Comment te sens-tu aujourd'hui Gabrielle ? S'enquiert une femme potelée vêtue d’une blouse blanche tout en s’approchant du lit de sa patiente.
La jeune fille ne prend pas la peine de répondre. Elle se contente de regarder, avec dégoût, le plateau repas qui vient de lui être apporté par l’infirmière. Il s’agit d’une purée jaune délavé accompagnée d’un morceau de viande semblable à du carton le tout disposé dans une assiette immaculée. À côté, un bol encore fumant rempli de légumes trop cuits baignant dans un jus marronnasse, peu appétissant. Et comme dessert une pomme verte et brillante. Le tout bien évidemment accompagné d'un verre d’eau.
Ne fais pas cette tête Gabrielle, c'est bon pour toi, assure l'infirmière devant la mine écœurée de sa patiente. Et je viendrais vérifier que tu as tout fini.
Gabrielle hoche la tête et attend que la femme soit partie pour sortir de son lit. Elle pose la pomme ainsi que le verre d’eau sur sa table de chevet. Puis elle se rend machinalement, le plateau à la main, dans la chambre d'à côté, en prenant garde à ce que personne ne la voit. Elle avance doucement dans la pièce, le plus discrètement possible afin de ne pas réveiller l'homme qui y dort paisiblement. Elle s'abaisse au pied du lit devant un panier pour chien où un labrador impatient est assis. L’adolescente pose son plateau à terre et caresse avec affection l'animal qui se rue sur le repas qu'elle lui offre. Quelques jours après être arrivée à l'hôpital, Gabrielle avait croisé ce chien dans les couloirs, tout de suite elle s'était prise d'affection pour lui. Il faut dire qu’elle a toujours adoré les animaux parce qu'eux ne la jugent pas. Ils ne cherchent pas à l'enfermer dans des lieux tels que celui-ci. Alors elle s'était renseignée pour savoir à qui il appartenait et elle avait prit l'habitude de lui rendre visite. Tout comme elle avait pris l’habitude de lui emmener son plateau.
Soudain, des bruits de pas se font entendre dans le couloir obligeant Gabrielle à se redresser vivement, terrifiée à l’idée d’être ainsi surprise. Mais personne n’entre et les pas s’évanouissent. La jeune fille, soulagée, s’apprête à se tourner de nouveau vers le chien mais son regard tombe sur des yeux d’un bleu profond, qui la font sursauter. Elle continue de fixer ces yeux encore un instant avant de tourner le dos au miroir pour reporter son attention sur le chien. Elle se penche, attrape le plateau à présent vide et retourne dans sa chambre après avoir gratifié l’animal d’une dernière caresse.
Elle s'assoit sur son lit, attrape sa pomme et la mord du bout des dents. L'acidité du fruit lui semble insoutenable, la chaire granuleuse lui donne la nausée et elle peine à déglutir. Tout en mastiquant le fruit farineux, elle se demande comment elle a pu un jour aimer les pommes. Peut-être ne les a-t-elle jamais réellement aimées, peut-être prétendait-elle en raffoler parce qu'il s'agit du fruit préféré de Fleur.
En mordant à nouveau dans le fruit, un haut le cœur la prend. Elle se précipite dans la salle de bain pour cracher le morceau qu'elle mâchait. Tant pis, aujourd’hui sera un jour sans. Il ne s’agit que d’une petite entorse à ses principes. Ce n'est qu'un repas de sauté après tout. Ce n’est pas une raison suffisante pour être qualifiée de malade. Elle se lave les mains, tête baissée, les yeux rivés sur ses doigts noueux.
Gabrielle ?
En entendant la voix cristalline de sa sœur la jeune fille sort de la salle de bain un sourire éclatant sur le visage. Elle enlace Fleur sans remarquer les larmes qui perlent au coin de ses yeux, tout comme elle n'avait pas entendu la pointe d'inquiétude dans sa voix lorsque cette dernière l'avait appelée.
