OS : Le rayon de soleil sur la dernière étagère
La baguette effleure la tranche du livre et une légère lueur rougeâtre fait briller le titre. Mille herbes et champignons magiques de Phyllida Augirolle. Le cinquième ouvrage du même titre qui est emprunté depuis le début de la semaine, laissant penser que les élèves des années supérieures doivent rendre un devoir important. Tournant le bouquin entre ses longs doigts fins et usés par les années, la bibliothécaire le garde une seconde de trop avant de le tendre de mauvaise grâce à son emprunteur – un élève un peu trop bien portant avec un sac plein à craquer où une liasse de parchemins froissés dépasse du rabat mal fermé. Madame Pince sent son cœur se serrer alors qu’elle observe l’adolescent sortir de la bibliothèque en courant presque pour fuir son regard, le livre sous le bras. Dans quel état le rendra-t-il…
Le meilleur moment pour la Mme Pince est celui où elle ferme sa précieuse bibliothèque. Une fois que l’horaire de fermeture approche, tous les élèves se lèvent alors qu’elle rode entre les étagères chargées de livres pour les enjoindre en un seul regard de remballer leurs affaires et de se diriger vers la sortie. Il y a rarement des récalcitrants, le dîner dans la Grande Salle est sur le point de commencer et les ventres crient famine, ce qui lui laisse tout le temps par la suite de ranger le bazar laissé par les étudiants.
Après avoir enregistré ce dernier emprunt, la bibliothécaire sort de derrière son bureau pour aller faire l’inspection de sa bibliothèque. Comme à chaque fin de journée, les tables ne sont pas toutes débarrassées, certains livres sont mal rangés et les chariots sont plein à craquer. La baguette à la main, il suffit cependant de quelques sortilèges pour que tout rentre dans l’ordre, les livres s’alignent parfaitement sur leur étagère, les chaises se rabattent bien sous leur table. Tout s’exécute d’une main de maître alors que les yeux de faucon de la propriétaire des lieux repèrent le moindre faux pas. Et alors qu’elle avance doucement, son cœur s’apaise et la sensation du travail bien fait l’envahie tout entière. Ses longs doigts fins se posent machinalement sur les tranches des livres bien alignés et glissent avec délice sur leurs couvertures rugueuses.
Alors que Madame Pince est presque arrivée au bout de la bibliothèque et qu’elle se penche entre deux nouvelles rangées, elle aperçoit une table chargée de livres, la plupart ouverts, empilés les uns sur les autres. Son sang ne fait qu’un tour. Elle peut bien tolérer l’oubli d’un livre sur une table, mais une montagne de livres c’est autre chose. L’élève qui a osé un tel sacrilège est assurément quelqu’un de négligent. Dangereux. La bibliothécaire frôle les étagères et arrivent près de la table. Elle découvre alors une dizaine de livres entassés accompagnés de parchemins raturés, de deux plumes et d’un encrier à moitié vide. Ce désordre est signe d’apocalypse. Les narines frémissantes, Madame Pince lève sa baguette en bois d’ébène et sent sa magie crépiter en son bout. Elle se sent responsable de ce débordement.
En un sortilège, tous les livres se referment dans un claquement avant de s’élever dans les airs, libérant la table. Madame Pince se promet de les mettre de côté pour les examiner minutieusement et s’assurer qu’ils n’aient été victimes d’aucune dégradation. Mais alors qu’elle s’apprête à les déposer sur le chariot le plus proche, elle entend un bruit sourd qui lui donne un horrible frisson. A quelques pas de là, juste derrière une rangée de bouquins, quelqu’un a fait tomber l’un de ses précieux ouvrages sur le sol. Elle reconnaîtrait ce bruit caractéristique entre mille. Les pages qui se froissent, le son mate de la couverture qui touche le sol.
Frémissante de colère, Madame Pince fait un pas en avant lorsqu’elle tombe nez à nez avec une jeune fille aux longs cheveux blonds désordonnés. Ses lunettes rondes, bien trop grandes pour elle, lui glissent sur le bout du nez, dévoilant de grands yeux bleus. Ses sourcils fournis se redressent sous l’effet de la surprise alors qu’elle croise le regard incendiaire de la propriétaire des lieux et ses joues se colorent automatiquement d’un rouge vif. Dans ses bras, elle tient contre elle au moins trois gros bouquins poussiéreux, qu’elle tente de ne pas laisser tomber devant elle.
