La plus haute tour du manoir était digne d’un conte de fée.
C’était le véritable pic de l’élégante demeure, une élévation presque surnaturelle des toiles sombres qui recouvraient son toit mansardé. Elle grimpait, s’enroulait, s’acheminait à grande peine vers les cieux, mince mais imposante, surplombant le parc.
La propriété des Selwyn était assurément une belle acquisition. Le manoir déclinait tous les tons du noir, de l’élégant gris au sombre mastic.
Il n’en restait pas moins étonnamment accueillant, suintant évidemment l’opulence de la célèbre lignée. Il étonnait dans son architecture des plus classiques, marquée cependant par un curieux détail.
Des centaines de fenêtres sublimaient la moindre façade du manoir, comme les plumes du paon coloraient l’oiseau terne.
Là, c’étaient de large baies vitrées sur une grande aile lumineuse.
Ici, de petites fenêtres qui parsemaient le quatrième étage.
Et partout des balcons aux arcades délicatement sculptées, des hublots ronds pareils à ceux d’une embarcation, en passant même par des fenêtres en demi-lune, encastrées dans les plus hautes tours.
Si la demeure était à coupée le souffle, le parc lui-même n’était pas en reste.
Sur des hectares s'étendait à l’infini une vaste étendue boisée, dont les arbres touffus se profilaient haut, mais pas aussi haut que la plus haute tour. C’était un immense jardin, dont le désordre ordonné était contenu à la perfection.
L’eau limpide d’un petit lac scintillait non loin de là, et ses discrets clafoutis étaient accompagnés des doux murmures des animaux des bois.
De la plus haute tour, la vue était à couper le souffle. Le soleil déclinait peu à peu pour orner le ciel azur d’une palette d’indigo, d'ocre et de parme.
Il disparaissait derrière le toit mansardé, se faufilait entre deux grands chênes, mais profilait toujours sa lueur vacillante, de plus en plus faible.
Quiconque aurait regardé ce spectacle s'en serait sûrement ému aux larmes. Et pourtant, dans la plus haute tour, les habitants du manoir Selwyn était bien trop occupés pour y jeter le moindre coup d’œil.
Une chambre.
Une chambre d’enfant, mais rien qui puisse la distinguer comme telle.
Ni le magnifique lit à baldaquin argent, délicatement sculpté.
Ni les rideaux cyan somptueusement brodés.
Ni le tapis immaculé, ni la fenêtre en demi-lune, ni la coiffeuse en bois massif.
Ni le magnifique piano à queue qui occupait un coin de la pièce, éblouissant.
Ni même la présence d’une fillette de sept ans, attablée à une table gravée, bien droite sur sa chaise au dossier molletonné.
Assurément, cette chambre ne pouvait être la sienne. Pas avec l’incroyable tension qui y régnait.
L’objet de ce malaise était un homme fin, très grand, aux traits nobles, extraordinairement beau. Il était vêtu d’une lourde cape sombre, sur un pourpoint brodé et un long pantalon noir. Ses yeux étaient argents, comme ceux de la petite fille, mais brillaient eux d’un dur éclat. Ses cheveux délicatement tirés, impeccablement coiffés étaient d’un blanc pur.
Son visage était d’une pâleur irréelle, ses lèvres pincées. Il avait l’air jeune, mais la lueur dans ses yeux détrompait cette première impression.
Sa cape était retenue d’une belle broche délicatement ouvragée, qui représentait un croissant de lune. À la main, il tenait une longue baguette en bois blanc.
Sur la table, en face de la fillette, trônait une amphore sombre, très lourde.
Elle flottait.
La petite la fixait de ses grands yeux argents, plissés sous la concentration. Ses cheveux coupés en un carré court étaient aussi raides que ceux de l’homme, et tombaient délicatement sur son cou frêle.
Ils étaient en revanche aussi argentés que ses yeux, et luisaient presque dans l’obscurité naissante de la chambre.
Une mèche vint tomber devant ses deux iris en amande, écarquillés de peur. Ses traits harmonieux étaient par ailleurs déformés par l’intense frayeur qui lui causait l’homme aux cheveux blancs, et son regard terrifié alternait entre lui et le vase.
L’amphore se fracassa soudainement sur la table et projeta de lourds débris. La petite fille hoqueta de frayeur.
« Répare-la ! cria Père, et je retins à grande peine les larmes qui me venaient aux yeux. »
La petite fille, c’était moi. Les grands yeux écarquillés de peur m’appartenaient, tout comme les cheveux blanc-argentés et les mains tremblantes.
