Une idée commune veut que les poissons rouges aient sept secondes de mémoire : ainsi, leurs souvenirs s’effaceraient au rythme de leurs circonvolutions et ils ne remarqueraient pas que la paroi de leur bocal était toujours la même. En réalité, les poissons rouges se souviennent de bien plus de sept secondes : mettez-les dans un labyrinthe et ils finiront par retrouver leur chemin.
Feriel se sentait un peu poisson rouge. Elle tournait, tournait, reconnaissait les hautes colonnes et les fresques colorées, mais ne savait comment se sortir de ce cercle infini : ses pieds traçaient irrémédiablement la même boucle. L’émerveillement qui s’était emparé d’elle lorsqu’elle avait vu pour la première fois les scènes mythologiques gravées sur les murs de pierre, racontant la création de l’Académie par les dieux eux-mêmes, s’était tari. D’autres peintures narraient son engloutissement sous les eaux par Khomâroûyah Ibn Toûloûn, qui avaient été ajoutées plus tard sans doute par le mage en personne, pour que son histoire ne fût pas oubliée.
Elle lâcha son sac et un soupir qui résonna dans le patio. Si ses camarades de dortoir ne s’étaient pas volatilisées en chemin, elle aurait déjà atteint la salle Safiha Rageh, nommée après la célèbre sorcière berbère. Elle se laissa tomber sur le sol carrelé et froid.
« Que vous arrive-t-il, chère enfant ? »
La prenant par surprise, la voix souffla entre les plantes à larges feuilles avec la légèreté d’un vanneau. Les personnages colorant les murs levèrent un instant la tête, avant de reprendre le fil de leurs activités.
Feriel examina le petit espace, sans rien trouver.
« Qui êtes-vous ? lança-t-elle sur la défensive.
– Mon nom est Charles de Launay, entendit-elle répondre. Mais on me surnomme le marquis invisible.
– Vous êtes un djinn ?
– En effet. Je suis un Maritin, un djinn des cours d’eau. Mais autrefois, je fus un explorateur français ; je voulais mourir par curiosité* et, hélas, mon vœu s’est exaucé.
– Comment êtes-vous mort ? s’enquit la fillette, la suspicion s’atténuant.
– C’est une histoire bien longue à raconter… Une petite élève comme vous ne doit-elle pas aller en classe ? »
Ses joues s’empourprèrent et elle se leva prestement. La langueur et la surprise lui avaient fait oublier son cours de Métamorphose. Elle s’était pourtant promis de travailler dur cette année, pour que ses parents lui achètent une guitare… Le goût de la culpabilité s’empara de sa bouche lorsqu’elle prit conscience de son peu de ténacité.
Le marquis rit, d’un rire sonore, moqueur, puis lui expliqua le chemin vers sa salle de classe. Alors seulement la peur commença à se distiller sous les poils de Feriel : comment avait-il pu savoir, si elle ne lui avait rien demandé ?
**
Elle s’était appliquée comme elle avait pu, luttant contre la rêverie pour écouter les longues tirades de l’enseignante, madame Youssef. Elève distraite habituellement, la tâche s’était révélée particulièrement ardue alors que ses pensées ne se tournaient que vers l’étrange marquis. Ses amies n’avaient pas plus fait attention à son trouble qu’à son retard, et elle en fut contente pour une fois : pour une raison qu’elle ne saisissait pas totalement, elle voulait garder cette odeur de mystère pour elle seule.
Quand, enfin, elle put sortir de la salle empestant l’encre et la craie, elle se dépêcha de rejoindre le patio aux senteurs de fleurs et de menthe. S’asseyant aux pieds de la même colonne, allongeant ses jambes nues sous sa robe contre la pierre rugueuse, elle attendit que le marquis daignât reprendre son récit. Bientôt, le souffle glacé vint hérisser ses poils et reprendre le récit.
« Je ne fus pas toujours explorateur ; longtemps, je me contentais d’être lecteur, mauvais poète, rêveur jamais satisfait. Surtout, j’étais imprudent, et ruiné. Mon nom n’avait de noble que la particule : mes ancêtres n’avaient jamais accepté que la France fût bourgeoise et refusaient de ne serait-ce qu’évoquer l’idée de travailler. Pour éviter leurs dettes, je trouvais un poste de secrétaire chez un libraire : une bicoque discrète dans une ruelle parisienne, où bien des livres demeuraient oubliés sous la poussière âcre. Mais peu de clients signifiait du temps pour lire, et je ne m’empêchais pas de glaner un ouvrage dès que j’en avais la possibilité.
« Ainsi tomba entre mes mains une traduction du grec ancien d’un récit de voyage, d’autant plus oublié qu’on ignorait si son auteur était moldu ou sorcier. Il décrivait le fonctionnement d’une école sorcière au large de la Méditerranée. Mon patron n’y crut pas un mot, pas plus que tous les archéologues à qui je pus le montrer. Mais moi, moi j’avais la conviction que cette école existait, quelque part sur la côte égyptienne. J’étais imprudent et rêveur, vous disais-je : la tempête de l’aventure se déchaîna dans mes veines. Il me fallait partir.
« Un an s’écoula encore avant que j’aie rassemblé la somme nécessaire au voyage. Merlin merci, je maîtrisais le sortilège de Têtenbulle et n’avais donc pas à payer des Branchiflores. Je partis seul, puisque personne dans mon entourage ne voulut me croire.
« Je restais près de dix jours du côté sorcier de Port-Saïd, interrogeant tous les antiquaires que je trouvais, sans succès. Pas une seule fois je ne laissais l’amertume de la défaite me gagner. Finalement, ce fut dans un petit restaurant, après un repas épicé, qu’une chercheuse en Histoire me parlât de Thônis-Heracleion. Nombre de textes antiques faisaient référence à la ville, ce qui lui permettait d’estimer sa position.
« Amal et moi arpentâmes la côte pendant une autre bonne semaine. Elle connaissait, fort heureusement, des sorts permettant de détecter une présence de magie dans les profondeurs. Je ne nous raconte pas notre joie lorsque nous trouvâmes le dôme protégeant l’école ! Nous n’avions pas même besoin de Têtenbulle pour respirer dans son enceinte – ce qui nous soulageait, car le sortilège était collant après les deux heures de nage nécessaires à l’atteindre.
« Jamais des algues ne m’étaient parues aussi douces, la victoire aussi sucrée. La magie avait merveilleusement bien conservé l’école ! Notre curiosité intarissable nous poussa à ouvrir chaque porte, à explorer chaque recoin, et chaque trouvaille extraordinaire nous excitait toujours plus, comme deux enfants. Mal nous en prit ! Notre ivresse nous fit oublier que l’école était vieille : un éboulement nous surprit et nous ne pûmes sortir à temps. Depuis nous sommes coincés ici…
– Mais, balbutia Feriel, ce devait être une mort atroce !
– Je voulais mourir de curiosité*, rit le marquis, mon désir s’est réalisé. Hanter une école n’est en outre pas si terrible, nous en apprenons chaque jour plus sur des sociétés que nous n’aurions pas osé imaginer, à notre époque. Et, lorsque l’ennui nous prend, nous pouvons encore partager nos souvenirs…
– Mais enfin, argua Feriel, des souvenirs ne peuvent pas remplir l’éternité…
– Détrompe-toi, lui répondit une nouvelle voix, inconnue et féminine. Le souvenir est le parfum de l’âme… »