Chapitre 1
1977 - Ecosse -
-Allô, Central ! Ici l’agent Patterson, vous me recevez ?
Dans la voiture de police lancée à vive allure, la petite radio grésilla funestement sans que quiconque ne se manifeste à l’autre bout du fil. Avec un grand coup du plat de la main sur le tableau de bord, le Sergent jura sans vergogne et plissa davantage les yeux. Devant lui, ses essuie-glaces oscillaient en un rythme rapide pour tenter de dégager la pluie battante qui se déversait sur le pays depuis plusieurs mois déjà. Malgré cela, la seule chose qu’il pouvait actuellement percevoir était les deux rais de lumière de ses phares, perçant la nuit noire. Ils illuminaient bien difficilement le chemin cabossé et boueux de la campagne écossaise, celui-ci traversant des kilomètres de lande inégale et détrempée.
-Daphné, tu me reçois ? demanda le policier en reprenant le talkie de la radio, relié par un cordon entortillé. Je suis derrière toi. As-tu toujours la cible en visuel ?
Un nouveau grésillement, difficilement perceptible à cause de la pluie tapant fort aux vitres, lui répondit, puis, une voix féminine se fit entendre. L’agent Patterson augmenta le volume à fond et se pencha davantage vers la console sans quitter la route des yeux. Un cahot plus violent que les autres le brinquebala et sa voiture perdit un peu de sa vitesse, sans toutefois descendre sous les cinquante miles à l’heure. Il réussit tout de même à entendre les quelques mots prononcés par sa coéquipière, ainsi que le bruit assourdissant de la moto qu’elle conduisait.
Avec une grimace renfrognée, il se redressa et tenta à nouveau de percer le mur liquide que sa Ford Escort Mexico blanche et orange traversait à toute allure. Il crut, un instant percevoir, les phares de la voiture qu’ils pourchassaient depuis plus d’une heure déjà, ainsi que ceux de la moto de l’agent Sandford le talonnant de près. Ils disparurent cependant rapidement à sa vue et, avec surprise, il prit conscience que le paysage devenait de plus en plus montagneux. Lorsqu’il tourna la tête vers la droite, il se demanda un instant s’ils étaient à hauteur des contreforts du Binnein Mòr. Ils ne pouvaient tout de même pas être au Ben Nevis, tout de même !
Il ne tarda pas à voir apparaître, devant lui, les longs rails luisants d’une voie de chemin de fer et il fut alors complètement déstabilisé. À sa connaissance, il n’y avait aucun train sillonnant la région dans ce coin, à part le Jacobite Steam Train qui se situait bien plus au Nord. Avec un grognement de surprise, il entrevit juste à temps les phares du fugitif et fit faire une embardée à son véhicule. Celui-ci dérapa durement sur la caillasse, mais bifurqua tout de même à temps sur la voie perpendiculaire que le voleur venait d’emprunter.
Il longeait maintenant les rails qui traversaient deux hauts pans de montagne, quasiment invisibles dans la nuit. L’agent Patterson sentait d’ailleurs le volant vibrer de plus en plus sous ses doigts, à mesure que la piste cabossée malmenait les amortisseurs et que les racines environnantes envahissaient le semblant de route.
-Central ! Ici l’agent Patterson ! cria-t-il à son talkie, dans un vain espoir d’être entendu de son poste général. Poursuivons toujours Archibald Hall et nous dirigeons vers le Nord, hors de la route nationale, à vous !
Personne ne lui répondit et il balança son communicateur sur le siège passager avec rage. Autour de lui, les flancs de montagne semblaient vouloir se refermer sur lui, à mesure qu’il suivait les rails enchâssés entre ces immenses murs de roche. Il ne tarda cependant pas à les dépasser et arriva en vue d’une très large vallée, coincée entre plusieurs chaînes de montagne et un gigantesque lac sombre. Il remarqua que la pluie se faisait peu à peu moins forte et il se permit d'accélérer l’allure malgré l’état de la route.
-Crr… Drake, tu crr... reçois ?
Le policier sursauta en entendant la voix de sa coéquipière percer les vrombissements de sa voiture et manqua se planter dans le décor en voulant attraper son talkie, tombé sur le plancher.
-Daphné ! Je te reçois. État de la situation !
Il entendit le moteur de sa Triumph Bonneville rugir à travers le communicateur, mais dû attendre quelques secondes avant que l’agent ne lui réponde.
-Crr...éservoir bientôt sur la réserve… Fugitif crr… déroute, son pneu avant cr...auche est crevé.