L’homme à la mâchoire serrée, c’était Père.
L’amphore, je devais la réparer.
Je jetai un coup d’œil craintif à Père. Il était en colère que j’ai laissé tomber le vase. Il était déçu, et je ne voulais pas décevoir Père.
J’aimais Père, et je voulais que Père m’aime. Même si j’avais peur de lui, je l’aimais.
Mais pour qu’il m’aime, je devais réparer le vase.
Je le fixai avec plus d’intensité et les débris recommencèrent à voler pour s’entrechoquer. Je plissai les yeux, et les morceaux de l'amphore ne firent bientôt plus qu’un.
Je levai la tête vers Père.
« Refais-la voler, maintenant, m’ordonna-t-il. »
Le vase se mit à léviter.
« Fais la voler, dit-il plus fort, ses iris argents flamboyants. »
Le vase monta un peu plus haut, vacilla, puis continua à léviter.
Une main s’écrasa sur mon visage. Je ne bougeai pas.
« Je veux qu’elle vole ! hurla Père. »
Omettant ma joue tuméfiée, je dévisageai plus intensément le vase. Celui-ci décolla enfin, à quelques mètres de la table. Je lui fis faire de légères embardées, le front perlant de sueur. N’y tenant plus, je le fis descendre sous le regard attentif de Père. Il se posa doucement sur la table, vacilla imperceptiblement, puis ne bougea plus.
Je sentis le regard froid de Père sur moi.
« C’est bien, fit-il, et j’aperçus un léger sourire sur ses lèvres fines. »
Je souris à mon tour, à moitié soulagée. L’avais-je rendu fier ?
Père claqua des doigts et Pixy apparut. Pixy était notre elfe de maison. Il avait la taille drapée d’un beau tissu argenté, et de gros yeux bruns qui luisaient de gentillesse.
J’aimais bien Pixy. Il m’offrait en cachette des confiseries que Mère ne voulait pas que je mange et me brossait les cheveux avec douceur.
Père lui donna un ordre que je n’entendis pas, puis transplana. Père disait que note manoir était particulier, parce qu’on pouvait y transplaner de l’intérieur. Il avait même promis qu’un jour, il m’apprendrait comment faire.
Pixy s’approcha doucement de moi.
« Le maître a dit à Pixy de vous emmener en bas, petite maitresse, sourit-il. »
J’esquissai une moue boudeuse et saisis malgré moi le bras fin que me tendait mon elfe. Pourquoi Père ne me faisait-il jamais transplaner lui-même ? J’aurais bien aimé me serrer contre lui, agripper son bras puissant, sentir de plus près l’odeur musquée de son léger parfum.
Je fermais les yeux, puis les rouvris. Pixy me fit une révérence, et disparut. Je restai un instant seule, perdue dans mes pensées, puis avançai à petits pas sur le long tapis immaculé, longeant sans les voir les gigantesques étagères pleines de grimoires. Au centre de l’énorme bibliothèque se tenait une longue table en bois précieux, parsemé de lampes qui diffusaient dans lapée une douce lueur émeraude.
Père était déjà attablé et tenait sa montre à gousset. À l’autre bout de la table lisait mon cousin, plongé dans un grimoire.
Je me dirigeai en traînant des pieds vers lui.
Je n’aimais pas Athos. D’un an mon aîné, c’était un garçon orgueilleux. Fils du frère de Mère, il n’avait ni mes yeux argents, ni mes cheveux blanc-argentés, ni la grâce des Selwyn. Il était méchant, brun, les yeux grisâtres.
Quand je jouais avec lui, au manoir Carrow, il finissait toujours par me pousser dans l’herbe pour me faire mal. Et Père ne le grondait jamais, parce qu’il aurait préféré avoir un fils. Et Mère n’osait rien dire à son neveu chéri, parce qu’elle aimait trop son frère.
Il ne me restait plus qu’à aller auprès de Katy, à monter aux arbres dans le dos des parents, à courir dans les bois et à jouer avec les elfes.
La porte de la bibliothèque s’ouvrit avec son habituel grincement.
Mère aurait pesté en disant que les elfes n’étaient que des bons à rien, incapables de graisser des poignées, mais moi j’aimais bien ce grincement.
Il me disait toujours quand Katy arrivait, même si je n’avais pas vraiment besoin de ça pour le savoir.
Je me levai en courant pour la prendre dans mes bras. Mère m’aurait grondé si elle m’avait vu, parce que ce n’était pas digne d’une jeune fille du monde.
