Le bruit d’un verre qu’on pose sur une table. Celui de la pluie qui frappe contre les carreaux. Elle se tient de dos, devant la fenêtre du salon. Il est assis sur le canapé et se sert un énième whisky. Le cinquième ou peut-être le septième, il ne sait plus.
— C’est une soirée comme les autres.
Mandy pousse un soupir. Michael lève les yeux d’un air distrait, fatigué. Ce qu’elle vient de dire ne le leurre pas, il en est presque agacé. Il se redresse, la confronte à son mensonge.
— Qui est-ce que tu tentes de convaincre en disant ça ? Toi ou moi ? réplique-t-il en prenant une gorgée.
— Ce n’est qu’une date sur un calendrier, pas vrai ? continue-t-elle sans vraiment lui répondre, se parlant à elle-même.
Elle tremble un peu mais tente de faire bonne figure. Elle se tord les doigts, resserre son foulard comme si elle avait soudainement froid. Mais l’air glacial ne vient pas de l’extérieur et elle ne parvient pas à se réchauffer. Ses yeux bruns dans lesquels règne une lueur de chagrin sont rivés sur les nuages noirs qui s’épaississent peu à peu dans le ciel. Le temps est à l’orage. Ce n’est pas étonnant finalement. Nous sommes le 1er mai 1999, tout juste un an après la bataille de Poudlard, et la soirée vient à peine de commencer.
La jeune femme ferme les yeux, croise les bras sur sa poitrine et essaie de contrôler les souvenirs qui ne cessent de se rappeler à elle. Ils l’obsèdent jour et nuit. Une cruelle litanie, incessante et désespérante. La mélodie des morts. Ce soir, elle semble deux fois plus forte qu’habituellement.
— Sers-moi un verre, tu veux ? demande-t-elle, le souffle court.
— Je croyais que c’était moi l’alcoolique ici ? ironise-t-il.
— Sers-moi un verre, je te dis.
Il n’insiste pas. Il se lève et se dirige vers la petite kitchenette de son appartement. Une grimace s’étale sur ses lèvres et il titube, se rattrape au plan de travail. Les portes du placard grincent lorsqu’il les ouvre pour en sortir un verre. Mandy est toujours plantée devant la fenêtre. Ça va faire presque deux heures qu’elle n’a pas bougé. Comme si elle pensait que la soirée passerait plus vite ainsi.
Ce n’est pas le cas, il a compté chaque minute, chaque seconde. La tête lui tourne un peu mais ça n’occulte rien. Ce soir, même les effets de l’alcool ne parviennent pas à lui faire oublier quoique ce soit. Il en sera certainement de même pour elle. Il revient vers le salon et, s’écrasant brusquement sur le vieux canapé aux lattes défoncées, il sert deux whiskys. Un pour lui, un pour elle.
— Tiens, fait-il en lui tendant son verre. Viens t’asseoir.
Mandy détourne les yeux de la fenêtre et s’installe à sa droite. Elle récupère son verre en le remerciant d’un murmure et trempe doucement ses lèvres dans le liquide ambré.
Pendant de longues minutes, c’est le silence. C’est comme ça qu’ils fonctionnent tous les deux. Ils n’ont pas besoin de mots, simplement de la présence de l’autre dans ces moments-là. Pour supporter la douleur, l’injustice et la mort. Pour se dire qu’ils sont deux à tomber du haut de cette falaise, deux dans cette chute interminable. Ça va faire un an qu’ils ne cessent de plonger sans jamais atteindre le sol. Un an qu’elle est incapable de reprendre une vie normale, un an qu’il boit trop. Un an de chute, de désespoir. Un an que la guerre est terminée. Pourtant, c’est comme si elle vivait, encore et encore, dans leur esprit. Dans le regard vide de Mandy et les sourires cyniques de Michael. Dans chacun de leurs gestes.
— Demain, ce sera fini. Demain, ça fera un an, jour pour jour, dit-elle soudainement.
— Ouais, acquiesce-t-il, amer.
— Un an… insiste-t-elle en buvant son verre d’un seul trait. Ça fait un an qu’ils sont morts, Corner.
— Je sais, Andy.
— Non, tu ne comprends pas ! Ça fait un an, un an… Une foutue année ! s’exclame-t-elle d’un ton presque hystérique.
— Je sais… répète-t-il en posant une main sur la sienne.
Une larme roule sur la joue de Mandy, se glisse dans son cou. Elle se mord la lèvre inférieure. Un sanglot lui entaille la gorge. Michael lui prend la main, l’attire vers lui. Le choc est terrible, si violent qu’elle est incapable de prononcer le moindre son. C’est inscrit sur le moindre de ses traits. Il lui a fallu un an pour que sa chute prenne fin. Un an pour qu’elle réalise réellement l’horreur de ce qu’ils ont vécu et l’absence des êtres chers. Un an pour qu’elle comprenne que rien ni personne, jamais, ne ramènera Anthony, Lisa et tous les autres. Un an pour faire son deuil.
La souffrance est intolérable, insupportable. Un étau lui compresse le coeur, elle a du mal à respirer. C’est un coup de poignard en pleine poitrine. Ses yeux s’écarquillent et son visage se craquelle. Un long sanglot déchire finalement ses lèvres, suivi de dizaines d’autres. Elle s’effondre en salves de larmes ininterrompues dans les bras de Michael qui resserre son étreinte. Elle pleure. Une heure, peut-être bien deux ou trois. Il boit. Une ou deux bouteilles de whisky. Ça n’a pas d’importance. Ce qui compte vraiment, c’est de prendre totalement conscience de ce qu’on a perdu. L’atterrissage peut être douloureux mais il est nécessaire. Car si la chute ne se termine pas, comment pourrait-on se relever ?
Même si, parfois, la collision entraîne inévitablement une nouvelle chute.