Il n’était que huit heures et pourtant la chaleur alourdissait déjà les rues de Séville. Les volets étaient encore fermés pour préserver la fraîcheur des maisons et les rues presque vides.
Un jeune homme solitaire remontait les pavés de la vieille ville, le soleil tapant sur sa nuque. Il s’arrêta en face de la devanture abandonnée d’un fleuriste, regarda attentivement autour de lui, puis disparut brusquement à travers le mur voisin. Il réapparut indemne de l’autre côté, dans une étroite rue commerçante dont les boutiques exposaient des chaudrons, des baguettes magiques, des hiboux ou des balais volants.
Tout ce petit monde commençait doucement à prendre vie. Les vendeurs ouvraient les portes, se saluaient en souriant, arrangeaient leurs vitrines avec un soin minutieux, en l’attente des premiers clients.
Théodore, bien que familier à cette atmosphère, ne se joignit pas aux conversations joyeuses qui parsemaient son chemin. Il se contenta d’un simple salut de la main au libraire, d’un sourire réservé à la fabricante de baguettes. Il habitait ici depuis près de deux ans, et pourtant il agissait toujours comme s’il n’était que de passage.
Il arriva avec soulagement à sa destination, la nuque recouverte d’une fine pellicule de sueur. Sa peau pâle d’anglais ne supportait toujours pas l’agressivité du soleil espagnol.
Il déverrouilla la porte et se glissa à l’intérieur, accueillant l’air frais avec un soupir reconnaissant. Après l’atmosphère joviale du dehors, le silence feutré des lieux l’apaisa. En bon habitué, il vérifia que les sortilèges de conservation étaient toujours en place sur les vieux parchemins empilés sur les étagères, avant de soulever le rideau de la devanture.
Il se dirigea ensuite vers le fond de la boutique, où le comptoir était comme d’habitude dans un bazar indescriptible.
— Daniela…, soupira-t-il en secouant la tête, un sourire amusé aux lèvres.
C’était la jeune femme qui avait fermé hier soir et elle n’était pas du genre maniaque. Il rassembla donc les brouillons de parchemin sur lesquels elle avait griffonné pour en faire une pile ordonnée, reboucha les flacons d’encre et rangea les plumes dans leur tiroir. Il eut à peine le temps de jeter un coup d’œil au livre de comptes que la porte s’ouvrait, faisant retentir la sonnette caractéristique.
Comme il s’y attendait, il ne s’agissait pas d’un client mais d’Emilio, le vieux propriétaire du magasin. Il était rare que quiconque vienne acheter quoi que ce soit, à vrai dire. Les vieux parchemins runiques n’avaient plus d’intérêt pour personne ces jours-ci.
— Comment vas-tu, hijo ?
Le visage ridé du vieil espagnol se fendit d’un sourire que Théo lui retourna avec chaleur. Emilio avait été le seul à lui offrir un travail à la période la plus sombre de sa vie, le seul à avoir cru en lui, et ça il ne l’oublierait jamais.
— Pas trop mal, abuelo. Et toi ? Tu es là tôt.
— Je n’arrivais pas à dormir. Ne t’en fais pas va, je ne serai pas dans tes pattes. Je vais aller travailler en bas.
Il lui tapota l’épaule en passant et s’enfonça dans le couloir qui s’étendait derrière le comptoir. Quelques minutes plus tard, Théodore l’entendit descendre l’escalier à pas lents.
Il avait eu la chance d’être embauché ici à peine une semaine après son arrivée en Espagne. Il n’avait aucun diplôme, aucune expérience, mais Emilio n’avait pas fait cas de tout cela. Il avait besoin de quelqu’un en plus pour l’aider et Théo avait fait ses preuves dès leur entretien en traduisant sans difficulté le texte runique qu’il lui avait montré. Depuis, il vivait une vie tranquille et paisible, entre l’atelier de traduction et son petit appartement au cœur de Triana.
Le jeune homme tira vers lui une liasse de parchemins recouverts de Runes et sortit une plume, se laissant envelopper par l’agréable silence de la boutique vide.
On venait parfois requérir leurs services pour de menus travaux de traduction ou acheter quelques-uns de leurs précieux ouvrages, mais cela restait rare. L’essentiel de leur travail consistait à rechercher, traduire et archiver de vieux textes runiques, des incantations oubliées ou des traditions perdues depuis longtemps. Se plonger dans un lointain passé l’aidait souvent à oublier le sien.