Je sentis le regard réprobateur d’Athos, les yeux momentanément levés de son livre. Il allait en parler à Mère, je le savais. Mais je n’avais pas peur d’elle.
Père ne me grondait jamais pour ça, alors ce que disait Mère avait bien peu d’importance. Alors les œillades noires de mon cousin étaient oubliées.
Alors je pouvais serrer Katy dans mes bras autant que je le voulais.
C'était mon parfait reflet. Même chevelure blanc-argentée, même peau pâle, même visage fin. Et surtout, même grands yeux argents dans lesquelles je lus la peur qui m’agitait quelques instants auparavant.
Je hochai la tête, et elle me sourit tristement. Elle allait y arriver. Et j’allais l’encourager de toutes mes forces.
Katy avança d’une démarche mal assurée. Maintenant qu’elle franchissait le seuil de la bibliothèque pour se diriger à pas lents vers Père, elle n’était plus Katy, mais Hécate Selwyn. Katy, ce n’était que son surnom.
Maintenant qu’elle prenait place en face de Père, tremblante sur sa chaise au dossier rigide, elle n’était plus ma jumelle, mais l’héritière.
Ma jumelle, ce n’était que pour moi qu’elle l’était.
Père la jaugeait du regard, et je ressentais les émotions de Katy. Elle tremblait de peur.
Tu vas y arriver.
Je l’encourageai de toutes mes forces, et pas besoin de mots pour ça. Katy, Hécate Selwyn ou l’héritière, c’était ma sœur. Ma moitié. Alors nous partagions tout. Et pas besoin de mots pour savoir qu’elle était au bord des larmes.
Tiens bon, Katy. Tu vas y arriver.
Et je le pensais vraiment. Hécate Selwyn, c’était moi, mais en mieux. La préféré de Mère, la plus sage.
À Katy, les robes en mousseline blanches allaient à la perfection, alors que les miennes glissaient toujours sur mes épaules trop frêles.
Ses cheveux, Katy les tressaient toujours, alors que les miens n’étaient que brossés à la hâte. Hécate Selwyn, c’était l’héritière.
Alors oui, elle allait y arriver.
J’ai peur, Sel. J’ai si peur. Père va encore me battre. Sel !
Je secouai doucement mes mèches argentées, sous le regard vigilant de mon détestable cousin. Elle allait fondre en larmes si elle s’inquiétait autant.
Tu vas y arriver, Katy. Fais juste voler le vase. J’y suis arrivée, alors toi aussi.
Elle hocha la tête, mais son menton tremblait. Il fallait dire que le regard de Père était particulièrement effrayant. S’il était très dur avec moi, ce n’était rien comparé à ce que subissait Hécate. C’était l’héritière, mais elle le décevait.
Et il ne fallait surtout pas décevoir Père.
« Debout ! »
Hécate se leva, et je ne la quittais pas des yeux.
Père claqua des doigts et l’amphore apparut. Je frémis, de ma propre appréhension comme de la peur de Katy.
« Fais la voler. »
Ma sœur fixa le vase de ses iris pleins de frayeur, puis leva la tête vers Père.
« Je ne peux pas, osa-t-elle malgré sa voix tremblante. »
La main de Père s’abattit sur sa joue et je retins mes larmes, ressentant sa douleur comme si c’était la mienne.
« Fais la voler, reprit-il de sa voix calme. »
Des larmes dévalaient les joues de Katy.
« Je ne peux pas, répéta-t-elle en sanglotant. »
Père la frappa encore, et elle leva deux bras faibles par dessus sa tête pour tenter de parer les coups incessants. Je pleurais en silence, les yeux rivés sur la scène.
« Fais la voler, ordonna encore Père, toujours aussi froid. Fais la voler, ou colore-la en rouge, ou fais la exploser. Donne-moi le moindre signe que tu n’es pas une vulgaire Cracmolle. Vas-y ! »
Katy fixa l’amphore d’un regard désespéré, mais celle-ci ne vola pas, ne se colora pas, n’explosa pas. Je ressentais de plein fouet la honte qui était sienne et la peur déraisonnée que lui inspirait Père.
Athos me regardait en silence, aussi habitué que moi à ces scènes.
« Je ne peux pas, souffla une dernière fois ma jumelle. »
Père ne la frappa pas. Ses iris argents emplis de colère Il se leva de sa chaise avec sa dignité habituelle, gratifia Hécate d’un regard écœuré et sortit sans un mot.
