Elle remua son café, peut-être plus violemment que nécessaire. Le regard de l’homme suivit la cuiller, avant de remonter à ses yeux, ses pommettes, aux ses lèvres qu’elle gardait hermétiquement fermées, en un sourire légèrement crispé.
Le sorcier qui la dévisageait - ou alors peut-être était-ce un SemPo, elle n’en savait rien, et elle s’en moquait - avait les joues empourprées, les iris brillants de désir, la bouche un peu entrouverte.
L’espace d’un instant, elle eut envie de faire s’affaisser ses lèvres peinturlurées, de quitter ce masque de jeune femme niaise, de sortir du restaurant, de passer directement à l’étape suivante. Elle avait toujours eu horreur des paroles inutiles. Des présentations en général.
Aux uns, elle se prétendait célibataire, aux autres, elle avouait qu’elle était mariée, à quelques uns, elle se disait mère. Ce n’était pas toujours faux, mais ce n’était jamais vrai.
À d’autres enfin, sans se taire vraiment, elle n'ajoutait rien, elle ne parlait pas. C’étaient sans doute ses préférés, ces rendez-vous improvisés dans un motel miteux, où le seul langage était le désir charnel, où les seuls soupirs étaient les gémissements d’extase.
Elle soupira discrètement, et le sourire de l’homme s’élargit, comme si c’eût été un honneur, une promesse incertaine. Ce n’en était pas une, évidement.
Elle s’ennuyait.
Qu’elle détestait, finalement, ce désir contenu, cette fausse politesse, cette ardeur cachée derrière une façade bancale ! Les yeux de l’homme trahissaient son amour, mais elle en voulait plus. Qu’il se consume dans les flammes de ce désir dont elle était l’objet, dont elle aimait tant être l’instigatrice, dont elle ne pouvait se passer, qu’importe l’homme ou le lieu, qu’importe qui elle prétendait être.
Il avait commencé à parler, d’une voix tremblante, d’un ton coincé. De lui peut-être, ou de quelqu’un d’autre, mais elle n’écoutait pas. Elle n’écoutait rien.
Elle soupira à nouveau.
Elle les haïssait vraiment, ces présentations hâtives et fausses, ces introductions hypocrites.
Qu’elles lui étaient pénibles, ces premières rencontres...
OoOoO
« Caralho ! »
Winter ne put s’empêcher de jurer lorsque l’énorme pile de grimoires s’écrasa sur le sol - et sur son pied. La vieille libraire le dévisagea d’un air plus désespéré que réprobateur alors que l’unique cliente de la minuscule boutique souriait, gênée.
Le jeune homme n’eut pas besoin d’entendre l’agaçant carillon de l’entrée pour savoir que la femme était partie - éphémère cliente desormais disparue.
« Largue, bougonna la patronne en arrachant presque de ses mains les livres qu’il ramassait, avec une force surprenante pour une sorcière de son âge. Eu farei. »
La vieille femme le foudroya du regard, sans égard pour son pied meurtri.
Winter réprima un soupir.
Cela faisait trois semaines qu’il travaillait dans cette petite librairie du Chemin de Traverse, écrasée par deux échoppes tapes-à-l’œil, gérée par une canonique sorcière portugaise établie à Londres depuis des années. La boutique sentait la poussière et le savoir, et la libraire elle-même ne vivait que pour ses antiques grimoires et ses parchemins jaunis. Elle qui n’avait jamais eu besoin d’employé avait engagé le jeune homme par "solidarité portugaise"- Winter n’avait jamais osé lui dire qu’il était brésilien.
« Pára de sonhar. Aqui. Voce pôde ir.»
La vieille dame lui fourra un chèque dans la main, puis lui désigna la porte. Winter aurait pu se sentir honteux de prendre sa journée plus tôt et de la laisser travailler seule, mais un regard de la patronne et il s’éclipsa aussitôt, grimaçant lorsque l'horrible carillon retentit sous son passage.
