En apparence, il ne s'agissait que d'un lundi particulièrement gris. Ciel de métal, odeur de pneu flottant dans l'air, ambiance morose... Toute joie semblait avoir quitté ce monde. Et cette torpeur s'était abattue sur la maison des Dumbledore déjà des jours auparavant.
Les hochets et les figurines d'animaux jonchaient toujours le sol. Loups, mules, juments et autres zèbres montés sur de petites roues souriaient cruellement. Abandonné là, un dessin sur lequel elle s'était crayonnée, Amazone chevauchant un dragon. Raisins, oignons et olives, pourris dans la corbeille. Les filets frits de carpe et les spaghettis, calcinés dans la casserole. La harpe de leur mère, désaccordée. Le parasol, déchiqueté. Verres de jus renversés, bouteilles explosées. Les boissons avaient coulé et tout tâché dans la cuisine. Même le gui avait lamentablement flétri. Il n'avait touché à rien depuis la querelle. Depuis la fusillade de sortilèges qui avait coûté la vie à sa sœur.
Albus était devenu propriétaire du lieu d'un meurtre.
Il eut un haut-le-cœur après avoir inhalé les vapeurs de la bière qui imbibait le tapis. Elle gisait à l'étage, dans la baignoire. La célébration au cimetière aurait lieu dans la journée. Il avait tout arrangé pour que cela se fasse rapidement. Le graveur avait décoré la pierre tombale le matin même. Et tout lui semblait encore irréel. Impossible.
Il sortit un mot froissé, caché sous quelques pièces de monnaie, d'une des boîtes de bronze qui s'alignaient sur la table. « Retrouve-moi où tu sais, au-delà des marais. »
Des jours qu'il hésitait. Une dernière seconde de doute, et il transplana. Il n'eut pas le temps d'ouvrir les yeux qu'il l'entendit déjà.
— Albus.
L'écho lugubre se répercuta entre les corniches qui surplombait la baie, et lui fit l'effet d'une décharge, comme une piqûre d'abeille en plein cœur. Il se tenait là, négligemment assis sur les rochers. La dernière fois qu'il l'avait vu, il s'échappait par l'encadrement de la porte, poursuivit par la carrure d'athlète d'Abelforth. Et après une semaine sans autre nouvelle que cette lettre déposée sur son oreiller, il lui faisait face, dans ce lieu connu d'eux seuls, un sourire satisfait étalé sur son doux visage.
— Je savais que tu viendrais.
Comme dans un film, Albus s'approcha de lui. Et se jeta dans ses bras.
— Tu m'as manqué.
— Après avoir été expulsé comme ça par ton frère, je ne pouvais pas revenir à Godric's Hollow.
Ils restèrent un instant en silence.
— Il faut qu'on arrête tout, murmura Albus.
Gellert se releva d'un bond, et le repoussa.
— Qu'on arrête tout ? Mais c'est l'occasion rêvée !
— C'est un meurtre ! Ariana est morte ! Elle était presque ta demi-sœur, tu...
— Oh, je t'en prie. Et tu aurais été mon petit mari ? Réfléchis, Albus. Plus rien ne te retient. Nous sommes libres. Et un grand avenir nous attend.
Leurs cris résonnaient comme des coups de fusils. Une barre de douleur transperçait Albus de toutes parts. Au fond de lui, il s'était douté de comment son cher et tendre réagirait. Alors pourquoi ses commentaires, si durs, le faisaient-ils tant souffrir ?
— Il nous suffit d'émigrer, loin. Nous serons deux jeunes diplômés, qui font le tour du monde après avoir réussi leurs examens. Tu te souviens de ce que je t'ai dit, à propos des vallées d'Argentine ? On pourrait commencer par là. Nous avons un objectif, Albus, nous...
— Toujours le même disque. Et ces grands principes, où nous conduiront-ils ? À faire de la moitié de l'humanité des esclaves ? rétorqua-t-il en reprenant les critiques d'Abelforth. Qui sommes-nous pour nous prétendre arbitres du bien et du mal ?
— Albus, tu deviens ridicule. Avec de pareils raccourcis, tu oublies l'essentiel, notre but final. Laisse derrière toi ta Cendrillon. À mes côtés, tu seras un héros. Un guide.
— Un héros ? Quel héros laisserait sa sœur mourir sans le moindre remords ? Tu es un monstre !
— C'est donc ça ? Tu as peur que la Gazette écrive une vilaine rubrique à ton propos ? Cela ne se fera pas. Un peu de censure n'a jamais fait de mal, pour installer une meilleure politique.
Le vent glaçait les joues baignées de larmes d'Albus. Il s'était effondré dans le sable mouillé, qui collait au tissu de sa robe. Gellert le toisait avec une expression consternée. Au fond de ses yeux, on lisait tout de même un semblant d'affection.
— C'est une opportunité unique. Peut-être la dernière. Arrête donc ta mutinerie. Quitte le camp de ceux qui finiront rampant dans la poussière, et devient une légende. Avec moi. N'est-ce pas ce que tu as toujours voulu ?
— Je ne voulais que la protéger. Les protéger.
Ils restèrent muets, le silence seulement brisé par les bourrasques qui s'engouffraient dans la crique. Leurs regards n'exprimaient qu'une sourde douleur. Albus avait la sensation qu'une enclume s'abattait sur lui, que de cruels éperons le dardaient de toutes parts. Mais la véritable blessure se trouvait dans son cœur. Un trou emplit de noirceur qui le consummait.
Ce conflit aurait eu raison de tout. Sa sœur, le peu d'affection de son frère. Son amour. Son avenir.
— Arrêtons ça. Je t'en prie.
— Mon destin m'attend.
— Alors c'est à ça qu'on en est réduits ?
— Je crois bien, oui.
Albus s'était relevé pour lui faire face, sans penser. Comme une machine.
— Dans ce cas, adieu, Albus.
Alors que le jeune Dumbledore affichait un air désespéré, Gellert semblait insensible. Il avait toujours été particulièrement doué pour dissimuler ses émotions.
Ils se penchèrent l'un vers l'autre, et Albus déposa un dernier baiser sur la bouche de son amant. Mais la saveur exotique de macis de ses lèvres avait laissé place à une amertume.
Un goût de fer. Un goût de sang.