Je me précipitai pour prendre ma sœur dans mes bras. Elle ne répondit pas à mon étreinte, fixant le vide, l’air hagard. Sa joue était légèrement tuméfiée, mais Pixy la soignerait.
Son cœur brisé par contre, seul moi pouvais y faire quelque chose.
J’avais aussi mal qu’elle.
Mais je la serrais contre moi et elle s’accrochait à mon dos comme à son ultime rempart. Athos avait replongé dans son livre.
La bibliothèque était seulement emplie du doux bruissement des pages de son grimoire.
Et nous restions là, ensemble, deux moitiés d’une même âme.
Et pourtant un fossé se creusait doucement, rempli par les non-dits et les désillusions.
Katy était moi, mais m’était opposée.
Parce qu’à sept ans, Hécate Selwyn n’avait jamais donné le moindre signe de magie.
OoOoO
Un mince rayon de soleil filtra à travers les lourds rideaux bleus.
J’ouvris lentement une paupière, puis la refermai. Il était encore tôt. Trop tôt.
Je me retournai dans mes couvertures en satin, les paupières lourdes. Alors que j’allais replonger dans mon sommeil, un léger bruit se fit entendre.
Je me redressai dans mes couvertures et me frottai les yeux, endormie.
Le bruit se fit plus fort, et je me laissai glisser de mon lit à baldaquin sans grâce aucune. Pieds nus sur le tapis soyeux, j’approchai de la fenêtre en demi-lune pour m’arrêter net.
Un hibou grand-duc cognait férocement la vitre, cherchant le moindre point d’attache sur la grande surface vitrée.
À une de ses serres était accrochée une lettre crème, reliée à sa patte par un beau ruban émeraude.
Je sentis mon cœur faire un bond dans ma poitrine. Doucement, je pressai ma paume contre la vitre, qui disparut. Le rapace hulula sombrement, s’engouffra à travers l’ouverture puis se posa sur ma coiffeuse.
Il tendit la patte et je m’empressai de délier le parchemin. Après un dernier regard condescendant, le hibou s’envola.
Je dépliai précipitamment la lettre que je lus avec exaltation. Un sourire incontrôlable naquit sur mes lèvres fines, et je passai mon doigt sur les lignes délicatement calligraphiées, tracées à l‘encre verte.
J’y allai enfin, réalisai-je, et je ris doucement, étreignant contre mon cœur l’heureuse lettre. J’y allai enfin.
Ma joie première passée, je fis réapparaître la vitre manquante, brossai à la hâte mes mèches argentées. J’enfilais une robe turquoise délicatement brodée, agrémentée d’une ceinture immaculée.
J’épinglais avec fierté une broche à l’armoirie des Selwyn, un magnifique croissant de lune scintillant.
En me dévisagent dans le miroir, je ressenti un pincement au cœur. La robe de soie bleue était bien loin des habituels jupons de mousseline blancs que je daignais porter. Elle était plus longue, avec une coupe plus serrée au niveau de la taille.
Mère l’avait choisie pour mon entrée dans le monde. Je n’aimais pas être trop apprêtée, mais aujourd’hui était un jour spécial. J’avais dix ans, et débuterai bientôt ma scolarité à Poudlard. Alors je voulais que Père soit fière de moi.
Je laçais deux ballerines noires à rubans et ouvris la porte de ma chambre à la volée pour dévaler les escaliers.
Mes appartements étaient dans la plus haute tour, et si j’adorais vivre en hauteur, surplombant le parc, je déplorais aujourd’hui dormir si loin de ma sœur. Si nous partagions une chambre, ou du moins une aile, j’aurais couru lui faire part de la nouvelle et nous aurions sauté de joie ensemble.
Mais la chambre de Katy était bien plus bas, au deuxième étage, dans une aile éloignée.
Elle n’était pas encore réveillée, je le sentais.
J’hésitais à lui envoyer une requête mentale pour la sortir de son lit. La lettre devait déjà être arrivée chez elle. J’avais hâte de ressentir sa joie, comme elle avait déjà ressenti la mienne.
Bientôt, nous arpenterions dignement les couloirs de notre nouvelle école.
Les jumelles Selwyn, on nous appellerait. J’avais hâte.
Le bel escalier de marbre débouchait sur le grand hall, aux torches bleutées qui ondulaient légèrement.
Je pressais le pas contre les dalles somptueusement agencées pour me retrouver dans l’immense salle à manger.
