Une explosion de couleur se peignait sur le mur auparavant immaculé de sa petite chambre sombre. Rouge, bleu, jaune. C'était un enchevêtrement vermeil de figures harmonieuses, un assemblage complexe de fils bleutés, de spirales sans fin, de teintes ocre. Des visages se dessinaient sur cette toile improvisée, figures vaporeuses perdues dans un océan coloré. Les douces teintes du cyan et du parme se mariaient à merveille dans la vivacité de l'indigo et du pourpre. Nulle magie dans les traits de pinceau, précis, harmonieux, mais un véritable génie se dégageait de l'œuvre.
Ses longs cheveux ambre parsemés de tâches colorées, un fuseau dégoulinant coincé dans ses boucles, la petite Luna se détacha de son mur, les yeux brillants. Un sourire incontrôlable naquit sur ses lèvres fines, et elle posa sa palette pour admirer son œuvre. Ses doigts fins effleuraient les inégalités de la peinture, se promenant sur les irrégularités du plâtre.
L'arôme si caractéristique de la peinture fraîche se mêlait à l'odeur douce de l'automne, vif comme une pomme dorée, qui entrait par la fenêtre entrebâillée. Au dehors, le vent faisait tourbillonner les feuilles mortes, d'une belle couleur soufre, qui effleuraient en passant les branches sépia des arbres nus.
L'euphorie de son succès retombée, la fillette bailla et se glissa dans ses couvertures pâles. Avant de s'endormir, Luna jeta un coup d'œil au cadre cerné de bronze qui trônait sur sa table de chevet. Une femme aux cheveux d'or lui souriait et ses yeux azur semblaient déborder d'amour. Luna se redressa une dernière fois pour serrer le cadre contre elle.
Demain, elle reverrait sa mère. Et ce ne serait alors plus un vieux cadre poussiéreux qu'elle câlinerait, mais les bras rassurants de sa mère adorée. Finies les nuits à se réveiller en sursaut d'un cauchemar affreux, à attendre que la présence maternelle vienne dissiper ses angoisses. Finies les heures passées à lire et relire les lettres hebdomadaires, à caresser son écriture ronde et maladroite, à prier pour qu'elle rentre saine et sauve.
Bientôt, elle reverrait sa mère.
Et c'est avec un sourire heureux flottant sur ses lèvres pêche que Luna ferma ses yeux aigue-marine et s'endormit enfin.
----------------
Allongée au milieu de l’herbe émeraude, les boutons-d’or délicats lui caressant les joues, Luna serrait contre elle une lettre crème, fripée. Des lettres maladroites s’étalaient sur le papier, et des tâches d’encre marine parsemaient les bordures.
La fillette se redressa et relut pour la centième fois l’écriture presque illisible de l’auteur anonyme. La lettre était menée sous forme d’énigme, et des vers incompréhensibles se dessinaient sous ses yeux.
Rejoins-moi là où le jour le plus lumineux devient ténèbres, où un sang couleur lin coule dans des paumes tendues vers le ciel. Dans un lieu vieux de plusieurs millénaires, tu choisiras l’endroit où l’azur se confond au cyan pour rejoindre celle à qui tu dois la vie.
Luna soupira. Elle était assez douée en énigmes, mais celle-ci la laissait songeuse. Elle savait seulement que c’était sa mère qu’elle devait rejoindre en ce lieu mystérieux.
Atalante Loovegood était une femme excentrique et insaisissable, du genre à disparaître pendant des mois en négligeant famille et travail. La voyageuse s’était mise en tête de découvrir les contrées les plus reculées du globe et les différentes formes de magie de chaque peuple. Elle avait la ferme conviction que la magie ne se limitait pas aux simples sortilèges lancés à la va-vite, mais que celle-ci avait la même beauté intemporelle que l’art de la peinture. Atalante conseillait à sa fille d’aller plus loin que la banale monotonie de la vie, et de se concentrer sur ce que l’imagination lui réservait.