La soirée venait de commencer, mais les petites allées du Chemin de Traverse étaient déjà plongées dans une obscurité presque totale. Sous terre, on aurait pu croire que la lumière serait artificielle, mais les Anglais avaient au contraire pensé à forer savamment de petits trous dans les galeries, de sorte que, le jour, de minces rayons de soleil perçaient le sol et illuminaient échoppes et passants. Mais la nuit tombée, seules les plus grandes rues disposaient de fins lampadaires élégamment agencés, tandis que les petites ruelles s’éclairaient comme elles pouvaient à la lumière vacillantes de minuscules lanternes nichées entre les murs.
Elle ne suffisait apparemment pas à Winter qui sortit sa baguette, avant de murmurer: “Lumos”
Celle-ci ne s’alluma pas, et nulle lueur n’éclaira le visage fermé du jeune homme, qui la rangea d’un geste agacé, avant de s’éloigner d’un pas vif.
Au fur et à mesure qu’il martelait les pavés irréguliers, la flamme des lanternes s’agitait, puis s’éteignait, avant de se rallumer, dans une inquiétante régularité.
Si la vieille libraire avait été moins occupée à trier les nouveautés du mois, ou si le sorcier que le jeune homme dépassait sans le voir n’était pas ivre mort, ils auraient été intrigués de l’étonnant spectacle déclenché à son passage.
Et si Winter n’avait pas été Winter, habitué à ce que sa baguette ne s’allume pas, que sa magie lui échappe, que ses émotions le trahissent, il s’en aurait sans doute inquiété, lui aussi.
« Je suis rentré, lança-t-il, trente minutes plus tard, en pénétrant dans l’appartement qu’il partageait avec son ami. »
Théoriquement, le confortable deux-pièces où il logeait depuis un an était tout autant le sien que celui de Louis, mais Winter n’avait jamais réussi à le considérer comme tel. Jamais il n’aurait pu se payer le salon au parquet ciré, les murs d’un blanc immaculé aux moulures délicates, ou même leur chambre beaucoup plus confortable qu’un logement d'étudiant.
Louis non plus, d’ailleurs, mais ses parents le lui offraient, et si le jeune Weasley n’avait aucun scrupules à profiter de la générosité des siens pour accueillir son ami, Winter n’était pas de son avis. L’argent qu’il gagnait à la librairie était exclusivement employé à “rembourser sa dette” - même s’il en était loin. Bien sûr, son père aurait pu lui donner de quoi payer, mais n’y était sans doute pas disposé - et, de toute façon, le lui demander n’était pas une option.
L’appartement était presque entièrement dans la pénombre, et Winter suivit la lueur qui filtrait de la chambre.
« Je suis rentré, répéta-t-il d’un air faussement agacé en poussant la porte de la pièce. L’accueil craint, ici.
-Ferme-la, Winter, soupira Louis, mais son ami put clairement voir son sourire en coin. Je travaille. »
Le jeune homme était en effet attablé à son bureau, recouvert de parchemins noircis et de livres cornés, la tête entre ses mains.
Winter soupira à son tour, et s’affala sur son lit. Son job d’été enfin terminé, ses études à l’université le rattrapaient de plein fouet.
« J’ai fini de relever les articles du Code, l’informa Louis en passant une main fatiguée dans sa chevelure blonde. Je t’ai laissé la partie exclusivement brésilienne, j’y comprenais rien. »
Winter fronça les sourcils, comme à chaque fois que quelque chose lui déplaisait.
« C’est toujours en portugais ? Je te l’ai pas déjà traduite avant-hier ?
-Si, mais j’y comprends toujours rien, râla-t-il en réprimant un bâillement. »
Le jeune homme leva les yeux au ciel et balança un oreiller au visage de son ami. Au lieu de le lui renvoyer, celui-ci le prit dans ses bras et posa son visage dessus, les paupières closes.
Winter partageait sa fatigue, mais le temps pressait.