D’habitude, j’empruntais le chemin des domestiques pour m’y rendre, peu désireuse de marcher pieds nus sur le sol froid. Mais aujourd’hui, je tenais à faire une entrée remarquée. Père serait fier.
Une longue table en bois précieux, blanc évidemment, occupait le milieu de la pièce. Des tableaux ornaient les murs pâles, et dans une majestueuse cheminée brulait un feu azur qui ondoyait gracieusement.
Père et Mère étaient déjà attablés, Père au bout de la table sur sa grand chaise habituelle, Mère à son côté, parlant à voix basse avec deux elfes en toge blanche.
Elle ne leva même pas les yeux vers moi.
Père, lui, écrivait une lettre, une plume de paon à la main. Il releva la tête et je lus un éclat approbateur dans ses prunelles argents. Je pris place à ses côtés, m’asseyant le plus dignement possible.
Une elfe accourut aussitôt vers moi.
« Que désire la jeune Maitresse ? s’enquit-elle, agitant obligeamment ses oreilles. »
Je réfléchis un instant.
« Des pancakes. Et des fraises avec de la chantilly aussi. »
L’elfe s’inclina et disparut.
« En quel honneur ? me demanda Père sans lever les yeux de son parchemin. »
Je brandis fièrement ma lettre.
« Je vais à Poudlard ! annonçai-je solennellement. »
La plume verte cessa d’écrire et Père leva enfin le nez de sa lettre. Son regard alla d’abord à la lettre d’admission, puis il me dévisagea de son regard perçant.
« Bravo, ma fille, sourit-il en me caressant doucement les cheveux, et je m’empourprai de bonheur. »
La lueur de fierté dans ses yeux argent m’avait comblée.
« Ta sœur est-elle réveillée ? demanda-t-il en refermant son encrier. »
Une pointe de jalousie serra mon cœur.
Quoique je fasse, quoi que je dise, Père préférerait toujours ma jumelle.
Il ne l’aimait même pas en tant que personne, la jugeant trop faible. Non, Père préférait Hécate parce que c’était l’héritière.
Quoique je fasse, quoique je dise, je ne réparerais jamais le tort d’être née la deuxième.
De quelques secondes seulement, Katy était l’héritière.
« Oui, fis-je en reprenant contenance. Elle descend. »
Les battants de la porte s’ouvrirent soudainement et Katy apparut.
Elle portait une robe blanche et argent, une cape d’intérieur agrafée comme moi par la broche des Selwyn. Ses cheveux étaient noués en un chignon tressés, et ses iris argents luisaient de leur sérénité habituelle.
Nous nous ressemblions comme deux gouttes d’eau, et pourtant elle n’avait déjà rien à voir avec moi. Je faisais piètre figure côté d’elle.
Une enfant engoncée dans une robe d’adulte.
Elle, c’était l’héritière. Moi, je serais mariée, et oubliée.
Et alors qu’elle pénétrait gracieusement dans la salle pour prendre place en face de moi, je me prenais de plein fouet cette différence comme une gifle de Père. C’était injuste.
Père ne quittait pas ma jumelle des yeux, et Mère avait enfin daigné lever les yeux. Elle congédia les elfes d’un geste de la main, et se tourna vers Hécate. Père parla le premier:
« N’as-tu pas une nouvelle à nous annoncer, Hécate ? demanda-t-il d’une voix étonnamment douce. »
Ma sœur se raidit sur sa chaise. Elle avait peur de Père, et jamais il ne lui parlait si gentiment. C’était l’héritière qu’il aimait, pas elle.
« Non, Père, fit-elle d’une voix mal assurée. »
Je remarquai que sa lèvre inférieure tremblait, et commençais à ressentir un léger malaise. Le sien.
« Non ? intervint Mère, souriante. Tu es sûre ? Séléné a reçu aujourd’hui sa lettre pour Poudlard, mais je ne t’apprends rien. Où est la tienne ? »
Le malaise s’amplifia. Père souriait toujours, mais ses lèvres semblaient gelées. Mère gardait les yeux rivés sur sa fille, la mine éclatante. Je ne disais rien.
J’avais compris.
« Où est ta lettre pour Poudlard ? répéta Père, et son sourire froid m’apparut annonciateur d’une tempête. Hécate, tu l’as reçue, n’est-ce pas? Ta lettre d’admission ? »
Hécate n’osait le regarder. Je sentais ses iris argent qui me fixaient avec désespoir, mais je n’avais pas le courage de les affronter. Pas après ça.