« Ne perds jamais ton âme d’enfant, riait-elle en ébouriffant les cheveux de la petite fille. Ton talent et tes yeux rêveurs sont tes armes les plus puissantes dans la vie. »
Luna était la copie conforme de sa mère : même chevelure aurore, même regard azurin rieur.
La fillette retourna à sa lecture, découragée. L’herbe était humide et parsemée de gouttes de rosées opaques, et le ciel d’un bleu acier se couvrait de nuages grisâtres.
Perdue dans ses pensées, Luna ne vit pas s’approcher une petite fille rousse au visage constellé de tâches de rousseur.
« Salut Luna, la salua Ginny, enjouée. Ça va ?
-Très bien, merci, fit-elle, distraite. »
La plus jeune des Weasley était la plus proche - et la seule – amie de la fillette. Si la grande famille des rouquins, voisine des Loovegood, ne connaissait même pas l’existence de Luna, Ginny, elle, était curieusement bienveillante envers celle-ci. À ses côtés, elle oubliait sa solitude et se surprenait à passer des moments agréables.
Sa chevelure de feu flottant sur ses frêles épaules, Ginny s’approcha de son amie et regarda par dessus son épaule.
« Qu’est-ce ? s’enquit-elle avec curiosité. »
Le premier réflexe de Luna fut de cacher la feuille, méfiante, mais elle se ressaisit.
À contrecœur, elle tendit la lettre à la fillette qui la parcourut d’un regard intéressé, ses grands yeux ambre s’agrandissant de surprise.
« Tu arrives à déchiffrer ce charabia ? grimaça Ginny. »
Son amie secoua ses boucles paille et demanda de son habituelle voix éthérée :
« Tu veux m’aider ? »
Le regard de la Weasley s’illumina alors qu’elle hochait la tête avec frénésie.
Les deux fillettes se placèrent côte à côte et commencèrent à réfléchirent ensemble.
« Bon, déclara très sérieusement Ginny. Il est évident que c’est ta mère qui t’adresse ce papier. Reste à s’avoir où elle veut te rencontrer. Tu as une piste ? »
Luna baissa les yeux.
« Non, avoua-t-elle. J’ai l’impression que des Nargoles ont envahi mon cerveau. C’est une sensation des plus désagréables. »
Sa mère lui avait appris que ces petits nuisibles troublaient la perception des humains, et la petite fille avait appris à s’en protéger grâce aux magnifiques Lorgnespectres, cadeau de son père.
Ginny éclata d’un rire cristallin et Luna attendit patiemment que celle-ci se calme, habituée aux soudains ricanements de son amie. Elle avait l’habitude que les autres se moquent d’elle, mais, venant de la rousse, cela lui semblait plus naturel.
« Sans doute, reprit-elle enfin. »
Elle fixa en silence les vers que Luna savait désormais par cœur.
« Je crois que j’ai une piste, commença lentement Ginny. Où le jour le plus lumineux devient ténèbres. Fred et Georges m’ont parlé d’une forêt qui se situe à la lisière du village, un endroit aux arbres très touffus qui cachent la lumière, même en plein jour. Apparemment, les arbres y auraient une forme particulière. C’est peut-être de ça que ta mère veut parler ? »
Luna réfléchit, avant de se mettre à sourire, radieuse. « Mais oui ! Et le sang couleur lin qui coule dans des paumes tendues vers le ciel représenterait la sève qui déborde des branches ! Ginny, tu es un génie ! »
Son amie lui adressa un sourire éclatant, révélant ses dents ivoire.
« Mais alors, reprit-elle, quel serait le lieu très vieux où tu dois te rendre ? »
La fillette réfléchissait à toute vitesse, oubliant la rouquine qui la regardait d’un air perdu.
« Je sais ! Là où l’azur se confond avec le cyan est en fait une source ! Maman me demande de la rejoindre dans une forêt, près d’une source !
