Pansy n’était pas le genre de femme à se sentir mal à l’aise habituellement, peu importait le contexte et les circonstances. Dans ses souvenirs les plus lointains, alors qu’elle savait tout juste assembler quelques mots pour former une phrase correcte, elle n’avait jamais manqué d’assurance, ne perdant que très rarement ses moyens et faisant parfois preuve d’un culot relativement exemplaire. Sa mère lui avait appris à miser sur le paraître dès sa plus tendre enfance, lui faisant clairement comprendre que le masque qu’elle allait revêtir serait essentiel pour laisser une impression correcte à la face du monde. Cela n’avait pas d’importance que le costume soit cousu de mensonges, l’important était simplement qu’il soit taillé sur mesure et que la société vous complimente pour votre bon goût vestimentaire.
Cette leçon élémentaire de survie dans un univers qui avait longtemps été le sien, Pansy l’avait retenue. Jusqu’à cet instant, elle ne l’avait pas oubliée. Même après que ses parents aient estimé qu’elle ne valait pas la peine de mettre en péril le peu de réputation qui leur restait et l’aient reniée, elle avait fait en sorte de sauvegarder les apparences. Comme une ancienne ritournelle incrustée dans son esprit, elle ne pouvait s’en défaire. Peut-être qu’au fond, quand elle y réfléchissait bien, elle s’en était imprégnée et les mensonges s’étaient érigés comme une vérité absolue. Ressentir une quelconque gêne s’apparentait à de la faiblesse, et il n’était pas question d'être faible.
Le masque ne lui allait plus aussi bien au teint, le costume ne lui seyait plus non plus comme avant, mais elle était toujours capable de jouer le jeu, de miser sur une partie de poker où elle était déjà annoncée comme la grande perdante. Le vent, sa chance, avait tourné depuis des années. Elle ressemblait à ces sorciers pathétiques qui refusaient de laisser tomber et pariaient de grosses sommes jusqu’à ce que leurs poches soient trouées. Elle pouvait essayer de se cacher derrière les apparats qu’elle connaissait, mais plus personne n’était dupe. Encore moins elle-même.
— Je crois que vous ne me connaissez pas suffisamment pour tenir ce genre de propos à mon égard, finit-elle par dire pour masquer la gêne qui venait de s’immiscer suite au compliment étrange de la jeune femme.
— Je ne crois pas que ce soit nécessaire pour exprimer ce que je pense, rétorqua la rousse avec un aplomb étonnant. Si je vous trouve jolie, je vous le dis. D’ailleurs, Hop et moi…
Pendant quelques secondes, le regard de l’inconnue se perdit une nouvelle fois sur sa gauche. Cependant, elle se reprit aussitôt, comme si elle avait une nette conscience de la présence d’une autre personne dans la pièce et de son comportement absurde. De nouveau, elle se tordit les doigts et détourna les yeux pour fixer un point invisible sur le mur derrière Pansy.
— Vous délirez, assena cette dernière, acerbe.
Le léger frisson de plaisir qui lui avait parcouru l’échine quand la rousse lui avait dit la trouver jolie lui était extrêmement désagréable et elle se maudissait tout particulièrement d’y avoir cru pendant un court laps de temps. La femme qui était debout face à elle était folle, c’était un fait. Elle tenait des propos incohérents sur une personne qu’elle semblait imaginer à ses côtés, elle en était même venue à la nommer par un surnom. Comment, en sachant cela, croire un seul des mots qui sortait de cette bouche ? Une bouche étonnamment belle sur laquelle se dessina soudainement un sourire attendrissant.
— C’est vrai, mais ce n’est pas très étonnant, fit-elle en montrant d’un signe de tête la porte du cabinet du psychomage. Il faut croire que j’ai une raison d’être ici. Et vous, vous en avez une ?
Sous le regard bleu de l’inconnue de la salle d’attente, Pansy eut tout à coup l’impression de se sentir totalement nue. Son masque, son précieux costume, glissa tout à coup et elle ne put le rattraper. Il lui paraissait que ses lèvres tremblaient et que ses paupières, le plus souvent lourdes, s’étaient ouvertes devant la brusquerie, la franchise trop évidente, de cette femme aux allures fantasques dont les émotions, à vif, débordaient par tous les pores de sa peau. C’était comme si, en un froissement de minutes, elle était parvenue à réveiller les fantômes de ses souvenirs, à ranimer ses douleurs.
— Si vous ne voulez pas me le dire, ne me le dites pas. J’ai mis du temps à l’accepter, donc je suppose que ce doit être difficile pour vous aussi. Après tout, nous avons tous un épouvantard dans le placard. C’est toujours un supplice de l’en faire sortir, vous ne trouvez pas ? Quelque part, le laisser partir, c’est aussi se laisser partir soi-même. Enfin bon, vous devez vous dire que je raconte n’importe quoi alors qu’on ne s’est pas encore présentées et…
Elle n’en eut pas le temps. La porte du cabinet s’ouvrit sur le Dr Warren. La soixantaine bien tassée, celui-ci était un homme aux cheveux argentés et au front strié d’une multitude de rides profondes. Ses lèvres s’étiraient en un sourire avenant, vaguement complaisant, qui démontrait sa tendance à l’égocentrisme. Victime d’un embonpoint qu’il avait pris au fur et à mesure des années passées aux côtés d’une épouse excellente cuisinière, il savait s’en servir pour se donner cette apparence faussement débonnaire. Ainsi, il obtenait la confiance de ses patients.
— Morag, ma chère, venez par ici ! s’exclama-t-il en tendant le bras vers elle pour l’attirer dans sa direction. Sachez que je suis heureux de vous revoir en si bonne santé.
Tandis qu’il l’entraînait dans son cabinet, il ne prêta aucune attention à Pansy. Si cette dernière en aurait d’ordinaire été frustrée et l’aurait fait savoir d’une manière ou d’une autre, elle ne le remarqua pas cette fois-ci.
Les sourcils froncés, elle venait de mettre un prénom sur le visage de l’inconnue. Morag. Ce prénom, elle ne l’avait entendu qu’une seule fois lors de sa répartition, mais il trouvait un écho certain dans ses souvenirs. Morag. Morag MacDougal. Une Serdaigle. Elles ne se connaissaient pas vraiment, elles étaient simplement de la même année. La promotion 1991-1998. Leurs maisons avaient sans doute eu plusieurs cours commun au fil des ans, mais elle ne se souvenait pas lui avoir accordé de l’intérêt. Un visage, un prénom parmi tant d’autres. Un visage et un prénom qu’on oublie jusqu’à ce que le hasard nous les rappelle. Un visage, un prénom, une personne qui, comme elle, avait vécu la guerre.