-Environnement ?
De nouveau cette friture qui lui usait les nerfs et lui donnait envie de jeter son matériel par la fenêtre. Il serra les dents en sentant sa Ford perdre de sa trajectoire lorsqu’elle s’engagea sur un terrain en pente, ravinant une eau diluvienne. Cependant, il conserva une main cramponnée à son talkie et l’autre serrée sur son volant.
-... Crr… Cuvette avec crr...uines d’un château. Crr… Cul de sac vers lac… Crr… Village à l’Est.
Un village ? Drake lâcha un juron sonore et coinça son talkie dans son autre main pour se pencher vers sa boite à gant. Ce faisant, il sentit sa voiture déraper davantage et dû redresser brutalement le volant pour ne pas se prendre un arbre. Ses roues revenues dans le sens de la piste, il entreprit à nouveau de déverrouiller le petit loquet de sa boite à gant. Celle-ci s’ouvrit finalement, au bout de plusieurs centaines de mètres et d’une demi-douzaine de jurons.
Une fois la carte papier du secteur en main, Drake se concentra rapidement sur le paysage brièvement illuminé par ses propres phares ; ainsi que ceux des deux véhicules qui s’engageaient maintenant dans la vallée à fond de train. D’un mouvement ample, il tenta d’ouvrir sa carte routière qui tressauta largement sur ses genoux en menaçant de glisser au sol. Le froissement du papier couvrit difficilement le moteur de la Ford et le couinement désagréable des essuie-glaces qui emplissaient entièrement l'habitacle.
Drake se permit un coup d’œil vers les petites maisons collées les unes contre les autres, sur sa droite, et jura de nouveau. Mais où pouvaient-ils bien être ? Il n’avait connaissance d’aucun secteur habité dans le coin, encore moins ravitaillé par le train, et cela l’inquiétait. Cela l’inquiétait d’autant plus que, quelques kilomètres avant, une angoisse tenace avait commencé à gronder dans sa poitrine, sans qu’il ne réussisse à en comprendre la raison. Il était un policier, que diable, et un bon ! Il ne devrait pas avoir peur d’une telle chasse à l’homme, même dans pareilles conditions.
En ruminant ses sombres pensées, qui le poussaient avec acharnement à abandonner cette course poursuite, il fit naviguer son doigt ganté sur la carte pour tenter de se repérer. Il jetait néanmoins des regards alertes vers la route pour s’assurer que leur fuyard continuait sur la piste menant aux immenses ruines. Il peinait toutefois à garder une trajectoire rectiligne et la chiche lumière de ses feux, ainsi que celle de son tableau de bord, ne lui permit pas de distinguer autre chose que les grands axes dessinés sur son plan.
-Crr… Il ralentit ! Crr…
Drake releva les yeux du papier glacé et reporta toute son attention sur le véhicule coincé dans le faisceau de la moto, maintenant collée à lui. Il la voyait perdre de sa vitesse, mais également de son adhérence sur le sol détrempé qui s’étendait en lisière d’une forêt sombre. Dans un dernier geste désespéré, le fugitif changea de direction au dernier moment et voulu s’enfoncer entre les hauts arbres les longeant sur la gauche.
Drake appuya sur le côté de son talkie, pour crier à sa coéquipière de ne pas le suivre, mais il n’en eut pas le temps. À cet instant, l’Aston Martin DB6 volée chassa de l’arrière et se retourna brutalement pour effectuer plusieurs tonneaux impressionnants. Des mottes de terre humide furent projetées alentour et la carrosserie encaissa les chocs en se pliant et en enserrant mortellement son passager.
Dans un cri qu’il ne put retenir, Drake aperçu alors la moto de la jeune femme être touchée par une des roues, toujours entraînée, et faire à son tour une embardée. L’action fut moins spectaculaire, mais le véhicule guidonna tout de même furieusement, avant de se coucher et de glisser sur une dizaine de mètres.
Lorsque le policier pila à quelques mètres de là, ses phares illuminèrent le gazon creusé de larges ornières grasses et imprégnées de plusieurs traînées d’huile luisante. Autour de celles-ci, de nombreux débris chromés étaient éparpillés, tel de gros poissons agonisants hors de l’eau, et une fumée âcre se répandait déjà dans cet air saturé d’humidité.
-DAPHNÉ !