-La forêt est sans doute très grande, fit remarquer Ginny, sceptique. Tu vas sans doute te perdre. Il n’y a pas d’autres indications ? Un plan, peut-être ? »
Luna retourna la feuille immaculée, vierge de tous côtés, mais ne s’avoua pas vaincue. Connaissant sa mère, il y avait sans doute un artifice ou une magie cachée qu’il faudrait déclencher.
Le duo chercha pendant une dizaine de minutes, sans succès. Au moment où Ginny, découragée, suggérait sombrement que la lettre réagirait peut-être au sang, le ciel couleur plomb se fendit d’un grand éclair topaze qui déchira la voute sombre pour en faire retomber de fines gouttelettes bleutées.
Luna ne put cacher la lettre à temps, et une myriade de gouttes pénétra le parchemin crème. Au lieu de former une tâche informe, l’eau se répartit en des lignes précises sous les yeux médusés des fillettes. Au fur et à mesure que le flot de liquide se déversait sur elles, un plan bien dessiné se formait sur la feuille qui avait pris une délicieuse teinte cannelle. Les écritures bleues saphir avaient tracé l’itinéraire à suivre pour se rendre à la source, marquée d’une grande croix écarlate.
Ginny, le visage ruisselant de pluie opaque, entraîna son amie qui détala à sa suite pour se réfugier sous le préau des Loovegood.
Leurs semelles claquaient sur le sol humide et l’eau céladon trempait leurs chevilles.
Dans le jardin de Luna étaient disposées d’énormes citrouilles orangées qui luisaient sous le déluge, un mélange de gris et de smalt pénétrant leur chair juteuse pour les faire ressembler à une pâte brunâtre, entre l’incarnat et l’auburn.
Ses cheveux or parsemés de milliers de gouttes transparentes, Luna s’arrêta chez elle, essoufflée, tandis que son amie passait sa petite main dans sa chevelure de feu.
« Tu as trouvé, alors ? lui demanda cette dernière, excitée. »
Luna acquiesça en ne quittant pas des yeux le plan de la lettre, qu’elle imprimait dans sa mémoire. L’encre improvisée avait dessiné un tableau azur aux détails précis, et son œil d’artiste reconnaissait le style personnel d’Atalante Loovegood.
La fillette serra sa lettre contre son cœur, ses yeux colbat brillant de bonheur.
La pluie tambourinait toujours sur le toit gris de leur abri improvisé et de l’eau pervenche s’écoulait lentement de la gouttière argent.
Grâce à Ginny, à sa propre ingéniosité et à ce déluge inattendu, elle allait revoir sa mère.
----------------
Une nuit d’un noir d’ébène était progressivement tombée sur le petit village où la fête d’Halloween battait son plein. Des enfants grossièrement déguisés erraient dans les rues colorées, des friandises lilas, carmin et incarnadines dans leurs mains potelées.
Reines de cette célébration, les énormes cucurbitacées trônaient sur chaque perron, majestueuses, exhibant leurs teintes outrageusement vives, accentuées par la lueur presque irréelles qui émanait de leur corps cuivre.
Luna frissonna et resserra les pans de sa cape fauve. Elle avait assuré à son père vouloir participer à la collecte annuelle pour qu’il la laisse partir seule. En réalité, la fillette voulait que le moment de ses retrouvailles avec sa mère soit consacré à elle, et à elle seule.
Mais elle en vint bientôt à regretter cet égoïsme lorsqu’elle pénétra dans la fameuse forêt. Les arbres, immenses, la surplombaient de toute leur hauteur, leurs branches biscornues pointées vers le ciel sombre caché par le feuillage vert de chrome. Leur tronc sépia était décoré de motifs étranges, gravés dans leur écorce basanée.
Luna déglutit et s’avança prudemment sur le sentier tapissé de feuilles mortes qui craquelaient au moindre de ses pas. Le calme troublant était parfois rompu par un hululement inquiétant ou un bruit non identifié qui la faisait frémir.
