Cette histoire est écrite en temps que participation au concours de Bibi "Une histoire de Noël". Elle se passe au XII° siècle environ, entre l'Arabie et la vallée du Jourdain.
Elle se déroule entre la fin du mois de Ramadan et l'Aïd el-Kebir (grande fête musulmane qui se déroule le dernier mois de l'année selon le calendrier hégirien).
Elle fait également partie de ma série "Les enfants perdus" dont elle est un genre de Prequel.
Nous rencontrons donc Ali et Morgiane par une fraîche matinée d'hiver, juste après le mois de Ramadan.
Petite note:
La zakat est une aumône que les croyants musulmans doivent payer, elle fait partie des piliers de l'Islam. Certains n'appliquent pas ce principe moral et beaucoup de contentent de la zakat al-fitr, qui se fait durant le mois de ramadan.
Décidément, Kaseem Ben Salmane en avait de bonnes, et Ali regrettait de plus en plus son père : le vieux Youssef Ben Salmane.
Pas que cet homme ait été particulièrement tendre, mais il avait su redonner un foyer à Ali et lui avait même assuré un avenir en le prenant à son service. Mais à présent qu’il était mort, c’était son fils qui était devenu le plus riche notable de la ville, un pouvoir qui n’avait mis que quelques jours à complètement lui monter à la tête.
Le mois de Ramadan venait de s’achever, Kaseem avait promptement payé la zakat al-fitr, ce qu’il ne faisait que pour conserver une image (déjà bien entamée) d’homme vertueux. D’ailleurs, il ne payait pas la zakat en temps normal, comme beaucoup d’autres croyants d’ailleurs qui se contentaient comme lui de l’aumône de la rupture du jeûne.
Sauf que Kaseem, lui, était immensément riche et avait ainsi des devoirs envers la ville entière, devoirs qu’il rechignait fortement à honorer. Ali avait bien tenté de l’alerter sur de petites choses : l’état dégradé d’un puits dans le quartier le plus pauvre, la vétusté des citernes de la ville… Bref, des travaux que la fortune de Kaseem lui aurait permis d’honorer. Il avait reçu des coups de bâton en échange.
Youssef Ben Salmane, lui, aurait sûrement agi si dans sa vieillesse il n’avait pas laissé les rennes à son fils.
Ali n’était pas comptable, mais au rythme où Kaseem dilapidait la fortune de son père, il serait pauvre avant même qu’une des nombreuses femmes qui composait son harem ne lui donne un enfant.
Et voilà qu’il avait, en cette matinée on ne peut plus fraîche, chargé Ali d’aller encaisser ses loyers avant de passer pour lui sur le marché aux esclaves.
Bref, ce matin-là, c’est un Ali dépité et ennuyé qui s’avançait en direction du marché. Il avait décidé en son fort intérieur de s’acquitter d’abord de la mission qui consistait à acheter une nouvelle concubine à son maître. Il encaisserait ensuite seulement les loyers, ce qui lui permettrait peut-être de faire passer son achat pour plus cher qu’il ne l’était et de diminuer le prix du logement pour deux familles qu’il savait extrêmement nécessiteuses. Après tout, Kaseem pouvait bien s’offrir le luxe de payer ses achats quelques dinars de plus que la moyenne.
La dernière concubine qu’il avait du acheter pour lui, Aïcha, avait fort intelligemment couvert son subterfuge, une gentille jeune femme qu’il avait d’ailleurs répugné à laisser aux mains de l’horrible bonhomme qui leur servait de maître à tous les deux.
Malgré la fraîcheur, ou peut-être d’ailleurs à cause d’elle, le marché était déjà bondé lorsqu’il y pénétra et il se fraya difficilement un chemin à travers les ruelles avec son âne pour parvenir sans encombre à la cour fermée qui servait de marché aux esclaves.
Et le moins que l’on puisse dire était que le choix ne manquait pas. Le marchand des Indes était là, présentant plusieurs beautés à la peau plus ou moins sombre, ce dont Ali se détourna immédiatement car il savait que Kaseem n’aimait que les blanches, de préférence les esclaves aux cheveux clairs vendues depuis les régions du nord. Il avait également un faible pour les yeux bleus. Quel homme difficile !