Drake se précipita hors de sa voiture sans prendre le temps de couper le moteur et couru sous la bruine, pour rejoindre la motarde gisant au sol. Il remarqua immédiatement que son blouson de cuir était éraflé sur tout un flanc et qu’elle semblait se tenir le poignet gauche. Sans attendre, il s’agenouilla dans l’herbe gorgée d’eau pour la retourner sur le dos et observer son visage grimaçant à travers ses grosses lunettes de conduite.
-Ça va, j’ai rien, grinça-t-elle en serrant davantage son avant-bras. Va coffrer ce pourri au lieu de t’occuper de moi.
En relevant la tête, le policier aperçu la voiture froissée gisant sur le flanc et dont les roues continuaient de tourner doucement. Aucun mouvement n’était perceptible de là où il se trouvait. Il pouvait simplement apercevoir sa voiture éclairant, à elle seule, toute la scène de ses faisceaux jaunâtres, ridés par une pluie fine mais tenace.
-Je te ramène à la bagnole d’abord, dit-il à la jeune femme qui avait déjà entrepris de désangler sa mentonnière.
-Nan, Drake, tu dois…
-Pas de contestation, je suis votre supérieur hiérarchique et votre responsable, agent Sandford. J’ai dit : dans la voiture !
Il vit immédiatement sa grimace éloquente, mais elle ne répondit rien de plus et se laissa relever en râlant sur sa moto fichue. Il détestait devoir user de son autorité sur sa coéquipière, mais, à quarante ans biens tassés, et une longue carrière passée dans la police de Scotland Yard, il avait autre chose à faire que de perdre à nouveau un partenaire.
-Le chef va me tuer, l’entendit-elle soupirer, au moment où elle retirait son casque Jet. La révision venait d’être faite.
-À mon avis, c’est le moindre de nos soucis, lui répondit-il en observant les alentours.
Ils montèrent tous deux dans la Ford Escort et Drake alluma le plafonnier pour observer le poignet de Daphné. Il était rouge et légèrement gonflé, mais ne présentait aucune pliure anormale pour le moment. De son côté, elle avait le visage un peu blafard et ses cheveux blonds sortaient en bataille de sa longue tresse, mais, mis à part ça, elle semblait lucide et alerte.
-Bon, je n’ai pas la moindre idée d'où est-ce qu’on a atterrit, grogna-t-il en attrapant la carte routière sur le tableau de bord. Alors je te laisse regarder. Il ne devrait y avoir aucun village dans ce coin et ça m’étonnerait qu’on soit à Fort William, c’est à plusieurs heures d’ici.
-Peut-être qu’on est au niveau de Glencoe ?
-Impossible ! On a pris par le Nord pour suivre cet idiot, lorsqu’il a quitté la route, et ça m’étonnerait que ce lac soit un bout du Loch Leven.
La jeune femme d’à peine vingt-cinq ans acquiesça et attrapa le plan froissé de sa main valide pour y jeter un œil. Pour sa part, il ressortit du véhicule et approcha la voiture accidentée avec précaution. Il ignorait si leur fugitif était conscient ou non, alors il ne voulait prendre aucun risque inutile.
D’un geste rendu fluide par les années, il déclipsa la lanière de son arme de service et la sortit de son holster pour l’empoigner à deux mains devant lui. Ses pas étaient lents, calculés, et ils le firent contourner le coffre ouvert de l’Aston, en partie enfoncé dans la boue collante. Il avait de nouveau cette impression très désagréable qui le poussait à fuir à toutes jambes ce lieu désolé. Dans d’autres conditions, il aurait répondu favorablement à ce puissant instinct lui hurlant de décamper en vitesse, mais il avait un tueur à appréhender.
Drake continua son avancée prudente et arriva enfin au niveau du pare-brise, dont les éclats de verre crissaient sous ses bottes et renvoyaient la lumière des phares. Il s'aperçut bien vite que le siège conducteur était vide de tout occupant et qu’une traînée de sang frais courait sur l’herbe en s’étirant vers la forêt.
-Et merde !
Avec colère, il marcha à grands pas jusqu’à la lisière du bois à la noirceur impénétrable et jura plusieurs fois. Le sale type, il s’était évanoui dans la nature ! D’un mouvement brusque, il tapa du pied contre une souche pourrie et se tourna ensuite vers sa Ford. Dans son mouvement, il embrassa la scène et se figea lorsque ses yeux se posèrent sur Archibald Hall, homme actuellement recherché dans tout le pays et également appelé “Monster Butler” par la presse locale.