À la lueur de sa lampe torche, la petite fille suivait le plan en priant pour ne pas se perdre dans l’immense sous-bois.
Après de longues minutes de marches, Luna déboucha sur une clairière où l’atmosphère changeait complètement. Les arbres se faisaient plus espacés, laissant apercevoir une lune argentée dont la lueur scintillante avait quelque chose de rassurant. Au centre de l’endroit se tenait une magnifique source alimentée par une petite cascade qui retombait gracieusement sur l’eau azur. Des milliers de nuances de bleu parsemaient la surface de ce point d’eau, et Luna s’émerveilla devant les teintes cyan, turquoise et aigue-marine, si particulières pour une source de forêt.
Elle approcha son visage de l’eau, limpide, et observa son reflet irisé qui dansait dans les vaguelettes de la mare.
La petite fille ferma les yeux un court instant, s’imprégnant de l’atmosphère de cet endroit féérique dont elle s’inspirerait pour son prochain tableau.
Lorsque qu’elle les rouvrit quelques instants plus tard, à son reflet s’était ajouté celui d’une belle femme blonde aux iris bleutés qui souriait tendrement.
Luna fit volte face, surprise, et se jeta dans les bras de sa mère qui l’accueillit avec un rire cristallin qui arracha un sanglot ému à sa fille.
« Tu m’as tellement manquée…murmura-t-elle, ses yeux céleste embués de larmes, si bas qu’elle pensait ne pas avoir été entendue. » Mais Atalante la serra encore plus fort dans ses bras protecteurs, et la fillette se laissa aller dans son étreinte rassurante, le cœur gonflé de bonheur.
Lorsqu’elles se séparèrent enfin, Luna observa attentivement sa mère. Elle avait bien changé pendant ses longs mois d’absence. Sa peau était plus mate, d’une douce teinte hâlée qui lui siégeait à merveille. Ses cheveux ocre étaient encore plus longs et son visage pêche avait gagné quelques rides supplémentaires. Mais l’éclat des ses magnifiques iris azur de s’était pas atténué : la même tendresse y était visible, et Luna pouvait y lire un immense amour qui l’emplissait de fierté. Atalante caressa la joue de sa fille qui se laissa faire à se contact si rare, galvanisée. Main dans la main, elles parlèrent gaiement, se racontant leurs aventures mutuelles.
Luna se sentit rayonner devant le regard immensément fier de sa mère lorsque celle-ci apprit comment elle avait résolu l’énigme.
« Et toi, Maman ? Quelle nouvelle forme de magie as-tu apprise ? Que faisais-tu pendant tout ce temps ? »
Sa phrase, amère, avait sonnée comme un reproche qu’elle n’avait pas pu contrôler. Le regard pervenche d’Atalante s’assombrit et elle caressa tristement la joue de sa fille. Luna se sentit culpabiliser devant l'air triste de sa mère, mais elle voulait savoir quel était le but que celle-ci poursuivait depuis si longtemps, négligeant sa fille. Lorsqu'Atalante parla, sa voix était empreinte d'une infinie douceur, et ses iris ciel brillaient d'une lueur nouvelle. Elle demanda à Luna de s'asseoir en tailleur, sans lui apporter plus d'informations. Intriguée, la fillette s'étendit dans l'herbe sombre, frissonnant au contact des épis mélèze contre ses chevilles nues.
Doucement, repoussant ses cheveux vénitiens qui retombaient, désordonnés, sur son front bombé, Atalante s'agenouilla dans le gazon broussailleux. Le saphir de ses yeux scintillant à la lueur si particulière de la lune bisque, la sorcière leva les mains vers le ciel d'un noir d'encre. D'une voix rauque, aussi tranchante qu'une lame émoussée, elle prononça une longue incantation, entre le cri animal et le chant humain. Luna se mordilla la lèvre pour ne pas hurler de terreur, tétanisée.