« Et qu’est-ce qui te fait penser que j’y arriverai ? »
Louis ne daigna pas ouvrir les yeux.
« Tu es plus intelligent, plus sérieux et plus brésilien que moi. Tu devrais comprendre “que le Code Magique brésilien, sans être inspiré du Code Portugais, est au contraire bien plus proche de Code Britannique, à l’exception des articles 692 à 735” récita-t-il d’une voix monotone. C’est la phrase que je retrouve partout dans toutes les thèses qui parlent du Brésil et de l’Angleterre.
-Sauf qu'on ne fait pas une thèse, mais un simple objet d’étude, rétorqua Winter qui s’était levé pour saisir les parchemins recouverts de l’écriture désordonnée de son ami et de sa propre plume, bien plus soignée. Et je croyais que tu avais relevé tous les articles ?
-Pas de 692 à 735 ! répliqua-t-il en se relevant légèrement. J’ai passé la journée à travailler !
-Moi aussi, tu sais, fit remarquer le jeune homme. Et je ne me plains pas comme un gamin de sept ans. »
Il fut percuté par l’oreiller que Louis venait de lui envoyer d’un air rageur, et réprima un éclat de rire.
« Après, c’est moi qui suis susceptible, se moqua-t-il devant la moue boudeuse de son ami, qui semblait regretter le confort de son coussin. »
Louis Weasley était un jeune homme de 20 ans, très extraverti, assez peu concentré mais sérieux quand il le fallait. C’était le fils de Bill et Fleur Weasley, personnalités assez influentes chez les sorciers britanniques. À la différence de certains de ses cousins, enfants de héros de guerre à la renommée internationale, et même si le nom Weasley était toujours assez connu, l’ascendance du jeune sorcier ne lui attirait pas souvent de regards admiratifs ou de faveurs arbitraires, ce qui, de son propre avis - et de celui de Winter - était une bonne chose.
Pas besoin en effet d’un patronyme réputé pour que les regards convergent vers lui, pour qu’un simple sourire lui ouvre des portes, ou pour tout simplement être aimé de tous. D’après ce que Winter avait compris, son ami avait des ancêtres Vélanes, lui conférant un pouvoir de séduction assez impressionnant.
De ses mèches blond vénitien à ses iris verts pommes, en passant par son teint pâle, ses traits parfaits et son corps de rêve, Louis Weasley était beau, très beau, trop beau peut-être.
Winter n’avait été que trop de fois témoin de l’air hagard des filles après son passage, des sourires en coin que leurs mentors lui assénait parfois - hommes ou femmes, des murmures qui le suivait parfois, dans des lieux publics. À côté, n’importe qui se serait senti parfaitement banal - et parfaitement laid, aussi.
Laid, Winter ne l’était pas particulièrement, et banal, il ne l’était assurément pas.
C’était un jeune homme de 21 ans, de taille moyenne mais d’une maigreur presque maladive qui lui donnait l’air d’un adolescent de quinze ans - jamais personne ne croyait qu’il était majeur, et plus âgé que Louis. Son visage fin était très pâle, et sa peau translucide laissait parfois entrevoir de fines veines, surtout au niveau des mains - personne ne croyait jamais qu’il était brésilien, non plus. Le plus surprenant était sans doute sa chevelure désordonnée, d’un blond presque blanc, assortis à ses iris bleus glaciers. Oui, Winter portait bien son nom.
Il avait grandi à São Paulo, capitale du Brésil magique. C’était d’après ses professeurs et son père, qui le lui rabâchait sans cesse, la seule grande ville au monde où la population sorcière était bien supérieure aux Moldus - ou SemPo, de Sem Poderes, comme ils étaient appelés là-bas.
Sa scolarité à Castelobruxo, l’école de magie locale, lui avait permis via un programme commun avec Poudlard, d’entretenir dès la première année une correspondance régulière avec Louis, dans la même année que lui.