« Où est ta lettre ? »
Père s’était levé, renversant l’encrier. La tâche sombre se répandit sur la table blanche, puis s’évanouit, absorbée par le bois blanc. Hécate était debout elle aussi, tremblante, me dévisageant d’un air désespéré.
Je refusais toujours de la regarder, écrasée par sa peur.
« Où est ta lettre ? »
Père contournait désormais la table, sous l’œil effrayé de Mère. Elle semblait avoir compris. Hécate ne bougeait pas, me suppliant du regard. Je regardais mes pieds.
« Où est ta lettre ? »
Père avait sorti sa baguette et d’un geste souple du poignet fit apparaître une profonde entaille sur la joue de ma sœur. La douleur me fit hoqueter en même temps que Katy.
« Où est ta lettre ? »
Père parlait plus fort, toujours aussi calme. Une autre entaille apparut sur l’épaule d’Hécate, déchirant la soie blanche. Une coupure sur son front, une autre sur sa lèvre, lancées avec l’impassibilité d’un roi. Je retenais mes larmes, les yeux rivés sur mes mains, refusant de regarder ma sœur. Elle pleurait silencieusement, en me dévisageant toujours.
« Où est ta lettre ? »
Elle tomba sur le sol lorsque qu’un autre Diffindo muet lui luxa l’épaule. Je dus m’accrocher à la table pour ne pas heurter le marbre. Je jetai un regard implorant à Mère, mais elle ne disait rien, se contenant de regarder en silence sa fille pleurer. Sa propre fille.
« Où est ta lettre ? »
Père regardait froidement Hécate gémir, ses larmes se mêlant au sang écarlate qui s’écoulait lentement de son visage. Des larmes argentées baignaient mes propres joues, et je fermai les yeux pour ne plus rien voir. Mais la douleur de Katy ne me quittait pas, et je voyais tout.
« Réponds ! Où est ta lettre ?
-Je…je n’en ai pas reçue, sanglotant Hécate, la lèvre gonflée. Je suis désolée, Père, je n’en ai pas reçue. Pardonnez-moi…
-ENDOLORIS ! »
Hécate hurla, prise de convulsions. Je tombai de ma chaise, les yeux grands ouverts, le poing sur ma bouche pour étouffer mes hurlements.
Chaque parcelle de mon être, chaque cellule de mon corps était déchirée par la douleur, me consumant de l’intérieur. Et je voulais mourir avec Katy, et je souffrais avec Katy.
« MA PROPRE FILLE ! »
C’était la voix de Père. Je ne voyais plus rien, aveuglée par la douleur, mais j'entendais la voix de Père. Il criait pour la première fois, ses prunelles argents réduites à deux fentes, sa baguette en bois blanc brandie sur Katy.
« MA PROPRE FILLE ! hurlait-il, et sa voix couvrait à elle seule les hurlements de ma jumelle. MON HÉRITIÈRE ! LA DESCENDANTE D’UNE DÉESSE ! MA PROPRE FILLE ! UNE IMMONDE CRACMOLLE ! MA PROPRE FILLE ! »
Il était comme fou, ses cheveux blancs décoiffés, le visage déformé par la haine. Katy pleurait, Katy suppliait et je souffrais avec elle, sanglotant moi aussi.
« ENDOLORIS ! ENDOLORIS ! UNE FAIBLE CRACMOLLE ! HÉRITIÈRE DES SELWYN ! HÉRITIÈRE DE LA LUNE ! MA FILLE ! »
Hécate ne bougeait plus, les paupières fermées, tournée vers moi.
Père s’approcha d’elle et la saisit par le menton, refermant ses doigts froids sur son menton sanglant en une poigne de fer. Il la souleva presque, plantant son regard acier dans ses iris terrifiés.
Mère ne disait rien, glaciale.
« À partir de maintenant, fit-il en détachant chaque syllabe, tu n’existes plus. Tu resteras enfermée au manoir, tu suivras une éducation de jeune fille du monde et seras mariée à un respectable sorcier qui voudra bien de toi. À partir de maintenant, tu ne vaux plus rien. Tu es faible, tu seras traitée comme telle. Tu n’existeras plus aux yeux de personne. »
Il la lâcha et elle s’écroula sur le sol, le regard hagard. Elle ne pleurait plus désormais, les yeux fixant le vide, une lueur de désespoir dans ses prunelles argents.
Père sortit sans un mot, sans un regard pour nous. Mère le suivit en jetant à sa fille préférée une œillade dédaigneuse. Les elfes ne disait rien, chuchotant entre eux, s’éclipsant lorsque nos parents furent sortis.