La végétation alentour semblait régir aux ordres de sa mère: les branches bistre des sapins s'agitaient imperceptiblement et les feuilles couleur rouille virevoltaient en des cercles précis. Luna sentit sous elle frémir l'herbe urticante et elle se releva d'un bond, hurlante.
Atalante, entre deux éclats de rire cristallin, posa une main chaude et rassurante sur l'épaule de sa fille.
« Regarde, lui assura-t-elle tendrement, et Luna se détendit aussitôt. » La voix maternelle, douce et voluptueuse, avait dissipé sa peur, et c'est confiante qu'elle se rapprocha.
Sa mère s'était à nouveau agenouillée et récitait désormais une petite incantation, légère et dansante. Curieuse, Luna s'accroupit pour observer une petite fleur aux pétales magenta, et vit avec surprise que celle-ci fleurissait devant ses yeux. Ses bourgeons lilas et violine s'ouvraient et se refermaient au fur et à mesure qu'un tourbillon de senteurs pénétrait les narines de la fillette. Bientôt, un véritable rosier se profilait sous ses yeux ébahis, et le vert émeraude de son feuillage touffu faisait ressortir les pistils fuchsia des chrysanthèmes améthyste.
Le regard brillant, Luna tapa des mains, ses yeux cyan fixés sur le prodige qu'elle venait d'apercevoir. Atalante éclata d'un rire chaleureux et sa fille courut se blottir dans ses bras. Elles partagèrent une longue étreinte chaleureuse, unies. La fillette cueillit une rose byzantine et la plaça dans la chevelure or de sa mère, qui la remercia d'un baiser empli de tendresse. Main dans la main, les deux Loovegood s'allongèrent sur la pelouse menthe, observant les étoiles nankin qui scintillaient dans le ciel majorelle.
Le souvenir du rosier fleuri ne quittait pas Luna, qui se retournait sans cesse pour s'assurer que sa beauté ne s'était pas dissipée. En voyant l'éclat des violettes faiblir peu à peu, la fillette eu une moue triste.
« Maman, supplia-t-elle, tirant la robe mastic d'Atalante. Où as-tu appris ce tour?
- Durant mon voyage, expliqua sa mère, les yeux brillant à l'évocation du souvenir, j'ai fait escale dans plusieurs régions d'Afrique. Dans plusieurs villages, il est très difficile de cultiver la terre. Alors certains griots - c'est ainsi que l'on nomme les mages en charge de la ville, ont pratiqué une très vieille magie élémentaire pour faire refleurir le village.
- Mais alors, s'enquit Luna, les champs doivent être verdoyants désormais, non? »
Atalante soupira, secouant ses boucles désordonnées.
« Ce n'est pas aussi simple que ça, au contraire. Pour faire court, la magie ne fonctionne pas seulement en agitant une baguette ou en faisant un simple souhait. D'après les trouvailles récentes d'un sorcier français, chaque individu sorcier possède une énergie magique en lui. Chaque particule, chaque cellule de ton corps - disant cela, elle pointa sa baguette dans le petit bras de Luna, qui se tordit de rire - possède une part de magie. »
Atalante marqua une pose pour reprendre son souffle et la fillette trépigna d'impatience, suspendue aux lèvres de sa mère.
« En pratiquant ce sort, en faisant fleurir ce beau rosier, j'ai utilisé une part de ma propre énergie magique. Cette simple petite fleur m'a demandé beaucoup d'énergie, mais je ne suis qu'une novice. Les Anciens des villages que j'ai visités, eux, sont très expérimentés et peuvent faire renaître un champ entier. Cependant, il y aura toujours une limite. Impossible de faire fleurir tout un village, ou du moins de maintenir l'effet assez longtemps.
- Et que se passe-t-il lorsque cette fameuse limite est franchie, questionna Luna, avide. »
La réponse d'Atalante fut claire.