Correspondre par lettres avec un inconnu avait d’abord intrigué le petit garçon qu’il était alors, mais il avait fini par comprendre qu’il était bien plus facile de se livrer sur parchemin que de se confier à des amis éphémères, ou à une famille dans laquelle il n'était plus à l’aise. Winter et Louis avait fini par devenir amis, à travers les lettres hebdomadaires qui, même quand elles ne furent plus obligées par leur collège, n’en restèrent pas moins aussi régulières.
Le jeune brésilien considérait l’Anglais comme son meilleur ami et c’était tout naturellement que, lorsqu’il eut appris qu’ils envisageaient tout deux la même formation, celui-ci lui proposa de se mettre en colocation.
Michael College, unique collège magique de la prestigieuse université d’Oxford, était contre toute attente une institut plutôt récente.
Elle existait déjà avant la Première Guerre, mais c'était sous la pression des étudiants diplômés de premier cycle qui déploraient le faible niveau de l’enseignement magique supérieure qu’elle fut rénovée, puis réagencée pour devenir en quelques années une des plus prestigieuses formations sorcières du monde entier.
Elle accueillait des étudiants de tous les pays, et offrait un choix de disciplines variées, de la finance à l’astronomie, en passant par le droit sorcier. C’était cette branche que Winter et Louis étudiaient depuis un an.
Pour passer en deuxième année, ils devaient réaliser en binôme un objet d’étude, à savoir un simulacre de thèse sur le Code Magique, agrémenté d’exemples précis.
Après plusieurs journées de débat, Winter et Louis avaient décidé - enfin, Louis avait réussi à convaincre Winter - de se rendre à São Paulo pour étudier les différences et similitudes entre le Code Magique Britanniques et le Código Mágico brésilien.
Le voyage n’était pas offert, et le jeune homme espérait vraiment que son objet d’étude valait la peine de dépenser quinze Gallions chacun, de passer un mois dans un logement miteux et de revenir sur les lieux de son adolescence, qui n’avait pas été des plus joyeuses.
La famille de Winter n’avait pas toujours été froide et lointaine, aussi divisée que du verre brisé. Il n’avait pas toujours eu une belle-mère anglaise qui ne parlait pas sa langue, qu’il ne connaissait pas et ne voulait pas connaître, son père n’avait pas toujours été l’homme froid qu’il affectait d'être, les traits de sa petite soeur Nova n’avaient pas toujours été fermés, insensibles. Sa magie était docile, avant. Les Lawson-Aviz étaient unis, jadis. Winter avait eu une mère. Et quelle mère !
Il se souvenait de ses tendres étreintes, elle qui n’en était pas friande, pourtant.
Il se souvenait de son visage aussi fin que le sien, de ses cheveux aussi blonds que les siens, du grain de beauté sur son nez droit, le même que le sien.
De ses longues mèches pâles qu’il adorait entortiller autour de son doigt, quand elle le portait dans ses bras, la nuit.
Et de ses expéditions, de leurs expéditions, dans la forêt Amazonienne, sur les rives de l’Amazone, sous les chants des oiseaux colorés, les ombres des esprits champêtres, les hennissements, bruissements, grognements, rugissements des créatures magiques qui les entouraient.
Car Luiza Aviz - elle n’avait jamais accepté de porter le nom de son mari - était une célèbre exploratrice, connue de tout le Brésil pour ses recherches sur les esprits. Beaucoup la pensait magizoologiste, profession bien plus répandue. Mais la mère de Winter était spiritologue, et, aux yeux du petit garçon qu’il était alors comme à ceux du jeune homme qu’il était devenu, c’était le plus beau métier du monde*.
Il avait la chance de l’accompagner à chacune de ses “missions,”, qui se faisaient de moins en moins espacées à mesure que la jeune femme gagnait en notoriété.
Malgré les propositions qui affluaient, malgré les réticences de son mari, malgré la jalousie de sa fille, elle n’emmenait que Winter, toujours que Winter, rien d’autre que Winter.
