Quelque part entre chien et loup, Julia a dû s'assoupir sur le canapé, sans s'en rendre compte. Engourdie, elle paraît un moment désorientée, se demandant pourquoi elle s'est endormie et ce qui l'a réveillée. Son chien Twister est en train de grogner sourdement au pied des escaliers, regardant vers l'étage. Elle entend de là-haut comme un volet qui cogne et se morigène d'avoir oublié de fermer les volets du grenier par pareille tempête. Elle grimpe les escaliers qui mènent au premier étage où sont les chambres et la salle de bain, puis l'autre volée de marches qui mène au grenier, énorme pièce de la taille de la maison et emplie de ces meubles d'aïeux que l'on se passe de génération en génération sans oser s'en débarrasser tant ils sont gorgés de souvenirs et de légendes, sans oser non plus les utiliser parce qu'ils ne nous appartiennent pas, finalement.
Julia n'est pas arrivée sur le palier qu'elle entend une fenêtre exploser en mille morceaux de verre qui rebondissent au sol.
« Oh, c'est pas vrai ! » râle-t-elle en entrant dans le grenier. La lumière ne fonctionne pas non plus, a-t-elle oublié, avec cet orage, et le grenier est faiblement éclairé par les deux fenêtres perçant chacune un pignon de la maison. Là, parmi le foutoir de meubles, bibelots et draps, une des fenêtres claque contre le mur, au rythme des bourrasques. Il fait un froid de canard et Julia rabat sur elle les pans de son châle immense qui l'enveloppe comme deux ailes. Elle s'avance entre les meubles quand elle voit cette silhouette au sol, d'une pâleur de mort, et complètement trempée.
Surprise, elle recule, son pied bute sur un obstacle, et elle tombe dans un fauteuil, le cœur battant à tout rompre... Son esprit doit lui jouer des tours, et elle fait l'inventaire rapide du grenier, se demandant s'il y avait un mannequin ou un pantin quelconque dans ce foutoir ancestral. Elle se lève brusquement, affolée, et prend au passage un chandelier, n'étant pas du tout rassurée par cette situation qui n'a pas d'explication. Elle se rapproche doucement de la silhouette totalement immobile, si ce n'est les gouttes qui s'écoule des cheveux et la mare qui se fait autour des vêtements étranges. Le cœur de Julia marque un arrêt quand elle se rend compte que c'est bien quelqu'un, et non un tour de son imagination.
Tenant le chandelier comme une batte de base-ball, d'une voix éraillée par l'angoisse, elle murmure...
« Monsieur... Monsieur !!! Vous n'avez rien à faire chez moi... Je vous préviens, je suis armée ! »
Elle a une sorte de petit rire qui sonne très faux en pensant au ridicule de cette menace. Elle se rapproche encore, les muscles bandés, prête à abattre sur l'homme le chandelier de la tante Sidonie s'il venait à bouger un orteil.
Mais il est parfaitement immobile.
Pire.
Il semble parfaitement mort.
Julia laisse alors tomber le chandelier qui rebondit avec fracas sur le plancher, et franchit les quelques mètres qui la séparent encore de lui à toute vitesse, se laisse tomber sur ses genoux. Les mains de Julia cherche un pouls sur le cou frigorifié de l'homme, balayent les cheveux qui sont sur son visage qu'elle trouve très beau. Alors, de vieux réflexes reviennent, frotter les bras, les jambes, le torse de l'homme pour le réchauffer, comme on frotte le corps d'un poulain qui vient de naître et qui ne réagit pas. Il lui semble qu'il reprend quelques couleurs. Elle se penche alors sur sa poitrine, pour écouter son cœur ou ses respires, puis au-dessus de sa bouche, et elle regarde le torse de l'homme qui reste désespérément immobile.
Elle prend alors délicatement entre ses mains la tête de l'homme qu'elle bascule en arrière, lui ouvre la bouche, lui pince le nez. Il n'y a rien dans sa bouche, rien qui ne l'obstrue. Julia pose alors sa bouche sur la bouche de l'homme et lui insuffle de l'air, regarde avec satisfaction son ventre se gonfler, puis referme sa main droite sur sa main gauche, les posent sur le sternum de l'homme et appuie de toute ses forces en comptant jusqu'à cinq. Puis elle recommence. La bouche une fois, le sternum cinq fois. La bouche une fois, le sternum cinq fois.
La bouche une fois. Le sternum cinq fois. La bouche. Une fois. Le sternum. Cinq fois.
De grosses larmes viennent emplir ses yeux. Non. Ce n'est pas possible. Pas un autre mort en quatre jours. Non.
Non !
Alors, Julia recommence de plus belle. La bouche, une fois. Le sternum, cinq fois. Allez !!! Respirez !!! La bouche. Le sternum. Allez !!! Allez !!!
Inlassablement, Julia continue parce qu'il est hors de question que cet homme meure sur le plancher de son grenier, la rendant encore plus impuissante qu'elle ne l'est déjà. Hors de question.
Elle se penche une autre fois sur les lèvres rosées de l'homme, insuffle cet air chaud qui vient de ses propres poumons, et a un brusque geste de recul quand elle sent les lèvres de l'homme comme embrasser les siennes.