« On meurt, fit-elle simplement. »
Devant l'expression horrifiée de sa fille, elle précisa:
« Quand toute ton énergie magique est drainée, chaque parcelle de tes cellules devient comme morte, et tu succombes à ton tour. Comme quand tu manques de nourriture. Un sorcier ne peut pas vivre sans magie: c'est à la fois notre plus grande force et notre plus grande faiblesse. Retiens bien ça, Luna. »
Mais la fillette n'écoutait plus et regardait avec effarement le grand rosier fané, ses feuilles lichen ayant perdu leur éclat, ses roses usées désormais brunâtres. Une si belle œuvre pouvait donc causer la mort. C'était comme admettre que ses propres peintures pourraient un jour l'étrangler traitreusement. Luna frémit et serra plus fort sa mère. Celle-ci lui caressa tristement sa chevelure miel et prit la parole.
« Mais je ne voulait pas te faire peur. Un Ancien m'a quand même enseigné des choses formidables. »
Avec un clin d'œil à l'attention de sa fille, Atalante prononça une courte incantation qui fit tourbillonner les feuilles mortes qui tapissaient le bois. Luna rit tandis que les douces feuilles or caressaient ses joues, et courut avec le vent, entourée d'un tourbillon de vanille et de senois.
Enorgueillie par son succès, sa mère décida d'aller plus loin. Un long sifflement rauque s'échappa de sa bouche carmin pour venir frapper de plein fouet les troncs anguleux des arbres sombres. Au fur et à mesure que son chant nourrissait l'appétit intarissable des végétaux, les racines basanées se mouvaient sous leurs pieds, rapides, sournoises. L'atmosphère s'alourdissait peu à peu au fur et à mesure que le feuillage verdâtre des arbres semblait se rallonger, obstruant le ciel. La lueur rassurante de la lune blafarde disparue tout à fait, plongeant la clairière dans les ténèbres. Luna se retourna tandis que les feuilles retombaient sur ses épaules, leur écorce rugueuse lui arrachant la peau. Elle s'en débarrassa en un hurlement pour rejoindre en courant sa mère, évitant avec maladresse les racines grouillantes, hurlant le nom d'Atalante.
Elle la vit se baisser, chancelante, et son sang ne fit qu'un tour. La fillette n'eut pourtant pas le temps de s'inquiéter pour sa mère qu'elle se fit prendre à son tour par une branche biscornu, glissée dans sa chemise.
Luna cria, apeurée, se sentant soulevée par l'arbre. Ses pieds gigotaient dans le vide, et elle distinguait à peine ses tennis écarlates, englouties par le noir profond.
Soudainement, la branche craqua et la fillette tomba dans un bruit sourd. Le tas de feuilles mordorées atténua sa chute et Luna se releva, échevelée. Un liquide vermeil, amarante et poisseux tachetait ses genoux écorchés, et sa cheville enflée avait pris l'effroyable teinte vive de la chair brûlée.
Derrière elle le remous des branchages se faisait entendre, et Luna se releva prestement pour s'enfoncer dans les sous-bois. Le vent du soir fouettait sa chevelure safran dont les mèches désordonnées lui obstruaient la vue. Le sentier irrégulier était truffé de pièges, et les racines mouvantes sous ses pieds lui évoquaient un nid de serpents grouillants. Les larmes coulaient sans retenue sur ses joues pêches et ses grands yeux lavande étaient luisants d'une terreur non feinte.
Au détour d'un chemin, Luna tomba sur une grande racine mince qui lu barra le chemin. Surprise, la fillette trébucha et s'étala dans la boue lavallière et visqueuse. Elle se redressa vivement mais la branche traitre s'était enroulée autour de sa cheville blessée, lui arrachant un gémissement de douleur. Traînée dans la bourbe, les cailloux bitume et tranchants lui arrachant la peau de ses frêles mains grenat, la petite fille fut amenée devant un immense chêne sombre, au feuillage malachite s'agitant sur ses branches tordues, d'un hideuse couleur fauve. Ses racines se mouvaient silencieusement, servant leur maître en s'inclinant respectueusement. Mais Luna était surtout horrifiée par la grosse figure acajou gravé sur son tronc cacao, une face hideuse qui se tordit d'un énorme sourire édenté devant la trouvaille de la branche. D'hideux champignons pullulaient sur la tête couleur chaudron de l'arbre surnaturel. La petite fille hurla tandis que la racine l'approchait du chêne, hantée par la tête ambre du gigantesque végétal.