Personne d'autre n’accompagnait Luiza dans son travail.
Jamais sa soeur, son père, ne voguaient sur l’Amazone, jamais ils ne riaient avec les Caiporas, jamais ils n’étaient la cause de la joie qui illuminait son visage, du sourire qui adoucissait ses traits. Personne jamais n’avait été si important aux yeux de Luiza que lui, lui disait parfois son père, pour cacher son amertume. Personne n’était autant aimé de Maman que lui, lui disait parfois Nova, pour masquer sa jalousie. Personne n’avait autant de chance que lui, se disait le petit Winter en étreignant sa mère, heureux.
Personne n’avait autant pleuré lorsque Luiza avait été blessée par un esprit dur.
Personne n’avait autant crié en voyant le liquide poisseux s’écouler de son front, en comprenant qu’elle était en danger.
Personne n’avait autant eu peur, n’avait autant prié, autant espéré, quand elle était hospitalisée.
Personne d’autre, Winter en était sûr, n’avait ressenti ce trou profond se creuser en lui, cette plaie béante s’ouvrir en lui, lorsque l'on avait annoncé sa mort.
Personne, il le savait, n’avait dû lutter contre un Caipora déchainé, n’avait du faire face à des phénomènes inexpliqués, n’avait autant souffert, à cause d’une tristesse intarissable, à cause d’une magie incontrôlable.
Personne, jamais, n’avait autant aimé Luiza Aviz.
Et ce n’était pas tout.
Winter avait perdu le contrôle de sa magie, arraché par le Caipora enragé, meurtrier de sa mère. Mieux que quiconque, il savait que ces esprits violents devaient être domptés. Les Caiporas créaient des failles dans les esprits, sorciers comme Moldus, et la victime perdait peu à peu l’usage de sa conscience, jusqu’à en devenir canonique. Ou en mourir. Les fragments de conscience ainsi arrachés étaient rattachés au Caipora, qui s’en nourrissait et devenait plus fort.
Winter n’en avait jamais eu peur, ne l’avait jamais compris, avant d’y être confronté.
Luiza avait lutté contre un de ces êtres, qui avait réussi à briser son esprit avant d’être finalement neutralisé. Vaillamment, sa mère avait tenté de s’accrocher à la vie, mais il était trop tard malgré les potions et les sorts.
Avant de s’éteindre, le Caipora avait tenté de s’en prendre au petit garçon en larmes, mais il était trop faible. Les médicomages qui s’étaient occupés de l'enfant lui avaient répété combien il avait de la chance que son esprit soit ressorti intact de la Morsure, comme ils l’appelaient.
Le jeune homme n’était pas d’accord avec ce surnom. Le pluriel aurait été plus indiqué.
Il avait eu l’impression que des milliards de bêtes invisibles le mordaient à pleines dents, pour arracher jusqu’à la moindre parcelle de conscience de son être.
Il avait lutté, et plutôt que de repousser le Caipora, Winter avait eu la désagréable impression que celui-ci se nichait en lui, s’installant confortablement dans les méandres de son esprit pour le détruire peu à peu.
Personne ne l’avait cru, bien sûr, et Winter lui-même n'y pensait bientôt plus, la vue brouillée de larmes. De toute façon, il avait sans doute faux. Son esprit se portait très bien. Seule sa magie lui faisait défaut, cette magie précoce si développée chez lui avant l’accident.
En rentrant à Castelobruxo, Winter avait eu honte de ne pas être capable d’exécuter le moindre sort, lui qui enfant était si prometteur. Lui dont la magie prématurée faisait la fierté de son père, la jalousie de sa soeur, l’amour de sa mère. Il n’en était pas devenu Cracmol pour autant.
Non, son sort était pire, il en avait conscience.