L’horloge accrochée en haut du clocher qui surplombait la rue sonna midi lorsque la porte s’ouvrit pour la première fois. Théo releva le nez de son parchemin et s’arracha à sa traduction épineuse, les doigts couverts d’encre et les sourcils encore froncés par la concentration. Cependant, la vue des nouveaux venus éclaira son visage d’un sourire.
— Holà ! s’exclama joyeusement la jeune femme. Papa n’est pas arrivé ?
— Il est en bas, il doit classer la caisse de parchemins babyloniens qui sont arrivés hier. Comment ça va, mon grand ?
Joaquin lui retourna un sourire édenté, toujours perché sur la hanche de sa mère. Il n’avait pas trois ans lorsque son père était parti deux ans plus tôt, laissant Daniela se débrouiller seule avec leur enfant. Théo était arrivé au moment où elle luttait pour ne pas sombrer dans la dépression, se raccrochant à Joaquin comme une noyée à sa bouée.
Comme chaque midi, la jeune femme lui proposa de rester manger et comme chaque midi, Théo déclina poliment l’invitation. Il repartit d’un pas vif côté Moldu, où il acheta une portion de nachos au poulet qu’il dégusta sur un banc, à l’ombre d’un arbre. Il éprouvait énormément d’affection pour cette petite famille qui avait accepté de l’accueillir chez eux, mais il évitait autant que possible de trop s’y attacher. Les gens qui lui étaient proches avaient beaucoup trop tendance à mourir, et il préférait maintenir des barrières qu’être blessé de nouveau.
Une fois sa pause terminée, Théo repartit vers la boutique, où il passa une après-midi silencieuse au sous-sol à classer différents documents avec Emilio. Au-dessus de leurs têtes, ils entendaient les éclats de rire de Daniela et les bruits de pas de Joaquin, qui courait partout avec enthousiasme. Le vieil homme le congédia une heure avant la fermeture, lui assurant qu’il pouvait se débrouiller sans lui. Il lui conseilla de profiter de sa soirée avec ses amis et à ces mots, Théo retint un sourire amer. Si seulement il savait.
La nuit était déjà tombée lorsqu’il ressortit dans la rue commerçante presque déserte. Le glacier repliait ses chaises d’un coup de baguette, la vendeuse de l’animalerie rentrait les cages des tortues. L’air était doux et il y avait un parfum de fin d’été dans l’air. Les jours raccourcissaient petit à petit et bientôt, des hordes d’étudiants viendraient envahir les rues pour acheter leurs fournitures scolaires.
Le pas lent, Théodore reprit le chemin de son appartement. Au-dessus de sa tête étincelaient des centaines d’étoiles. Il n’aimait pas trop la nuit. Ça lui faisait repenser à un passé qu’il aurait voulu oublier. La bataille de Poudlard s’était déroulée la nuit. Et c’était le jour où sa vie avait commencé à partir en lambeaux.
Il en faisait encore des cauchemars. Les éclairs des sortilèges, les corps qui tombaient les uns après les autres, le rire hystérique de Bellatrix. La peur qui déformait le visage de Pansy, la joie féroce de Voldemort lorsqu’il avait cru Potter mort, l’espoir naissant dans les yeux de Drago lorsque le Survivant s’était relevé. Un corps qui tombait dans la poussière.
Des souvenirs qui le faisaient se réveiller en nage encore aujourd’hui. Et si Poudlard hantait ses cauchemars, ce n’était rien comparé à Azkaban.
La paranoïa aidant, tous ceux qui avaient un rapport de près ou de loin avec les Mangemorts avaient été arrêtés après la dernière bataille. Tous ceux qui portaient la Marque avaient été emprisonnés à perpétuité sans autre forme de procès, y compris son père. Il n’avait jamais réussi à s’en attrister, il l’avait détesté toute sa vie. Seul Drago en avait réchappé, grâce à l’appui du grand héros Potter, chose que Théo n’avait jamais comprise. Il n’avait pas eu le temps de lui poser la question.
Il se souviendrait toujours, même ici, au cœur de Séville et de son atmosphère enfiévrée, des regards implacables des membres du Magenmagot lorsqu’ils avaient prononcé leur verdict après un interrogatoire interminable. Il avait passé trois ans à Azkaban pour complicité avec les Mangemorts. Tout ça parce que son père en était un. Il n’avait eu une réduction de peine que parce qu’il était mineur, à l’époque. L’injustice de la sentence laissait encore un goût amer dans sa bouche. Il avait beau hurler qu’il n’avait rien fait, on ne l’avait pas cru.
