas - l’essence, et tous les souvenirs d’un être.
Ce fut un jeu d’enfant de faire quelques allusions à propos de lumières brillantes qui voltigeaient autour de sa mère juste avant l’incident. Par contre, poser le livre en évidence sur une étagère du laboratoire de Pandora fut plus ardu, car la porte avait été magiquement scellé par les sorciers du ministère qui étaient venus enquêter après l’accident. Mais la fillette parvint à s’y glisser en passant par le soupirail à l’arrière de la pièce. Contrairement à ce que les gens pensaient, Luna n’avait pas peur des lieux. Une belle bande d'idiots… pourquoi avoir peur de simples murs ? Ces derniers n’étaient nullement responsables de ce qui s’était passé, mais de simples spectateur impuissants. Et puis, le parfum de fleurs sauvages de sa mère flottait encore dans la pièce, lui rappelant plus de doux souvenirs que de mauvais.
Bien entendu, Xénophilius n'avait pas vraiment cru à l’histoire montée de toutes pièces par la fillette. Mais l’homme avait joué le jeu, percevant dans le récit maladroit l’appel à l’aide que son enfant lui adressait.
Et depuis, une fois par semaine, à l’aube, la chasse aux Joncheruines était déclarée. L’homme sortait son filet à papillon et s’élançait en tête à la poursuite des insectes invisibles. Luna courait derrière lui et hurlait parfois pour lui indiquer quelle direction prendre. La traque se finissait toujours de la même façon, les conduisant invariablement tout en bas de la colline, jusqu'à la rivière, à l’endroit préférée de Pandora.
Les boullus pullulaient dans l’eau claire à cet endroit, remontant tranquillement le courant là où la petite fille aimait autrefois observer sa mère communier avec la nature. Pandora, après s'être installée en tailleur sur la pierre qui émergeait de l’eau au centre de la rivière, fermait les yeux et partait loin, à la recherche d’inspiration pour un nouveau sortilège. Luna, pendant ce temps, jouait dans l’eau, immergée jusqu'à la taille. L’enfant se mettait parfois à rire à gorge déployée lorsque les étranges poissons tachetés lui mordillaient les pieds, rompant ainsi la concentration de sa mère qui se vengeait alors en l’éclaboussant.
C’était leur moment privilégié à toutes les deux, Xénophilius n’était jamais invité. Mais parfois, entre deux rédactions fastidieuses d’articles, l’homme les observait depuis la maison grâce à sa longue vue, pour se remonter le moral.
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Courir loin devant, en tachant tout de même de ne pas la distancer, courir jusqu'à lui faire perdre haleine et oublier sa tristesse. Faire durer le jeu juste assez, changer d’itinéraire à chaque fois, mais toujours finir par arriver au même endroit.
Ce que Xénophilius préférait, ce n’était pas la course, ni la poursuite des insectes imaginaires. C'était l’instant où tout s’achevait. Quand les rayons du soleil, passant entre les feuilles agitées par les bourrasques, projetaient des ombres délicates et mouvantes sur le visage de sa petite fille. Lorsque sa Luna, qui ressemblait de plus en plus à sa mère, essayait d’attraper des Joncheruines, souriant de toutes ses dents, les pieds dans l’eau. Alors, l’espace d’un instant, le jeu devenait réel : dans la fraicheur du matin animé par le tintement du rire de son enfant, Xénophilius pouvait voir danser dans l'air milles éclats irisés…