Le jeune homme avait une magie débordante, une magie grandissante qu’il ne pouvait - et ne pourrait jamais - contrôler. Il était capable, lorsque ses émotions prenaient le dessus, de déchainer les éléments, de transplaner sans savoir où, de briser verres et vitres, mais ne pouvait même pas exécuter un simple Lumos.
Sa baguette en bois clair n’était qu’un vulgaire jouet. Jamais son bout ne s’était allumé, et jamais il ne s’allumerait.
Comme une baguette cassée en deux, toujours magique mais inutile, Winter était brisé.
Irrémédiablement brisé.
Louis agita une main agaçante devant les iris glaciers de son ami, qui leva un visage interrogateur vers lui.
« Il est presque 22h, l’informa-t-il. Donc sois-tu bosses, sois-tu vas faire ce que tu as à faire. Parce qu’on part dans une semaine, pour info. »
Le jeune homme fronça les sourcils, intrigué.
« Ce que j’ai à faire ? De quoi-tu …? fit-il avant de s’interrompre. Caralho… »
Il se leva brusquement, attrapa un jean propre qui trainait sous son lit et une chemise froissée avant de courir s’enfermer dans la salle de bain sous les ricanements de Louis.
« T’aurais-pu me le dire avant ! bougonna Winter en boutonnant précipitamment ton haut.
-Merci, se moqua Louis. Et n’oublie pas ton caillou. »
Winter ne daigna même pas répondre, glissant effectivement une petite pierre aux bords irréguliers dans sa poche.
Depuis ses sept ans, le brésilien ne s’en était jamais séparé. Beaucoup pensait que c’était son porte-bonheur, une simple excentricité de sa part, une ridicule superstition. Mais Winter les détrompait d’un regard.
Cette pierre, il l’avait ramassée sur les rives de l'Amazone, là où sa mère avait été tuée. Cette pierre, le jeune homme n’osait parfois plus la toucher, convaincu qu’elle portait encore le sang de Luiza. Mais il ne pouvait pas s’en séparer, comme si ce simple galet représentait le seul lien restant avec son passé, le seul lien qu’il ne voulait pas, qu’il ne pouvait pas sectionner.
Petit, il se disait que sa mère s’était réincarnée en esprit, et que la pierre était hantée, et qu’elle lui ferait bientôt signe. Mais il avait fini par laisser tomber l’idée, sans pour autant se séparer du caillou, dernier vestige d’une enfance douloureuse.
Louis le dévisagea un instant en mordillant son stylo, puis reporta son attention sur les parchemins épars. Il parcourut du regard un épais grimoire avant de le refermer en soupirant de dépit.
« Bon, marre de travailler, dit-il en se levant. Je t’accompagne. »
Son ami, qui laçait ses Converses, s’interrompit.
« Tu m’accompagnes à un dîner chez mon père ? Je pense que le moment est mal choisi pour annoncer nos fiançailles, Louis, plaisanta-t-il, en partie pour dissiper l’appréhension qu’il ressentait à l’approche de la réunion de famille. »
L’intéressé éclata de rire avant de lever les yeux au ciel, pas dupe de la manoeuvre.
« Tu me brises le coeur, chéri, ironisa-t-il en attrapant une paire de baskets neuves. Je dois passer voir Dom’, je te l’ai dit hier. Et je voulais en profiter pour te faire transplaner. »
Winter ravala la remarque qu’il préparait et se leva, rembrunit.
« Pas besoin de ton aide, merci, fit-il, plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu. Je peux transplaner moi-même.
-Et te retrouver dans la Tamise ? répliqua Louis sans animosité aucune. Winter, tu es en retard. Arrête de faire ta tête d’Abraxan et…
-Je prends le Magicobus, le coupa le jeune homme, qui s’avançait déjà vers la porte. »
Louis ne lui laissa pas le temps d’actionner la poignée. Il lui saisit le bras, le fit pivoter avec lui et ils disparurent.
Winter perdit momentanément l’usage de ses poumons, se sentant étiré de tout part.
