- Eh, Lovegood.
Son nom, chuchoté par une voix. Luna tourne la tête d’un coup sec. C’est la fille à sa droite. Jasmine Bret, l’informe immédiatement son cerveau. Elle la côtoie depuis sept ans qu’elle est à Poudlard, connait son nom depuis moitié moins de mois. Que peut vouloir Jasmine Bret, alors que le professeur Flitwick est au beau milieu d’une explication très compliquée et que la salle n’est remplie que de bruissements de parchemins ?
Tintements d’encriers et crissements de plumes passent en arrière-fond tandis que sa voisine reprend d’un air curieux, comme si Luna venait de faire quelque chose d’impensable :
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je prends des notes.
Une réponse attendue pour tout autre qu’elle. Une réponse accordée à la norme et qui réduit la fille au silence.
Une réponse qu’elle aurait tant aimé ne pas donner.
Le cours terminé, Luna quitte la salle à la suite des autres septième année. Ils ont un cours de botanique dans la serre numéro 3. Pas question d’être en retard. Ils ont des notions à assimiler et des Aspics à passer.
Evidemment.
Les élèves babillent autour d’elle mais elle reste silencieuse. Cela, au moins, n’a pas changé. Pour le reste…
C’est vrai, le château ne laisse rien paraître. Toutes les destructions qui ont eu lieu l’année passée ont disparu. La magie a réparé tous les accrocs visibles. Cette arche, par exemple, sous laquelle Luna vient de passer – elle ne tenait plus debout en mai dernier.
Luna est lucide et c’est bien cela le problème. Elle sait que c’est elle qui a changé.
Avant, elle était dans son monde. « Distraite », disaient les autres. Selon eux, elle ne prêtait pas attention à ce qui se passait autour d’elle, elle avait la tête ailleurs (mais c’était faux, bien sûr : elle était attentive, simplement, elle ne l’était pas de la même façon que les autres). Luna serait incapable de compter le nombre de fois où elle oublié, à la sortie d’un cours, que la journée n’était pas finie durant ses cinq premières années à Poudlard. Sans même mentionner les fois où elle a oublié sa plume, sa bouteille d’encre, ses parchemins, son sac, ses chaussures, qu’en sait-elle ? Les fois où elle a oublié d’écouter le professeur, aussi. Les fois où.
Tout cela n’arrive plus désormais. Elle est coincée dans ce monde-ci.
Ce n’est pas qu’elle ait mal vécu les événements de l’année passée. Elle les a mal vécus, ni plus ni moins qu’un autre, mais elle est restée égale à elle-même jusque durant la bataille de Poudlard. C’est après que les choses sont devenues plus difficiles.
On est le 25 février 1999, les autres élèves savourent la monotonie scolaire retrouvée, mais Luna en est encore à tourner la tête au moindre bruit.
On est le 25 février 1999 et Luna n’arrive plus à s’intéresser aux détails qui la passionnaient il y a une vie de cela.
On est le 25 février 1999 et Luna n’est plus qu’en pilotage automatique, un terme moldu qui l’aurait fascinée, l’eût-elle découvert plus tôt.
La joyeuse et bourdonnante masse des élèves traverse le château puis le parc. L’air est glacé, note Luna. Il y a des plaques de glace sur le sol – un élève qui faisait moins attention qu’elle se retrouve par terre quelques secondes plus tard. Serre numéro 3 : il y règne une chaleur moite. Tout le monde s’empresse de retirer ses couches de vêtements facultatives. Luna s’installe docilement devant un bac de plantes et sort ses gants. Cela fait bien longtemps que la paire n’a plus été séparée, gant droit et gant gauche éparpillés à deux points opposés du château. Le professeur Chourave, en revanche, est bien moins ordonnée. Elle leur demande d’attendre le temps qu’elle aille chercher quelque chose dans la serre numéro 5.
Luna sait parfaitement ce que tout le monde attend d’elle. Qu’elle soit à l’ouest. Qu’elle soit Loufoca Lovegood. Elle en a toujours été consciente, de cette attente mêlée d’exaspération que les autres faisaient porter sur elle. Ils voyaient son décalage, et en retour elle voyait qu’ils prenaient pour acquis qu’elle ne changerait jamais. Ça ne l’a jamais dérangée. Encore maintenant, elle serait d’ailleurs très heureuse d’obliger ses camarades de classe, si elle s’en sentait capable.
Au lieu de quoi elle se contente de balayer la serre du regard – ce dont l’endroit aurait bien besoin de façon littérale. Autour d’elle, il n’y a que des élèves plis ou moins marqués par les événements de l’année passée. Malgré leurs rires et leur apparente perte de mémoire, leurs corps crient les choses pour eux. Comme pourrait-elle oublier, comment pourrait-elle retourner dans son monde quand la longue cicatrice sur la joue de ce Serdaigle attire constamment son regard, quand cette autre fille boîte encore malgré tous les soins de Mrs Pomfresh ? Luna tente de regarder ailleurs et finit par fixer son regard sur Neville.