Une grimace de douleur tord le visage jusque là impassible de l'homme qui se met à tousser, tousser, sans reprendre sa respiration, de l'eau jaillissant de sa bouche grande ouverte. Julia appuie alors une dernière fois sur la poitrine de l'homme pour l'aider à évacuer cette eau, avant de saisir un de ses genoux, alors que ses membres se crispent, et de le basculer sur le côté, son visage tourné vers elle.
Elle lui frotte alors le dos, dégage son visage des mèches de cheveux. Les yeux baignés de larmes, elle ne cesse de l'encourager, cet inconnu dont la mort la détruirait sûrement. Une quantité incroyable d'eau s'échappe de sa bouche et de ses narines. Son esprit jusque là concentré sur la réanimation de l'homme commence à noter tout ce qui n'est pas normal. Qu'est-ce qu'un noyé fait dans un grenier, a fortiori quand il est entré par la fenêtre du deuxième étage de la maison ? La respiration erratique de l'homme commence à devenir moins inquiétante, et son visage a définitivement retrouvé quelques couleurs. Il baigne dans une sacrée mare d'eau, sur le plancher, et son corps est secoué par des frissons. Ses yeux restent fermés.
Maintenant qu'il semble respirer normalement, Julia le rebascule sur le dos, glisse ses mains sous ses aisselles et tente de le traîner au sol. Mais il pèse incroyablement lourd alors qu'il semble plutôt maigre.
« Twister !!! Twister !!! ».
Le bruit des griffes du chien poltron qui était resté au rez-de-chaussée pendant tout ce temps, résonne dans les escaliers. Le chien de berger noir et blanc arrive. Julia désigne l'homme qui est allongé sur le sol.
« Twister, couché ! »
Le chien promène sa truffe contre les vêtements de l'homme, renifle ses cheveux, lui lèche la main, la joue, et il tourne et retourne sur lui-même pour se coucher contre l'homme. Si sa maîtresse lui dit de faire cela, c'est que c'est la bonne chose à faire.
Julia se précipite vers la fenêtre brisée, attrape les volets de bois qu'elle ferme, va chercher un des draps poussiéreux qui couvrait un meuble, le coince dans la fenêtre qu'elle referme. L'air ne passe plus, c'est déjà ça.
Elle se précipite aussi dans sa chambre à l'étage en-dessous, et prend de grandes brassées de couvertures, édredons et oreillers. Elle remonte en courant les escaliers, échevelée, le châle qui a glissé de ses épaules la fait trébucher et elle s'étale de tout son long en plein sur les couvertures moelleuses. Twister relève à peine la tête, un air amusé sur son visage mutin. Julia se relève, ramasse de pleines brassées de duvet, édredon, dans un nuage de plumes. S'approchant de l'homme secoué par des frissons qui en deviennent presque des secousses sismiques tant il tremble, Julia relève sa tête et y glisse un oreiller. Puis elle le couvre d'une couche de couvertures de laines bariolées, de couvre-lits et d'édredon. Elle enlève alors précipitamment sa robe pour se retrouver dans sa combinaison, et se couche contre lui sous les couvertures.
Les grelottements de l'homme font vibrer les couettes, et Julia qui est immobile contre lui, le regard particulièrement intense posé sur le visage de l'homme qui reprend petit à petit des couleurs plus rassurantes. Au bout de quelques minutes, Twister émerge de sous les couvertures en haletant, et va s'allonger contre l'homme. Julia lui flatte la tête et l'encolure, en lui chuchotant des mots doux.
Progressivement, la tempête s'apaise, et le vent murmure des histoires de la mer et d'horizons lointains. Julia s'assoupit sans s'en rendre compte au bruit de la respiration ample de l'inconnu qui quelques minutes plus tôt, ou est-ce des heures, est presque mort dans son grenier.
Au petit matin, quand le vent chantant a laissé la place aux oiseaux qui saluent le soleil qui se lève, Julia se réveille curieusement blottie contre un grand corps secoué par moments par un frisson. Elle lève sa tête et se rapproche encore plus si c'est possible de l'inconnu, attentive au moindre mouvement. Il a l'air mort, le visage paisible et pâle, dans la clarté dispensée par la fenêtre qui est de l'autre côté du grenier. Twister se réveille aussi, et se blottit encore plus contre la jambe de l'inconnu dont la main se lève et tâtonne, avant de retomber sur la fourrure du chien de berger.
Quelque chose explose dans le cœur de Julia et ses yeux se remplissent de larmes. Elle étreint l'inconnu dans ses bras, et pose sa tête sur son torse, écoutant sa respiration et les battements de son cœur. C'est lent. Bien trop lent. Erratique. Inquiète, elle relève la tête et observe l'inconnu qui est coincé dans une espèce de torpeur. Soudain, son visage se crispe en une grimace de douleur, et son corps aussi, sa main se fermant sur le dos de Twister qui relève la tête, intrigué. L'inconnu semble chercher de l'air, comme un noyé émergeant soudain de l'eau, les poumons brûlant par manque d'oxygène. Julia ferme ses mains sur la veste de l'inconnu et le regarde avec une attention extrême, l'esprit empli d'inquiétude. Les paupières de l'homme battent quelques instants, et avant que Julia ait pu en deviner la couleur, ses yeux se ferment de nouveau, alors qu'il marmonne quelque chose que Julia ne comprend pas.