Ils réapparurent presque aussitôt dans une allée très éclairée, bordée d’élégantes demeures aux pierres pourpres, sous un ciel sombre et nuageux.
Winter se dégagea violemment et se tourna vers son ami, mais celui-ci s’était déjà volatilisé, échappant de justesse à ses jérémiades.
Le jeune homme poussa quelques jurons brésiliens, puis leva la tête. Il balaya les maisons propres et nettes, toutes identiques, cherchant le numéro 10. Il gravit lentement les marches immaculées, traînant des pieds, peu enchanté à l’idée d’un dîner avec son père et sa nouvelle femme.
Sa soeur serait-elle présente ? Winter ne savait pas s’il l’espérait ou non.
Sa relation avec Nova, de deux ans sa cadette, avait toujours été étrange. Petits, bien sûr, ils s’entendaient mieux, mais il avait toujours été quelque peu déstabilisé par la lucidité et la clairvoyance de la jeune fille.
Avant la mort de leur mère déjà, Nova était très peu bavarde, introvertie sans être timide, fière sans être froide, arrogante sans être vantarde. Presque fade.
Depuis quelques années, elle s’était encore renfermée, perpétuellement cachée derrière sa chevelure sombre, aussi lisse que sa personnalité - ou bien, ce qu’on en percevait.
Winter savait bien que sa soeur était bien plus que la coquille vide qu’elle laissait entrevoir, mais creuser était difficile, et il en avait perdu l’envie. Lorsqu’il avait reçu, la veille, une lettre signée de son père le priant de venir dîner chez eux, il s’était pourtant laissé surprendre à espérer que Nova soit présente. Il ne savait même pas pourquoi.
Peut-être aurait-il aimé retrouver la petite fille brune, un peu gauche, au rire si rare que, quand il retentissait, Winter souriait jusqu’aux oreilles.
Le jeune homme frappa à la porte blanche avant de penser à faire demi-tour. Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt, le faisant sursauter malgré lui.
« Bonjour. »
Winter ne put retenir une exclamation de surprise.
Une jeune fille se tenait dans l’entrée, une grosse mèche de cheveux châtain lui cachant la moitié du visage. Son unique oeil visible, bleu glacier, le dévisageait d’un air impassible, et ses lèvres fines, les mêmes que les siennes, étaient hermétiquement closes en une moue qui se voulait peut-être sourire.
Nova n’avait pas changée.
Winter réprima un soupir. Il se sentait un peu honteux. L’espace d’un instant, il eut honte d’avoir montré tant de surprise face à sa petite soeur. Il ne se l'avouait pas, mais la voir ainsi dans l’encadrement de la porte, son iris bleu fixés sur lui, lui rappelait un peu sa mère.
Nova ne lui ressemblait pas du tout, pourtant, avec ses épais cheveux bruns et son visage maigre.
Winter avait seulement eu la sensation de retrouver une part de son passé, du passé qu’il tentait en vain d’oublier, un fragment de son histoire que l’on lui aurait remis sous le nez, sans prévenir. Ce n’était pas pour rien qu’il maintenait une certaine distance avec sa famille, sa soeur comprise.
Il soupira à nouveau et composa un sourire assuré sur ses lèvres fines.
« Salut Nova ! Je peux entrer ? »
La jeune fille s’effaça et Winter pénétra dans l’intérieur cossu de la maison. Son père n’avait pas fait les choses à moitié, songea-t-il, un peu agacé.
Le jeune homme n’aurait jamais cru que ce dernier s’installerait en Angleterre - ou pire, se remarierait. Les parents de John Lawson étaient certes britanniques, mais leur fils avait grandi à São Paulo, épousé une Brésilienne et tous prêtait à croire qu’il allait rester dans cet pays qu’il disait tant aimer.
Sa nouvelle femme, quant-à-elle, n’était pas vraiment une de ces belles-mères que l’on haïssait facilement. Isabel - ainsi se nommait-elle - était une sorcière ronde, joviale et douce, le genre de femme impossible à détester, tellement différente de feu sa mère que Winter se demandait chaque jour pourquoi John Lawson l’avait-il choisie.