Neville qui est penché sur une plante, totalement absorbé par ce qu’il voit. Il est bien plus Loufocaqu’elle-même en cet instant.
Neville qui a choisi de refaire une septième année en dépit de tout. Luna n’arrive pas à comprendre cela – elle aimerait beaucoup mieux être au loin que dans cette école où elle n’arrive plus à se sentir à l’aise.
Du coin de l’œil, elle voit le professeur Chourave revenir dans la serre, laissant entrer à sa suite une bouffée d’air froid.
- Aujourd’hui, annonce le professeur, nous allons poursuivre notre observation des…
Encore un peu de temps et Luna déjeune avec Ginny dans la Grande Salle. C’est le moment de la journée où elle fait le plus d’efforts – paradoxalement, c’est aussi le moment de la journée où elle est le plus sur ses gardes. Parce que c’est le moment où elle fait semblant d’être elle-même.
Elle ne peut pas vraiment copier ce regard ailleurs que les autres lui ont tant reproché toute sa scolarité. Elle n’a jamais eu l’occasion de le voir sur son propre visage.
Mais dès que Ginny parle de quelque chose, elle mobilise ses connaissances pour faire dévier la conversation. L’ancienne Luna maîtrisait l’art du hors sujet. Cela, elle a eu l’occasion de s’en rendre compte. Avant cette année, elle n’y aurait pas cru si on lui avait dit qu’elle était à côté de la plaque la moitié du temps. Avant, ce qu’elle disait lui semblait la suite logique de ce dont parlaient les autres. Ça ne l’était pas. Maintenant elle le sait, et maintenant elle n’arrive plus à reproduire sa propre logique d’alors – elle se contente de la copier maladroitement. Aussi accorde-t-elle un soin particulier à ses interventions. « Mais Rufus Scrimgeour était un vampire » et « mon père a écrit un article sur les sous-espèces de Boullus d’eau douce » sont des réflexions qui viennent émailler sa conversation à intervalles réguliers. Ces sujets qui la captivaient autrefois ne sont plus que des éléments de décoration qu’elle parsème laborieusement, comme des herbes aromatiques viendraient donner bonne conscience à un plat sans verdure. Ils ne l’intéressent plus. En fait, elle n’est pas loin de penser… Mais non, son père ne peut pas se tromper, n’est-ce pas ? Qu’importe, ses doutes viennent couronner le tout en lui faisant redouter le moment où elle reverra Xenophilius.
Ginny se sert une part de tarte à la mélasse, son gâteau préféré depuis cette année – ou depuis toujours. Luna serait incapable de le dire, elle ne prête attention au monde dans son aspect quotidien et banal que depuis six mois.
- Je me demande si McGonagall va intégrer la métamorphose humaine aux examens blancs de la semaine prochaine, dit Ginny d’un ton distrait tandis qu’elle attaque sa tarte, cuillère en main.
- Elle a dit qu’elle le ferait, répond obligeamment Luna sans perdre une seconde. A la fin du cours, jeudi dernier. Tu ne l’as pas entendu parce que tu étais déjà sortie.
Aussitôt qu’elle a terminé, elle sent confusément qu’elle a fait une erreur, ou même deux. Elle n’est pas censée écouter McGonagall en cours, ni Ginny quand elle parle. Cela ne fait pas partie de son rôle de Loufoca.
Deux paires d’yeux se fixent sur elle. Ceux de Ginny, mais aussi ceux de Circé, une fille de Serpentard qui la suit partout depuis la Bataille. Luna ne la connaît pas bien. Elle sait juste que là où est Ginny, elle est sûre de trouver Circé.
- Ah. Merci, dit Ginny.
Toutes trois terminent de manger en silence. Luna tente de prendre un regard vitreux, ou à tout le moins de regarder dans le vide, parce qu’elle sait que Ginny la regarde avec son air préoccupé. Mais maintenir un air absent est difficile lorsqu’on ne cesse de scanner une salle où se trouvent des centaines d’élèves, repérant les mouvements brusques et les sons inhabituels, et tout ce qui pourrait indiquer une attaque, aussi improbable soit-elle aux yeux des autres. Luna sait qu’elle n’est pas convaincante. Regarder dans le vide ne l’intéresse plus.
La plupart des élèves sont couchés lorsque Luna quitte la salle commune. Déambuler dans les couloirs au clair de lune – ou au clair de rien du tout – était sa spécialité, avant. Aujourd’hui, finalement, ne fait pas exception. Unique différence : ce n’est pas une traversée erratique des couloirs, faite de détours et d’arrêts imprévus, mais un itinéraire. Point A, point B. Efficace. En quelques minutes, elle est assise à l’extérieur du château, sur la première marche de l’escalier donnant sur le parc. Il fait plus froid que jamais, et la lumière de la lune est adoucie par les nuages.
Luna veut penser. Réfléchir encore une fois. Il faut qu’elle repense sa stratégie visant à faire croire à Ginny qu’elle va bien, car elle a clairement montré ses limites aujourd’hui. Luna n’a pas le choix. Ginny a suffisamment de problèmes sans qu’elle y vienne ajouter les siens.