Ali, lui aimait les femmes du coin. Son épouse Kawtar en était d’ailleurs le parfait exemple et il l’avait d’ailleurs achetée sur ce même marché presque vingt ans plus tôt, d’un père surendetté. Comme il n’avait pas de famille connue, épouser une fille respectable de la ville aurait relevé de l’impossible mais il n’était pas malheureux avec Kawtar : elle cuisinait extrêmement bien, possédait toute la vertu du monde et à part un accouchement malheureux qui avait bien failli l’emporter et l’avait laissée stérile depuis, elle ne lui avait jamais causé aucun tracas. De toute manière, ils avaient déjà un fils, elle avait survécu même si la petite fille qu’elle portait n’avait pas eu cette chance et tout le monde semblait s’être remis de la chose.
Ali savait parfaitement que Kawtar taisait sa peine, mais à part lui faire plaisir de temps en temps, il ne voyait pas trop comment l’aider, d’autant qu’ils n’étaient pas riches.
C’est alors qu’il était plongé dans ces souvenirs peu agréables qu’une esclave, dansant sur une estrade dans un coin du marché, attira brusquement son attention. Pourquoi ? Il n’en savait rien mais quelque-chose chez elle l’attira aussitôt.
Pour autant qu’il pouvait en juger, car malgré le fait qu’elle danse elle semblait avoir voulu garder obstinément son voile, elle était jeune, une quinzaine d’années peut-être ou à peine plus. De son visage, il ne voyait que deux yeux brun clair au regard insistant, posés sur une peau mate semblable à celle d’une paysanne.
Or, elle ne devait pas avoir attiré que lui car plusieurs hommes convergeaient en direction de l’estrade. Ali prit aussitôt les devants et s’avança vers le vieil homme qui semblait tenir cet étrange commerce.
Maigre, presque vêtu comme un mendiant et la barbe ressemblant à la barbichette d’un bouc, il lui parla d’une voix aigrelette qui, si elle ne sonnait pas faux, surprit Ali par son ton mécanique :
- Hé l’ami ! Je suis un pauvre père dans la misère. Je suis obligé de vendre mon unique trésor, ma fille bien-aimée, vois comme elle est belle !
En effet, songea Ali, même sous ses voiles la beauté de cette jeune femme se devinait aisément. Mais pourquoi les avait-elle donc gardés ? Cela détournait immanquablement les acheteurs qui pensaient à une arnaque. Plusieurs d’ailleurs s’étaient éloignés, étrange.
Ali s’en fichait un peu en vérité. Il avait là ce qu’il était venu chercher et négocia cinquante dinars avec le vieil homme afin qu’il lui cède la jeune fille, Morgiane de son prénom. C’était là un prix correct qu’il arrondirait probablement à l’encaissement des loyers et il quitta bientôt le marché avec Morgiane qu’il fit grimper sur son âne.
Le paiement des loyers lui prit presque deux heures puisqu’il visita près d’une vingtaine de famille et tira la jeune femme hors de l’étal d’un marchand d’oiseaux où elle s’était amourachée d’un perroquet. Mais à la fin de la matinée, Morgiane avait finalement coûté cent-cinquante dinars et Ali lui fit promettre sur le Coran de ne rien dire à Kaseem qu’elle ne tarderait pas à rencontrer.
La jeune femme acquiesça, soudain tendue à l’idée d’être confrontée à son nouveau maître. Ali ne pouvait que la comprendre, déjà que lui ne l’aimait pas beaucoup il préférait ne pas savoir ce qu’en pensaient les femmes de son harem. Et puis, après tout, cela ne le concernait pas.
Sauf que Morgiane était bel et bien intelligente, il en était sûr, et que son regard avait quelque-chose de troublant sous sa tenue composée de voiles à rayures grises du plus mauvais goût. Elle se l’était d’ailleurs probablement taillée dans un rideau, rien qu’à voir le tissus. La couturière aurait fort à faire pour arranger cela.
Alors qu’ils arrivaient en vue du portail principal de la propriété de Kaseem, Ali arrêta brusquement son âne et Morgiane manqua de tomber à terre. Mais il avait ses raisons.
A une centaine de pas, la porte venait de s’ouvrir et Kaseem en personne, accompagné de deux eunuques, était en train de jeter dehors l’un des plus vieux serviteurs de son père, un pauvre bougre qui s’était blessé en taillant les arbres l’avant-veille.
- Attendons un peu, souffla Ali horrifié.