Alors que le visage craquelé de son agresseur n'était qu'à quelques centimètres de sa propre joue, Luna se sentit basculer vers l'avant. Dans un sanglot, elle retomba lourdement sur le sentier brunâtre. Devant elle, l'énorme arbre se cabrait, ses branchages serpentant sur eux-mêmes, dans une impressionnante métamorphose. L'écorce bitume disparut bientôt tout à fait, pour laisser place à une minuscule fougère tilleul.
À la place du large tronc se tenait désormais Atalante, qui s'écroula sur le sol irrégulier. Luna se précipita près de sa mère, claudiquant sur sa cheville blessée.
Les joues pâles de celle-ci étaient striées de sang rougeâtre, qui glissait en caillot informe sur sa peau arrachée. Ses cheveux or étaient parsemés de branches tabac, et retombaient en une masse informe sur ses épaules, hirsutes. Ses iris violacés étaient ternes, et leur regard si vif devenait de plus en plus vitreux.
Luna pris les mains de sa mère et les serra contre elle. La formidable métamorphose que cette dernière venait d'accomplir avait dû la vider de son énergie, réalisa-t-elle, horrifiée.
Atalante regarda sa fille une dernière fois. D'une main sale et rugueuse, elle effleura sa joue pêche où des larmes bleutées coulaient doucement et caressa tendrement ses mèches pâles. Lorsque son bras retomba, les paupières bisque de la sorcière se fermèrent lentement.
La forêt était calme, les arbres sauge revenus à leur état habituel se dressaient plus haut que jamais. Étendue parmi les feuilles ocre, Atalante semblait dormir sur un lit coloré. Ses longs cheveux blonds scintillaient à la lueur de la lune retrouvée, recouvrant son frêle corps d'un linceul safran. Dans sa chevelure broussailleuse était toujours accrochée la petite tulipe violine, qui brillait d'un singulier éclat, ses pétales lilas gorgés de lumière.
Et, dans l'herbe, Luna, le visage strié de larmes, les mains vermeilles, serrait avec force le corps sans vie de sa mère.
----------------
De fines gouttelettes d’eau grisâtre tombaient avec fracas sur le toit noiraud. Dans sa chambre sombre, Luna fixait sans bruit le mur blanchâtre, des traînées brunes maculant sa surface rugueuse.
L’œuvre arc-en-ciel s’était changée en une boue grège, et l’œil vitreux de la fillette passait dessus sans voir les traces informes qui défiguraient la peinture.
Ses longs cheveux sales, emmêlés, étaient d’une monotone teinte jaunâtre, et ses iris globuleux brillaient d’un éclat fou, leur magnifique teinte cyan devenue grise, terne.
Sur son bureau poussiéreux, le cadre en bronze émaillé était recouvert d’une mince pellicule de poussière mastic. Dans un coin gisaient ses pinceaux bruns, et sa palette était maculée de traces mordorées.
Le ciel ardoise était nuageux ; au dehors, pas un rayon de soleil n’éclairait les arbres nus dont les branches beigeasses pendouillaient tristement.
La pluie plomb tombait toujours et se transforma bientôt en un véritable déluge. L’eau étain pénétrait la campagne et transformait le tableau verdoyant en un océan perlé.
Ses cheveux hirsutes retombant devant ses yeux bleuâtres, le teint cireux et la bouche tordue en un rictus, Luna était recroquevillée sur ses draps de lin tachés de larmes souris.
Argent, perle, taupe, mastic, plomb…
Tout était gris.