Ces trois années passées à la prison sorcière avait été une torture. Même si les Détraqueurs avaient été relevés de leurs fonctions, cela n’avait atténué qu’en partie l’horreur de ce que sa vie était devenue là-bas. La puanteur, la solitude, la faim avaient formé une spirale de désespoir dont il avait eu toutes les peines du monde à se sortir.
L'atmosphère de mort et de noirceur qui régnait là-bas le hantait encore dans de nombreux de ses cauchemars.
Théo fut arraché à ses sombres pensées lorsqu’un homme le bouscula, renversant un peu de sa bière sur le pavé.
— Lo siento, s’excusa aussitôt l’ancien Serpentard.
Lorsque Théo était arrivé ici, il ne parlait pas un mot d’espagnol. C’est Daniela qui lui avait appris à parler, en échange de quelques cours d’anglais. Il était loin d’être bilingue mais il se débrouillait de mieux en mieux. Il comprit donc chaque morceau d’insultes craché par son interlocuteur, avant que ce dernier ne s’éloigne d’un air mauvais. Avec un soupir, Théo reprit sa route en traînant des pieds.
Il arrivait au coin de sa rue lorsque le groupe d’adolescentes devant lui s’arrêta brusquement. Il suivit du regard leurs bras tendus vers le ciel et s’immobilisa tout à fait en voyant une étoile filante barrer la toile noire du firmament.
Ce fut comme s’il était transporté brutalement dix ans en arrière, un soir de mai, quelques jours avant la bataille. Ils étaient en cours d’Astronomie lorsque le même phénomène s’était produit. Le professeur Sinistra s’était épanché dans de longues explications sur la véritable nature d’un tel évènement, alors que Pansy s’était penchée vers lui, un sourire aux lèvres.
— Tu savais que c’est un symbole de renouveau ?
Elle n’avait rien dit de plus, de peur que quelqu’un les entende, mais il avait compris tout ce qu’elle avait sous-entendu. C’était l’époque où ils pensaient encore qu’ils pourraient s’échapper indemnes de cette guerre.
Lorsque l’étoile filante disparut, Théodore cligna des yeux, comme ébloui. Revenir sur terre, dans le présent, fut brutal. Cette pensée pour Pansy, bien que brève, lui avait déchiré le cœur.
Le pas traînant, il fouilla dans son sac à la recherche des clés de son immeuble. Il s’approchait de la porte d’entrée lorsqu’il s’aperçut que quelqu’un se tenait déjà sur le seuil. Il se figea en reconnaissant la silhouette familière. Une silhouette qu’il n’avait pas vue depuis deux ans.
— Bonsoir Théo, lui dit Drago d’une voix fatiguée.
Il n’avait pas beaucoup changé. Peut-être quelques rides en plus, quelques cheveux plus blancs que blonds, une maturité plus adulte dans le regard. Et surtout, un air fatigué et las, comme imprimé à jamais sur ses traits. Il se tenait droit devant lui, les mains au fond des poches, des cernes sous les yeux et les épaules alourdies d’un poids invisible.
— Drago, murmura-t-il, la mâchoire serrée. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Daphné m’a dit où te trouver.
Théo pinça les lèvres et ses doigts se resserrèrent davantage sur son trousseau de clés.
— Elle m’avait promis de…
— C’est une urgence. Est-ce qu’on peut en parler à l’intérieur ?
— Qu’est-ce que tu veux, Drago ?
Son ami poussa un profond soupir et ferma les yeux. Il se massa longuement les paupières avant de les soulever, pour fixer son regard dans le sien. Théo n’y avait jamais lu tant de désespoir, même lors des heures les plus sombres de la guerre.
— Ma femme est malade.
— Je suis désolé, mais qu’est-ce que…
— J’ai besoin de toi, Théo. S’il te plaît.
Ce fut ce dernier mot, plus que tout autre, qui fit courir un frisson le long de sa colonne vertébrale. Jamais il n’avait vu Drago supplier. Jamais il ne l’avait vu si résigné. Il avait toujours préféré régler les choses lui-même, et s’il avait réussi à extorquer son adresse à Daphné pour venir jusqu’ici, il devait avoir réellement besoin de son aide, maintenant plus que jamais. Malgré les années écoulées, Théo ne pouvait pas lui tourner le dos comme ça.
Avec un soupir, il glissa sa clé dans la serrure.
— Entre. On en parlera là-haut.
Lorsque la porte de l’immeuble claqua derrière Drago, il se demanda s’il ne venait pas de faire une monstrueuse bêtise.