Je me relevai avec peine, vacillante.
Maintenant, je croisai le regard d’Hécate.
Maintenant, je sentais plus que jamais sa honte, sa colère, sa peur et son dégoût.
Et le désespoir qui l’étreignait, qui nous étreignait nous deux, qui comprimait notre cœur d’enfant juqu'à le faire dégouliner de haine.
Katy me haïssait, je le lus dans son regard triste, je le lus dans son cœur brisé.
Et je me haïssais avec Katy, et je m’adorais avec elle, et mes sentiment s’entrechoquaient alors que nous nous étreignions en pleurant, elle en sang, moi en larmes.
Que je la sers dans mes bras ne servait plus rien, désormais. Elle m’échapperait toujours.
Parce qu’Hécate Selwyn, héritière de la Lune, était une Cracmolle.
OoOoO
Le train filait à vive allure sur les rails rouillés, traversant la campagne anglaise, longeant lac et prés, disparaissant dans la brume naissante.
Accoudée à la fenêtre du Poudlard Express, je fixai sans les voir les feuillages touffus des arbres vites dépassés.
Mon esprit était resté dans le manoir, avec Katy.
Je la voyais, assise dans sa chambre, à fixer son miroir pour tenter de me trouver dans son reflet.
Je la voyais, sa joue tuméfiée où scintillaient dans la demi-pénombre des larmes argentées. Je les voyais, ces broches en demi-lune écrasées, gisant sur son lit, aussi déchues qu’elle.
Je voyais ma jumelle aussi clairement que j’apercevais mon reflet maussade dans la vitre embuée du train.
Athos agita devant mon regard vitreux une main agaçante.
« Je sais que tu penses à ta sœur, fit-il de sa voix traînante, mais tu ne devrais pas. Elle a été répudiée, tu sais. »
Je ne daignai même pas répondre, concentrée sur l’image de Katy. Elle entendait elle-aussi les mots d’Athos. Elle aussi haïssait mon imbécile de cousin. Elle aussi savait qu’elle avait été répudiée.
Du jour au lendemain, ma jumelle n’avait plus eu le droit de sortir de ses appartements. À force de persuasion, j’avais gagné le droit de lui apporter son repas trois fois par jour.
Je m‘asseyais à ses côtés et nous ne parlions pas.
Nous ne parlions jamais, de toute façon. Les mots étaient inutiles, encombrants et superflus.
Père prétendait désormais n’avoir qu’une seule fille. Moi, Séléné Selwyn, était la nouvelle héritière. J’en aurais presque ris en l’apprenant, si Katy n’en avait pas autant pleuré.
Mère dédaignait ma sœur autant qu’elle l’adorait autrefois. Père n’avait pas changé à mon égard, et je l’aimais toujours autant.
Seuls les Carrow, la famille du frère de Mère, étaient au courant de l’existence de ma jumelle.
Et Athos ne comprenait pas, et ne pourrait jamais comprendre ce que je ressentais.
Ce n’était pas un Selwyn.
Il n’avait pas de jumeau.
« Ce n’est pas plus mal que tu sois l’héritière, reprit-il en souriant avec suffisance. Ta sœur aurait été trop faible, même si elle avait été sorcière. »
Je dus me mordre la lèvre pour m’empêcher de rétorquer. Katy s’agitait, et ma colère première était renforcée par son incommensurable tristesse.
Ce n’était pas comme ça que j’avais imaginé mon premier voyage vers Poudlard.
Katy aurait dû être assise en face de moi, à bavarder gaiement alors que je repérerais déjà les premiers élèves que nous rencontrerions. À l’école, nous nous étions fixé pour but de savoir tout sur tout, de connaître les moindres secrets de nos camarades.
Maintenant, j’allais devoir le faire seule. Je t’aiderai.
Je souris tristement. Oui, Katy m’aiderait, mais j’aurais tant voulu l’avoir à mes côtés.
Ne pas avoir à côtoyer mon détestable cousin, souriant dans son uniforme vert et argent, déblatérant ses âneries habituelles.
J'aurais aimé que Katy soit là.
Le compartiment fut soudainement ébranlé par une brusque explosion. Athos poussa un cri aigu et je manquai tomber, m’agrippant de justesse au dossier de la banquette. J’aperçus dan le couloir des éclats de rire et des bruits de pas.
Sans écouter les protestations de mon cousin, je m’élançai hors du compartiment, ma curiosité réveillée.