Gabrielle ne voit que la beauté de sa sœur. Elle ne voit que sa jolie robe bleu nuit parfaitement ajustée, le collier en argent qui orne son cou et les petites perles à ses oreilles. Ses mains fines sont sublimées par une bague discrète et un élégant vernis rouge sur ses ongles. Elle a un petit sac à main tout aussi élégant en cuir noir surpiqué d’un fin liseré argenté.
À la vision de sa sœur ainsi apprêtée, un souvenir lui revient subitement. « Ne t'habille pas comme ça Gabrielle, va demander de l'aide à Fleur. » Sa mère ne se lassait jamais de le lui répéter. Gabrielle avait l'impression de l'entendre tous les jours avant d’avoir été placée ici. Et sa mère avait raison. Gabrielle ne sait pas s'habiller, elle ignore comment créer une harmonie entre ses bijoux et sa tenue. Si à chaque fois qu’elle s’était prêtée à l’exercice devant son miroir le résultat lui plaisait, en réalité, une fois à côté de Fleur, cela paraissant dissonant. Sa sœur, elle, sait faire. Elle sait comment se vêtir, et ce, en toutes circonstances. De toute façon, quoi que sa sœur puisse porter, cette dernière à l’air d’une déesse, et ça Gabrielle en est persuadée. Fleur n’est pas mise en valeur par les vêtements qu’elle porte, ce sont eux qui sont sublimés par son corps.
Gabrielle s’en était rendue compte lors du mariage d’une cousine. Ce jour-là, Fleur et Gabrielle portaient toutes les deux la même tenue. Une robe en mousseline de couleur lavande pâle. À peine Fleur était-elle arrivée que l’on ne voyait plus qu’elle. Elle rayonnait et toutes les personnes présentes se pressaient autour d’elle pour la complimenter sur sa tenue ignorant presque Gabrielle qui se tenait à ses côtés. Elle aussi était jolie dans sa robe mais le résultat n’avait rien de subjuguant. Pourtant c’était bien du sang de vélane qui coulait également dans ses veines. Mais là, aux côtés de cette muse, elle n’était plus que la petite sœur dans une jolie robe. Une jolie robe bien trop élégante pour le corps qui la portait.
Arborant toujours un sourire sur son doux visage, Gabrielle invite sa sœur à s’asseoir sur la chaise posée non loin de son lit pendant qu'elle se précipite vers un placard d'où elle sort de quoi faire du thé. Alors que la cadette s'attelle à la préparation du breuvage en racontant l'histoire du dernier livre qu’elle a lu, sa sœur l’observe en silence. Aucun son ne semble prêt à franchir la barrière de ses lèvres. Elle reste immobile face au spectacle terrifiant que lui offre celle qui lui semble être désormais une étrangère.
Gabrielle revient vers sa sœur et approche sa table de chevet afin de la mettre entre son lit et la chaise où Fleur est assise. Puis elle entreprend de servir le thé, un sourire toujours plaqué au visage trop heureuse d'avoir de la compagnie pour s'en défaire.
Elle jette des coups d’œil admiratifs à la belle femme blonde assise en face d'elle. Cette belle femme qui se tient si bien, parfaitement droite sur sa chaise, les jambes croisées avec grâce, un port de tête presque aristocratique, les mains reposant délicatement sur ses cuisses.
« Regarde ta sœur, c'est comme ça qu'il faut faire, prend exemple sur elle. ». À chaque repas elle y avait droit. Elle ne se tenait pas assez droite, elle ne prenait pas ses couverts correctement. De toute manière, sa mère trouvait toujours quelque chose à redire.