Le parc est face à elle, mais elle ne le voit pas. La nuit l’a rendu invisible. Elle ferme les yeux, se concentre, n’entend qu’un bourdonnement. Des Joncheruines, pense-t-elle avec agacement avant de les faire fuir en agitant une main autour de ses oreilles. Elle n’a pas de temps à accorder aux Joncheruines, elle est bien trop occupée. De toute façon, sa dernière paire de Lorgnospectres est cassée depuis longtemps – les fragiles verres n’ont pas résisté face au poids d’une bible de l’astronomie en trois volumes.
Mais il est dit qu’elle n’arrivera pas à se concentrer.
- Je peux m’asseoir ? demande une voix.
- Mm, acquiesce Luna sans se donner la peine d’ouvrir la bouche ou même de se retourner.
Après tout, elle l’a entendue venir, et elle l’a reconnue à sa voix. Être toujours sur ses gardes lui sert bien à quelque chose. Circé Shafiq, malgré son pas discret, n’a pas pu échapper à son attention.
- Merci.
L’amie de Ginny ne dit rien de plus, et Luna attend. Mais attendre – surtout lorsque ce verbe est accompagné de l’adverbe « patiemment » – lui est de plus en plus difficile dernièrement. Voyant que Circé ne se hâte pas, elle tente d’accélérer les choses.
- Tu voulais me parler ?
Avant, Luna ignorait ce genre de phrases évidentes. Elles ne faisaient tout simplement pas partie de son vocabulaire. A présent, elle juste reconnaissante que de telles tautologies existent – les gens ont besoin qu’on les presse, les gens ont besoin de phrases d’amorce et d’une armada de choses redondantes.
- Ginny se fait du souci pour toi, dit Circé d’une voix plate.
- Et tu te fais du souci pour Ginny, complète Luna sans difficulté.
Elle sent, plus qu’elle ne voit, Circé acquiescer, assise près d’elle dans le froid. Chacune se met à se frotter les mains l’une contre l’autre au même instant, ce qui arrache un sourire à Luna. Oui, il fait froid.
- Je ne veux pas que Ginny s’inquiète pour moi.
- Je sais.
Oh. Peut-être que Circé ne fait pas partie de la majorité des gens, finalement, ces gens des phrases toutes faites et de l’habitude et de la vie qui reprend ses droits.
- C’est simplement que je n’y arrive pas, explique Luna, une part d’elle-même se demandant pourquoi elle raconte sa vie à cette presque inconnue. Je n’arrive plus à être moi. Pas ici.
Le silence accueille sa déclaration. Le bourdonnement revient, et Luna dissipe avec impatience l’essaim de Joncheruines. Ce n’est vraiment pas le moment… Ce n’est plus le moment.
- Mais ailleurs, oui ?
- Je suppose, répond prudemment Luna.
Après un instant de silence, elle ajoute, parce que c’est vrai :
- Ça me tue de rester ici après tout ça.
Tout ça. Elle espère que Circé comprendra. Mais comment ne pourrait-elle pas comprendre ? Lorsque l’autre lui répond, elle se rend compte que ses doutes étaient vains.
- Moi, ça me tuait avant que tout ça n’ait lieu. Maintenant, j’aime être ici.
Dommage. Avec tout ce qu’elle lui avait dit, après toute cette discussion à cœur ouvert entre étrangères, Luna en était presque venue à espérer que Circé aurait une solution pour elle.
- Mais je suppose, poursuit Circé d’une voix douce en se levant, je suppose que tu n’es pas obligée de rester.
Luna a l’impression de se retourner d’un coup. Pourtant, les ténèbres que ses yeux rencontrent sont vides. Circé n’est plus là.
Partir…
Partir ?
Luna n’y avait pas pensé, malgré tous les raisonnements, les projections et les observations auxquels elle se livre depuis la rentrée.
C’est tout simple. Qui a besoin d’Aspics dans un monde détruit ? Qui se soucie de diplômes après avoir participé à une bataille et vu des gens mourir ?
Elle n’est pas obligée de rester.
Elle n’est pas obligée de rester, et elle sait que si Circé le lui dit, c’est mue par la volonté de protéger Ginny bien plus que par amitié pour elle. Et pourtant, la simple idée de partir lui fait du bien.
Aller ailleurs, dans un endroit où elle n’a jamais vu les murs tâchés de sang.
Où ?
Le bourdonnement de Joncheruines s’intensifie dans ses oreilles. Cette fois, elle reste immobile, presque rêveuse pour la première fois depuis des mois. N’importe quel endroit peuplé de Joncheruines, de Nargoles et d’autres créatures magiques, reconnues ou non, fera l’affaire.
Distraitement, elle se pose deux questions : si son départ doit automatiquement être aussi scandaleux que celui des jumeaux Weasley il y a trois ans, et si un Reparo suffira à remettre en état ses Lorgnospectres.