Le jeune homme sortit de ses pensées pour se tourner vers Nova, qui le regardait en silence. Il ouvrit la bouche, mais elle le devança.
« Papa n’est pas là, l’informa-t-elle. »
Winter fronça les sourcils.
« Il va arriver, alors ? Je veux dire, pourquoi… ?
-C’est moi qui t’ai envoyé la lettre, le coupa la jeune fille. Pas Papa. »
Son frère la dévisagea, intrigué, presque méfiant.
« Donc il ne m’a jamais invité à dîner ? répéta-t-il, incrédule.
-T’es lent à la détente, souffla Nova sans ironie apparente. C’est moi qui ai écrit la lettre. »
Le jeune homme se laissa tomber sur un canapé en cuir, parcourant la pièce du regard pour réfléchir un instant. Sa soeur quant à elle restait debout, son iris bleu toujours fixés sur lui.
« Et pourquoi tu m’as fait croire qu’on avait un dîner ? demanda enfin Winter, qui ne comprenait pas.
-Je voulais te parler.
-Alors pourquoi m’as-tu fait croire que Papa m'avait invité ? répéta-t-il, incrédule. Si tu voulais me parler, tu n’avais qu’à m’envoyer un hibou. Signé de toi, je veux dire. »
Nova baissa la tête, triturant une mèche châtain.
« Je ne savais pas si tu aurais accepté de me voir, avoua-t-elle en grimaçant, comme si la confession lui faisait mal. Je me suis dit que, pour Papa, tu allais forcément venir. »
Winter haussa un sourcil.
La lettre, reçue il y deux jours et qu’il croyait de son père, avait aussitôt finie brûlée par sa magie instable, qui ne comprenait pas plus que lui pourquoi sa famille tentait de reprendre contact après avoir affecté l’indifférence la plus totale.
C’était Louis, encore une fois, qui l’avait presque forcé à y aller, et le jeune homme n’aurait pas mis le pied chez un père qu’il détestait sans la perpective accablante d’une soirée de travail supplémentaire.
Si la lettre avait été signée Nova, il aurait beaucoup moins hésité.
Un silence gênant s’était installé, et avant qu’il ne puisse songer à le rompre, sa soeur prit la parole.
« Je voulais te demander quelque chose, fit-elle d’une voix plus assurée. »
Elle avait cessé de jouer avec ses cheveux, qu’elle avait rejetés en arrière. Ses deux iris glaciers étaient visibles, maintenant, et transperçaient Winter d’un air déterminé.
Son frère gigota un instant sur le canapé, mal à l’aise. Il s’était toujours moqué de la tendance qu’avait sa cadette à préparer le terrain avant de poser la moindre question, aussi anodine soit-elle.
« Ton objet d’étude avance ? »
Le jeune sorcier resta interdit un instant, puis manqua froncer les sourcils. Il ne s’attendait pas du tout à ça. Quand avait-il parlé de ses études à sa soeur, au juste ?
« Bien, merci, répondit-il en souriant d’un air interrogateur. Mais comment…?
-Tu vas bientôt à São Paulo, non ? le coupa-t-elle une nouvelle fois. »
Il perdit son sourire. Jamais sa cadette n’évoquait le Brésil, surtout depuis que leur père avait déménagé.
La nuit était tombée, maintenant, et la brise estivale était anormalement forte en cette soirée nuageuse.
Le vent soufflait contre les vitres immaculées de l’élégante demeure dans un murmure grandissant, mais, lorsque Nova parla, Winter entendit distinctement ce qu’elle disait.
« Emmène-moi avec toi. »
-Merde !
-Laisse. Je vais le faire
-Arrête de rêvasser. Tiens. Tu peux y aller.
*Je trouve aussi que “spiritologue” est un très beau métier ;)