Quelques mètres plus loin se tenaient deux jumeaux de première année, leur chevelure en bataille d’une éclatant couleur rousse, les iris pétillants de malice, baguette dégainée. Je m’arrêtai brusquement en les voyant.
Cette vision m’avait été assénée avec la force d’une gifle. Je commençai à ressentir une haine intense, haine qui n’était que moitié mienne. Katy fixait avec dépit les baguettes brandies des jumeaux, leurs épaules entrechoquées.
Moi, je me sentais flamber de cette haine double.
Heureuses, fières et malicieuses, ma jumelle et moi aurions dû l’être. Ces frères aux cheveux de feu semblaient nous narguer de leurs mines souriantes.
Le premier s’aperçut enfin de ma présence, et les deux se tournèrent instantanément vers moi.
Ma haine se dissipa légèrement pour laisser place à une curieuse impression. C'était la première fois que je voyais d’autres jumeaux, aussi semblables que ma sœur et moi l'étions, et j’eus la pensée fugace que nous étions pareils.
Katy, c’était le premier frère qui se tenait légèrement en avant et qui arborait le plus grand sourire. Moi, j’étais le deuxième, qui souriait aussi mais dont le regard était plus calculateur.
Je me repris bien vite cependant, ma haine première retrouvée. Je gratifiai les deux frères d’un regard méprisant et tournai les talons.
Mais je ne pus faire deux pas qu’ils me rattrapèrent, souriants.
« Tu as aimé l’explosion de toute à l’heure ? commença le premier. C’était nous.
-Tu as de drôles de cheveux, fit le deuxième en fixant ma tête.
-Et de drôles de yeux aussi, renchérit le premier.
-Tu es albinos ?
-Ou simplement moche ? »
Je leur administrai une œillade dédaigneuse.
Maintenant que je les voyais de plus près, je pouvais détailler leurs visages si semblables. Ils étaient exactement pareils, mais ce n’était pas moi qui allais m’en étonner.
Ce serait le comble, observa tristement Katy.
« Tu es muette aussi ? s’étonna le deuxième.
-Et vous, vous êtes sourds ? répliquai-je avec hargne. J’espère que non, parce que j’aimerais bien que vous me laissiez passer. »
Leur sourire s’élargit. Si le premier avait l’air d’une enfant heureux, le deuxième me paraissait vraiment machiavélique.
Mais il en fallait bien plus pour m’effrayer.
« Moi, c’est Fred Weasley, fit le premier.
-Et moi, c’est George Weasley, fit le deuxième.
-Enchanté de te rencontrer, n’est-ce pas, Fred ? dit Fred.
-Enchanté n’est pas le mot, mais tu as raison, George, dit George. »
Je haussai un sourcil. Croyaient-ils me piéger en inversant leur nom ? À supposer qu’ils aient dit vrai dès le départ, le premier était Fred, le deuxième était George.
Ils étaient parfaitement identiques, vrai, mais pour une jumelle, les distinguer était enfantin.
« Et toi, l’albinos, tu t’appelles comment ? fit Fred.
-Vous n’avez pas besoin de m’appeler, répliquai-je en tentant en vain de passer.
-Mais on ne va pas se priver de ta compagnie, pas vrai, Fred ? fit George.
-À moins que tu préfères qu'on t’appelle l’albinos, fit Fred. »
Je plissai les yeux. Ces jumeaux commençaient sérieusement à m’énerver, et si Katy était remarquablement placide, je l’étais un peu moins et j’avais la furieuse envie de sortir ma baguette pour cribler les frères Weasley de sortilèges de mon crû.
Mais heureusement, après un regard goguenard de la part de Fred, et un plus profond de la part de George, les jumeaux roux disparurent et je pus enfin rentrer dans mon compartiment.
Athos me réprimanda une fois encore, mais je n’étais pas d’humeur à l’écouter, aussi le gratifiai-je d’un regard meurtrier qui le fit taire aussitôt. Je m’accoudai à nouveau contre la vitre, me replongeant dans ma demi-léthargie.
Sept longues années à passer sans Katy.
Comment supporter Père et Mère sans toi ?
Comment faire face à tous ces élèves sans toi ?
Comment survire à Père sans toi ?
Comment arpenter les couloirs du château sans toi ?
Comment sourire aux Carrow sans toi ?
Comment mentir à Athos sans toi ?
Sept longues années à passer sans Katy.
Les deux premières heures étaient déjà un supplice.