Celui-ci avait du sang lui coulant du front et semblait boiter bas, tandis que son revolver était pointé directement sur Drake. Le policier n’eut que le temps de voir son visage déformé par une grimace faite de peur et de souffrance, avant qu’un unique coup de feu ne retentisse dans l’air saturé.
Avec un temps de retard, il comprit que ça n’était pas l’homme qui avait tiré. Il le vit d’ailleurs sauter prestement derrière un large tronc, en tirant sans prendre la peine de viser, et fuir à toutes jambes dans la forêt. Plusieurs coups de feu lui répondirent et des éclats de bois sautèrent des entailles pratiquées par les balles du Smith & Wesson M10 de Daphné.
La jeune femme arriva ensuite bien vite à sa hauteur, mais ne put rien discerner dans la noirceur liquide de cette nuit pluvieuse. Pour sa part il avait, lui aussi, tenté d’entrevoir son ennemi, malheureusement il avait disparu trop vite dans la végétation pour qu’il puisse correctement le viser.
-On le poursuit ? lui demanda immédiatement sa coéquipière en lui jetant un regard alerte.
-Oui. Mais, si ça devient trop dangereux, on rebrousse chemin.
Il fit demi-tour en gardant un œil sur les bois et se jeta sur sa radio pour tenter de la régler au mieux.
-Allo, Central ! aboya-t-il en se laissant gagner par l’anxiété. Ici l’agent Patterson. Le fugitif est à pied, je répète, le fugitif est à pied et, en l'absence d’ordre contraire, nous allons le poursuivre pour l’appréhender.
Un grésillement infini lui répondit et il rappuya sur la touche de son communicateur vieillissant sans quitter la lisière de la forêt des yeux.
-J’ignore tout de nos coordonnées, mais notre véhicule est actuellement arrêté près d’un château en ruine, bordé d’un lac. Il y a également un village tout près, mais je ne sais pas si des gens y vivent encore, à vous !
Toujours aucune réponse. Il ne s’attarda cependant pas et raccrocha pour filer ouvrir le coffre de sa voiture. Il sentait la pluie couler dans son cou et s’accrocher à ses cheveux coupés ras, mais il se força à l’ignorer pour se concentrer sur la situation. Avec des gestes vifs, il souleva la couverture de gros coton pliée au fond de son coffre et en sortit un long pistolet-mitrailleur Sten. Celui-ci était de conception anglaise et il lui tira un sourire carnassier lorsque la crosse se cala naturellement dans le creux de son épaule. Daphné arriva près de lui au moment où il enclenchait le chargeur latéral et elle l’interrogea du regard.
-Situation exceptionnelle, répondit-il à sa question silencieuse. Enfile ce gilet pare-balle et ferme bien les poches une fois que tu as mis les plaques protectrices en métal.
La jeune femme se contenta d’attraper la veste de nylon, comme tout assentiment, et s’assura de bien le serrer à la taille pour ne pas qu’il la gêne. Elle semblait, elle aussi, en proie à cette peur diffuse qu’une bonne dose d'adrénaline tenait en respect, mais n’avait pas émis une seule plainte depuis qu’ils avaient échoué ici. Drake s’en félicita, il n’aimait pas les pleurnicheuses et appréciait la jeune femme pour son caractère franc et solide dont elle ne se départissait jamais.
-Comment c’est, le poignet ? demanda-t-il tout de même en la voyant tout faire de la main droite.
-Aucun problème, je n’en ai pas besoin pour tirer.
Il hocha de la tête avec satisfaction et finit de se vêtir de son propre gilet bardé de métal épais. Daphné attrapa ensuite deux lourdes lampes torches et lui en tendit une qu’il alluma sans tarder. Elle fit de même, mais tourna, à ce moment, un visage alerte vers les ruines les surplombant sinistrement.
-Un problème ? demanda immédiatement Drake en pointant sa lampe vers un gros arbre un peu à l’écart du bois.
-Non. J’ai cru voir bouger une branche mais ça devait être un reflet.
Leur faisceau lumineux balaya l’intégralité du haut végétal aux épaisses ramures, mais celui-ci était parfaitement immobile. Au loin, il lui sembla que le lac reflétait des fenêtres éclairées provenant du gigantesque château aux innombrables tours écroulées. Quelques battements de paupières plus tard, cette impression disparut, laissant croire que rien ne s’était passé.
-Ne traînons, pas marmonna le policier en refermant son coffre d’un geste sec. Attrapons notre homme et quittons ce lieu au plus vite.