Mais Gabrielle s'empresse de chasser ce souvenir déplaisant, et avec précaution, une fois le thé servi, s’installe doucement sur son lit. Elle croise les jambes de la même manière que sa grande sœur, puis place ses mains sur ses cuisses. En posant son regard dessus, elle se relève d’un coup sec. L'espace d'un instant elle avait oublié. Elle avait oublié que lorsqu’elle s’asseyait, l’arrière de ses cuisses s’écrasait et remontait sur le côté. Ce qui en plus d’être disgracieux, les faisaient paraître énormes.
Afin de reprendre un peu de contenance elle prend une tasse de thé et la tend à Fleur tout en lui adressant un sourire peu convaincant. L’aînée ne réagit pas, semblant interdite face à la main tendue par cette étrangère. Elle se mordille nerveusement les lèvres en attrapant la tasse. Elle cherche ses mots mais ils restent coincés dans sa gorge. Subitement, c’est un torrent de larmes qui dévale ses joues.
Fleur, qu’est-ce qui se passe ? Quelque chose ne va pas ? S’inquiète Gabrielle en reposant sa tasse pour se rapprocher de sa sœur. Mais sans un mot, cette dernière tire la cadette jusqu’à la petite salle de bain en la forçant à se tourner vers le miroir. Et là, Gabrielle rencontre à nouveau ses yeux d’un bleu profond, les fixant un instant avant de laisser son regard glisser sur le reste du miroir. Ce qu’elle s’interdit pourtant de faire d’habitude.
Ses cheveux blonds qui étaient autrefois si souple et brillant semblent désormais malades, rêches et retombent négligemment sur ses épaules. Ses joues sont creusées, sa peau terne, ses pommettes saillantes et ses lèvres si fines et blanchâtres qu'elles en sont presque invisibles. La seule pointe de couleur à être présente sur son visage sont ses yeux azurs. Mais ces derniers sont maintenant globuleux et paraissent disproportionnés. En la voyant ainsi, on peine à imaginer qu’un jour un sourire ait pu éclairer une face si triste. Ses bras sont rachitiques, ses jambes si maigres qu'il est étonnant qu’elles parviennent encore la maintenir debout, et on devine aisément que sous sa robe ses hanches sont anguleuses, ses côtes apparentes et son ventre creux.
Gabrielle passe ses mains sur sa taille. Aucun doute, il reste de la graisse dessus. Elle la sent rouler sous ses doigts et elle parvient même à la voir à travers le tissu. Elle n'est pas censée être comme ça. Ça déborde. Elle se dégoûte. Puis, elle détourne ses yeux et pose son regard sur une taille fine portée par les jambes élancées et parfaitement proportionnées de sa sœur. Sa sœur pleine de grâce. Sa sœur au corps parfait.
Tu vois ce qui ne va pas Gabrielle ? Demande Fleur d’une voix étouffée dans un sanglot. Gabrielle hoche la tête. Bien sûr qu’elle voit ce qui ne va pas. Ça déborde.
Gabrielle ? À l’entente de son prénom la jeune fille détourne son regard pour porter son attention sur la femme qui se tient désormais dans l’encadrement de la porte. Une femme aux traits bienveillants et aux longs cheveux d’un blond pâle, presque blancs, attachés en un chignon sophistiqué. Cette femme hésite un instant sur le pas de la porte avant de s'avancer pour prendre sa fille dans ses bras. Gabrielle répond faiblement à cette étreinte.
Puis rapidement, la femme s’intéresse à la conversation des deux sœurs. Mais elle arbore un air trop enjoué pour paraître naturelle. Son ton plein d’entrain ne permet pas de cacher les larmes menaçant de s’échapper. Fleur, après avoir murmuré une excuse auprès de la cadette traîne leur mère dans le couloir. Nous n’en avons que pour deux minutes Gabrielle, c’est promis.
À nouveau seule, la jeune fille en profite pour faire quelques pas dans la pièce. Elle remarque alors un lourd tissu posé sur le dossier de la chaise. Une cape noire en velours, féminine et élégante, comme sa propriétaire. Sa mère l'avait offerte à Fleur pour sa majorité avec ce même sac qu'elle a apporté aujourd'hui et une jolie robe moulante.
