Il pleuvait légèrement ce soir-là. Les gouttes tombaient dans l’eau grise du bassin portuaire. Elles tombaient continuellement mais très finement, comme elles le font souvent en Angleterre. Sans les cercles qu’elles formaient dans la Manche, on aurait pu prendre la pluie pour du brouillard. Le bateau franchissait les derniers mètres qui le séparait du quai. Les voyageurs débarquaient sur les pavés gris, les capuches tirées dans leur visage.
Hilde cligna plusieurs fois des yeux pour chasser les larmes qui menaçaient de tomber. Le bateau était plus moderne, les vestes étaient plus imperméables et les visages étaient plus neutres. Aucun ne laissait apparaître une joie extravagante quant à son arrivée à Douvres. Aucun ne laissait apparaître une peur transcendante quant à ce qui l’attendait. La vieille femme en était peut-être contente pour eux mais la vie aujourd’hui lui paraissait bien morne comparée à celle d’antan. Ces jeunes gens ne savaient pas quelle chance ils avaient ! Qu’est-ce qu’elle avait été inquiète en descendant du ferry, qu’est-ce qu’elle avait été remplie d’espoirs ! Combien d’entre eux s’étaient retrouvés trompés, combien s’étaient réalisés ? Elle était toujours en vie, presque soixante ans plus tard, et c’était bien plus que ce dont elle rêvait à l’époque.
Soudain, son attention fut attirée par une silhouette qui essayait de se fondre dans un des murs gris. Elle portait une longue cape sombre et un sac à dos était posé à ses pieds. Hilde s’approcha doucement comme s’il s’agissait d’une bête sauvage et apeurée. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle eut envie de lui parler de son bateau à elle, en mars 1940.
Que cela avait été le dernier sommet à franchir dans sa fuite, que cela avait été son dernier espoir de retrouver ses droits les plus fondamentaux, qu’elle avait eu les mains qui tremblaient et l’estomac noué. Qu’elle tenait fermement la main de sa petite Sarah pour que jamais elles ne se perdent dans la foule des personnes qui fuyaient comme elles. Que toutes leurs affaires tenaient dans un petit sac en toile pas plus grand que le sac à dos à tes pieds. Que tu n’avais pas besoin de te cacher si tu veux fuir, parce que parfois fuir est la seule manière de rester en vie. Que sa petite Sarah avait eu les yeux pleins de terreur en voyant les soldats britanniques les accueillir. Qu’elles avaient réussi à s’en sortir, comme toi, tu vas t’en sortir de l’autre côté de la Manche.
Hilde ne savait pas pourquoi elle était retournée au port de Portsmouth presque soixante ans après avoir atterri sur le sol anglais. Elle ne savait pas pourquoi, sous cette pluie fine et grise, elle avait parlé à cette jeune femme à l’air si désespéré. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait senti tous ses souvenirs se raviver sous les yeux terrorisés de la fille à la natte rousse. Elle ne savait pas pourquoi mais elles s’étaient assises sur les pavés gris, la mer devant elles et la fuite dans leurs cœurs.
Susan savait exactement pourquoi elle voulait partir pour la France depuis le port de Portsmouth dans ce mois de novembre 1997. Elle savait exactement pourquoi, sous cette pluie fine et grise, elle n’avait pas osé mettre un pied sur le bateau pourtant porteur de futur. Elle ne savait pas pourquoi, mais son cœur était entré en résonnance avec celui de la vieille femme à l’accent étranger. Elle ne savait pas pourquoi mais elles s’étaient assises sur les pavés gris, la mer devant elles et la fuite dans leurs cœurs.
Hilde avait parlé des nazis en Allemagne et de sa fuite à travers l’Europe qui finalement l’avait amenée à Portsmouth. Susan avait parlé des mangemorts en Grande-Bretagne et de sa fuite à travers le pays qui finalement l’avait amenée à Portsmouth. Hilde avait parlé de son mari, Heinrich Schultheiß, déporté par le régime pour avoir été juif. Susan avait parlé de sa tante, Amelia Bones, assassinée par Celui-Dont-On-Ne-Prononce-Pas-Le-Nom pour ne pas avoir été puriste. Hilde avait parlé de la guerre qu’elle avait entendu au loin, de la faim qui lui creusait le ventre et de la route infinie qui s’étendait devant elle. Susan avait parlé de la guerre qu’elle voyait au coin de la rue, de la faim qui lui creusait le ventre et des cachettes incertaines qui l’abritaient qu’une nuit.
Hilde ne connaissait pas la magie. Susan ne connaissait pas les canons. Hilde ne tremblait pas devant un bâton de bois. Susan ne se terrait pas sous le bruit d’un avion. Hilde avait eu trente ans et une fille à sa main. Susan avait dix-sept ans et sa vie devant elle. Hilde avait eu la sueur qui coulait dans son dos et les genoux qui tremblaient. Susan avait le regard qui errait de droite à gauche et les mains qui tressaillaient. Hilde avait eu la détermination de mener sa fille dans un endroit sûr. Susan ne voulait que se sauver elle-même. Mais elles se parlaient, assises sur les pavés gris, la mer devant elles et la guerre dans leurs cœurs.
Pour la première fois, Hilde parla de regrets, de tristesse. Elle parla des voisins qu’elle n’avait pas pu prévenir. Elle parla des amis qu’elle avait vu mourir sur la route. Elle parla de son sentiment d’avoir abandonner son pays. Elle parla du dégoût qu’elle ressentait parfois en croisant son reflet. Elle parla du fait d’avoir sauvé sa vie et sa fille mais elle parla aussi du fait de ne pas s’être opposée. Elle parla d’estime de soi. Elle parla de sens de priorité. Elle parla de moralité et d’éthique. Elle parla justice et démocratie. Elle parla de la honte qu’elle éprouvait à ne pas être morte.
Et Susan écoutait. Elle entendait courage, justice. Elle entendait entraide. Elle entendait soutien. Elle entendait résistance et lutte. Elle entendait conviction et elle entendait principes. Elle entendait loyauté et justice. Elle entendait fidélité au pays, à ses amis, à sa famille, à la liberté.
Il pleuvait légèrement ce soir-là. Les gouttes tombaient dans l’eau grise du bassin portuaire. Elles tombaient continuellement mais très finement, comme elles le font souvent en Angleterre. Sans les cercles qu’elles formaient dans la Manche, on aurait pu prendre la pluie pour du brouillard. Hilde serra le bras de Susan une dernière fois puis elles se séparèrent, la mer derrière elles et l’espoir dans leurs cœurs.