— Tu es sûre de vouloir partir, Dominique ?
Louis se tient dos à elle, sur le haut de la colline où les embruns dansent dans le vent. Il est seulement six heures du matin, et il fait relativement frais alors que le soleil ne s’est pas encore levé. En bas, les vagues s’écrasent sur les rochers, coléreuses et vindicatives. Dominique resserre son gilet en laine sur ses épaules pour éviter que les frissons ne parvienne à son corps tremblant d’un froid trompeur, frémissant en réalité de honte.
Louis ne la regarde pas. C’est mieux comme ça, elle ne préfère pas. S’il le faisait, il lui faudrait affronter ses yeux. Ses yeux bien trop bleus, comme le sont ceux de leur père, comme ceux de Victoire. Un bleu si profond qu’il vous transperce le coeur en une seconde. Qu’ils lisent en vous d’un simple regard. Non, décidément, Dominique préfère entendre le son de la voix de Louis, même si la tristesse qui en émane lui fait brutalement serrer les poings jusqu’à enfoncer ses ongles dans la chair fine de sa paume.
— J’en suis certaine, finit-elle par répondre d’une voix ferme.
— J’espère que tu trouveras ce que tu cherches. Là-bas. Avec Charlie. En Roumanie. J’espère que ce sera mieux qu’ici. J’espère que tu te sentiras mieux, que tu vivras mieux. Mieux sans nous.
Les derniers mots ont été soufflés si bas qu’elle se demande une seconde si elle les a bien entendus, si elle ne les a pas imaginés dans la bouche de Louis. Louis, le discret Louis. Son frère ne dirait jamais une telle chose. Son frère ne lui ferait jamais un tel reproche. Il n’oserait pas. Dans leur famille, c’est Victoire la reine des drames et des larmes, pas lui. Pas Louis. Ce n’est pas son genre. Louis se tait, Louis observe, Louis écoute. Il ne donne jamais son avis, il le garde pour lui. Louis, c’est la voix de la raison, pas celle des sentiments. Louis n’en fait jamais étalage. Louis oublie son coeur, enfermé dans une cage.
— Je sais que c’est trop tard maintenant, mais tu aurais pu essayer de leur parler avant de t’en aller.
— Est-ce qu’ils m’auraient écouté ? réplique Dominique, amère.
— Si tu n’essayes pas, tu ne peux pas le savoir.
— Je n’ai pas besoin d’essayer, Louis, il suffit de regarder Victoire pour le savoir. Est-ce qu’ils ont posé la moindre question après tout ça ? Est-ce qu’ils ont essayé de comprendre ce qui avait pu la pousser à... ? Non, ne dis rien. N’essaie pas de les défendre, assène Dominique, tranchante en le rejoignant sur le bord de la falaise. Je ne veux pas de tes leçons de morale à deux mornilles et six noises. Ces leçons, Louis, tu n’es pas capable de te les appliquer à toi-même. Ça fait combien de temps, dis-moi ? Combien de temps que tu leur caches que tu préfères les hommes ?
— Ferme-la, Dom.
Louis a fini par se tourner vers elle. Des cheveux blonds encadrent, auréolent le visage parfait de son cher petit frère. Dominique exulte. Elle ne sent plus la douleur de ses ongles qui écorchent la paume de ses mains. Finalement, elle veut qu’il la regarde. Elle veut qu’il bouillonne de rage, de colère, de chagrin, à l’idée de la voir entreprendre ce voyage. Peu importe si ses yeux bleus la transperce de ses éclairs orageux, peu importe s’il serre les poings comme elle. Tout plutôt que cette fade tristesse. Tout plutôt que ces fausses convenances, cette hypocrisie maladive, et ces mensonges écœurants.
— Pourquoi ? Je n’ai pas raison ? Tu leur mens, Louis. Tu leur mens depuis autant de temps que Victoire. Autant de temps que moi. La seule différence, c’est que je ne compte plus me voiler la face. Je n’ai aucune envie de vivre comme tu le fais. Alors, imagine être la voix de la raison, la parole d’un saint descendu sur terre ou que sais-je, il n’est pas question que je revienne sur ma décision. Je n’écouterai ni la raison, ni tes raisons, parce qu’elles sont fausses, parce que ce sont des mensonges, et tu le sais aussi bien que moi.
Louis ne répond pas. Louis se détourne d’elle, et contemple les vagues s’écraser sur les rochers. Dominique songe qu’ils en ont passé des heures à flâner sur cette colline abrupte lorsqu’ils étaient enfants. Victoire, Louis, et elle. Ils auraient pu se rompre le cou. Ils ont failli plus d’une fois. Heureusement que les gamins sont insouciants, innocents, invincibles. Et puis, leur mère veillait. Elle ne peut pas lui enlever ça. Le problème, c’est qu’elle les a laissés partir trop tôt, et que les oisillons n’étaient pas encore prêts à voler de leurs propres ailes. Ils n’avaient pas le choix, donc ils ont survécu. Ils ont essayé du mieux qu’ils ont pu. Entre les mensonges et les secrets, entre cet héritage parfois trop lourd à porter, et les ombres d’un passé qu’ils n’ont jamais connu. Entre les balafres sur le visage de Papa, et les sourires écorchés de Maman. Entre les drames de Victoire, et les silences de Louis, Dominique a fait du mieux qu’elle a pu.
— Parfait, abdique-t-elle après un dernier regard en direction de Louis. Je n’en attendais pas moins de toi.
Cet OS a été écrit sur le thème "Voyage" et inspiré de la citation suivante :
"Je n'écouterai pas la raison. La raison traduit toujours les pensées de quelqu'un d'autre." Elisabeth Gaskell
Il s'inscrit dans la lignée de mes textes sur Dominique Weasley, et est un peu similaire à celui que j'avais écrit avec Victoire. Cette fois, Dominique se confronte à Louis.