- Madame Pince ! s’exclame-t-elle en s’arrêtant à quelques mètres de la table.
- Je peux savoir ce que vous faites ?
La question a fusé, froide et chargée de colère. La jeune fille, mal à l’aise, détourne automatiquement le regard.
- Je suis navrée Madame, je …
- La bibliothèque est fermée, la coupe l’adulte. Vous n’avez rien à faire ici. De plus, le règlement stipule clairement que les élèves ne doivent dégrader aucun livre s’ils ne veulent être exposés à de graves sanctions.
Sa fureur est telle que le chuchotement de sa voix s’est mué en sifflement élevé – loin des cris perçants dont peut faire preuve un Rusard contrarié mais une véritable révolution pour elle qui n’admet qu’un silence de plomb dans sa bibliothèque.
- Je vous assure que je n’ai dégradé aucun livre, se défend la jeune fille.
Et pour ne pas que sa maladresse ne contredise ses paroles, elle s’avance jusqu’à sa table pour déposer ses bouquins et leur éviter de dégringoler sur le sol.
- Prenez vos affaires et sortez tout de suite, ordonne Madame Pince. Et je vous déconseille d’emprunter un seul de ces bouquins.
La blonde rassemble ses parchemins, plumes et son encrier – manquant de renverser de l’encre sur les précieuses pages d’un livre. Elle fourre tout dans son sac déjà plein à craquer et finit par rassembler les livres sur la table – essayant de donner un semblant d’ordre à son bazar. Puis elle quitte la bibliothèque sans un regard en arrière.
Alors qu’elle entend au loin la porte se refermer sur l’élève, Madame Pince se force au calme. Elle inspire longuement avant de poser son regard acéré sur les livres abandonnés. Elle ne sortira pas de cet endroit avant d’être sûre et certaine que ces livres ne sont pas dégradés. Prenant place à la table, la bibliothécaire commence donc son inspection. A son grand étonnement, aucune tâche d’encre n’a sali les pages. Il n’y a pas non plus de coin corné. Tout semble en ordre pourtant, après avoir contrôlé la majorité des bouquins, Madame Pince ne peut s’empêcher de continuer sa vérification de façon minutieuse.
Lorsqu’elle relève la tête, le soleil est presque déjà couché. L’heure du dîner est bien passée et aucune dégradation n’est à noter. Madame Pince est soulagée. Néanmoins, une partie d’elle aurait aimé pouvoir détecter un accroc qui lui aurait permis de renvoyer cette enfant désordonnée de sa bibliothèque. La bibliothécaire se lève doucement, faisant craquer ses articulations douloureusement, puis d’un coup de baguette fait léviter les bouquins qui peuvent retrouver leur place sur les étagères. Elle se promet d’avoir à l’œil cette élève dès le lendemain matin – si elle ose revenir dans son antre.
Les livres lévitent dans les airs, voltigeant jusqu’à leur place. Madame Pince se sent tout de suite plus apaisée. Cette journée se termine bien. Mais alors qu’elle se dirige vers la dernière étagère pour terminer son inspection, elle aperçoit un petit parchemin sur le sol. Un sourcil haussé par la curiosité, elle se penche et le ramasse. Dessus, elle peut voir une liste soigneusement tracée à l’encre noire. Trois colonnes ont été dessinées dans lesquelles elle peut voir les titres des bouquins, leur auteur et leur emplacement sur les étagères. Son cœur ratte un battement face à la surprise et des souvenirs lointains remontent à la surface de sa mémoire. Soudain, elle se revoit, étudiante dans ces lieux. Comme tous les élèves ayant étudié dans cette célèbre école, elle avait mis les pieds dans cette bibliothèque. Mais comme une minorité d’entre eux, elle avait passé de longues heures à y étudier et à ouvrir tous les livres qu’elle pouvait, les dévorant un à un. Très vite, elle avait tenu une liste similaire à celle qu’elle tenait à la main. Liste qu’elle avait fini par apprendre par cœur et qui devait se trouver encore dans le tiroir de sa table de chevet.
Madame Pince laisse ses doigts effleurer le parchemin. Un léger sourire étire le coin de ses lèvres habituellement pincées. Elle n’est pas certaine de l’auteur de cette liste, mais a certains doutes. Dès le lendemain, elle effectuera des recherches pour valider ses doutes. En relevant la tête, elle aperçoit le dernier rayon de soleil de la journée qui éclaire l’étagère du fond. Le printemps est arrivé.