Gabrielle se rappelle qu’un soir elle avait essayé ces vêtements si beaux et s’était empressée de descendre pour montrer à quel point elle était fière de ressembler à sa sœur. Fleur l'avait complimentée en la voyant et lui avait demandé de faire attention à ne pas les tâcher. Puis Gabrielle était entrée dans le salon où sa mère était installée. « Gabrielle ! Ce sont les vêtements de ta sœur, dépêche-toi de les enlever avant de les déformer. Tu vois bien que ça déborde voyons ! ». Gabrielle, penaude, avait alors regagné sa chambre et s’était posée devant son miroir plein pied. Alors, très vite elle avait remarqué la graisse qui jaillissait de partout. Son ventre semblait vouloir s’échapper, les bretelles de sa robe s’enfonçaient dans sa chair. Ses jambes qui n’étaient pourtant nullement comprimées par la robe s’avéraient être en réalité bien plus épaisses que Gabrielle le croyait. Très vite la jeune fille s’éloigne de cette cape maudite lui rappelant douloureusement cette robe qui était supposée l’accompagner.
Alors ma princesse ? l’interpelle une voix familière mal assurée. C’est alors que la jeune fille remarque la présence de sa mère et de sa sœur qui étaient revenues dans la pièce. Mais la voix, cette voix, c’est celle de son père. En à peine deux secondes elle a traversé la pièce pour se pendre à son cou. Elle fait même semblant de ne pas sentir les joues humides de son père.
Je veux rentrer à la maison Papa, supplie-t-elle.
Lentement, son père se détache de son étreinte ne pouvant plus la tenir dans ses bras de peur de la briser. Doucement, il pose ses mains sur les frêles épaules de sa fille et plonge son regard dans ses yeux. Il se perd dans cet océan de tristesse et peine à la regarder plus longtemps, craignant défaillir. Ces quelques secondes furent néanmoins suffisantes pour permettre à Gabrielle de comprendre qu’elle allait encore devoir rester ici. Alors, d’un mouvement d’épaule elle se détache de son père et se glisse dans son lit.
J’ai besoin de repos, lâche-t-elle froidement, partez.
Fleur s’approche du lit de sa sœur. Gabi … Mais Gabrielle ne lui laisse pas le temps d'ajouter quoi que ce soit, elle la repousse violemment et se hâte d'appeler une infirmière pour les faire sortir.
Désormais seule, Gabrielle finit par regretter de les avoir ainsi congédiés. En réalité, elle n’est pas fatiguée et elle s’ennuie fermement coincée entre ces murs. Elle chérit la compagnie de sa famille, mais comme toujours, elle s'emporte à la moindre contrariété. Gabrielle s’irrite facilement, contrairement à sa sœur, et ce depuis aussi loin qu’elle s’en souvienne.
En y repensant, en voyant l'interminable liste des différences entre Fleur et elle, Gabrielle s’étonne toujours à l’idée qu’elles soient vraiment sœurs. Elle se redresse sur son lit placé face à la salle de bain. De là où elle est elle peut s’apercevoir dans la glace. Leurs yeux semblent être l’unique preuve de leur lien familial. Des yeux d’un même bleu. Un bleu si profond, qu’il en est presque abyssal mais une fois à la lumière, leurs iris s’éclairent et prennent la couleur du ciel d'un bel après-midi d’été. Si clair et si vivant qu'on s'attendrait presque à y voir voler quelques oiseaux.
Sans relâcher son regard, Gabrielle repousse les draps et se lève. Elle se rapproche de son reflet jusqu’à ne plus pouvoir distinguer autre chose que ses iris. Comme après chaque visite de sa sœur, Gabrielle se réconforte de cette parfaite ressemblance entre elles. Et là, si proche du miroir, elle est enfin satisfaite de l’image qu’elle renvoie. Elle représente enfin... l’égal de la perfection.