— Ginevra ? Tu es levée ?
Les deux coups discrets frappés à la porte n'avaient pas suffi à tirer Ginny du sommeil. L'invitée entrouvrit la porte dans un grincement. Une masse de cheveux roux en bataille dépassait du drap froissé qui pendait au bord du lit. Un des oreillers avait été expulsé dans la nuit et trônait, esseulé, sur le tapis. Gabrielle sourit en soufflant sur sa tasse pour refroidir son café.
— Ginevra ? Ginny ?
La jeune femme émit un grognement et se retourna dans sa direction. Elle frotta ses yeux avant d'ouvrir les paupières avec difficulté. Elle tapota du bout de sa baguette le réveil posé sur l'un des accoudoirs du canapé qui lui servait de lit de fortune. Le cadran s'alluma. Ginny se redressa d'un bond.
— Onze heures douze ! Par la culotte de Morgane, tout le monde debout ! James, Albus, Lily !
Elle posa un pied par terre et ne grimaça même pas au contact du carrelage. Elle s'élança en direction de la porte qui donnait sur la chambre des enfants et se figea quand elle posa la main sur la poignée.
— Les enfants sont déjà au Terrier, rappela Gabrielle.
Ginny frappa son front du plat de la main puis passa ses doigts dans sa tignasse ébouriffée. Elle s'adossa contre la porte en dévisageant la jeune française. Sa journée de la veille lui revint en mémoire : les courses de derrière minute déposées au Terrier en urgence, la finalisation du planning du week-end, la décoration du jardin sous les commandements tyranniques de Fleur et Molly Weasley... Le jour où Bill avait annoncé à la famille que sa femme et lui préparaient un week-end en famille pour fêter leurs quinze ans de mariage, Ginny avait tout de suite grimacé. Bien trop d'organisation pour elle. Ce qui la renvoyait au désordre qu'était sa vie.
Il fallait bien voir un point positif dans tout ce bazar. Ses trois monstres, comme le reste des cousins, dormaient trois soirs au Terrier. Elle ne comprenait toujours pas comment ses parents faisaient pour s'occuper des douze marmots - treize, en comptant Teddy qui avait bien sûr été invité. Mais elle devait avouer que ces quelques soirs de tranquillité ne seraient pas de refus, pour supporter les journées qui s'annonçaient. Héberger la petite sœur de Fleur était une contrepartie plus qu'acceptable.
— Il ne faut pas me réveiller en sursaut comme ça.
— Tu voulais partir vers 11h30, n'est-ce pas ? Je suis venue frapper à ta porte il y a quinze minutes mais tu n'as pas dû m'entendre. Je ne voulais pas t'effrayer comme ça, je suis sincèrement désolée.
Ginny la vit sourire derrière sa tasse de café, l'air un peu moqueur.
— Je n'ai jamais été une lève-tôt. Je dors comme un dragon, ronflements inclus.
Elle avait dit ces mots par réflexes, mais ils lui parurent acides lorsqu'ils sortirent de sa bouche. C'était ce que Harry disait toujours. Son cœur se pinça à l'idée de son mari. Son mari ? Son futur ex-mari ? Le père de ses enfants ? Elle ne savait plus comment le désigner. Elle n'avait d'ailleurs franchement aucune envie d'y réfléchir. Elle savait juste qu'il valait mieux qu'ils se trouvent loin l'un de l'autre – quitte à ce qu'elle dorme sur un canapé convertible dans un appartement minuscule du Londres sorcier, alors que ses enfants s'entassaient à trois dans une chambre à peine plus grande.
— Je te prépare quelque chose pendant que tu t'habilles ? demanda poliment Gabrielle en retournant dans la cuisine.
— Je n'aurai pas le temps d'avaler quoi que ce soit. Et crois-moi, ma mère aura préparé six fois trop à manger pour nos pauvres estomacs.
— Un café ?
— Va pour un café.
La Française referma la porte pour lui rendre un peu d'intimité. Ginny réalisa à cet instant qu'elle s'était levée en un bond, vêtue d'un T-shirt aux couleurs des Harpies et d'une simple culotte. Elle se souvint vaguement avoir eu trop chaud durant la nuit : elle avait dû retirer son short dans son sommeil. Elle se souvint aussi de la robe de nuit de Gabrielle, la veille, qui incarnait typiquement l'image qu'elle se faisait du chic à la française. Peut-être aurait-elle dû être gênée de paraître si brouillonne et désorganisée. Tant pis. Elles avaient dormi ensemble, après tout. Et l'intégralité de cet appartement témoignait d'à quel point sa vie était désorganisée et brouillonne.
Douche rapide, café avalé d'un trait, et vint l'étape de l'habillage. Elle se contenterait d'une robe d'été légère. Ils étaient tous réunis, certes, mais il ne s'agissait pas d'une cérémonie. Au diable les robes raffinées qui l'engonçaient depuis sa troisième grossesse. Le mois d'août était trop chaud pour cela.
Quand elle ouvrit la porte de la cuisine, elle fut éblouie par le soleil qui entrait par la fenêtre ouverte. Dans la lumière, Gabrielle se tenait debout devant le plan de travail et versait son café dans une tasse antique léguée par la tante Muriel. Ginny fut éblouie une seconde fois. Elle n'avait pas détaillé sa silhouette dans la pénombre du salon qui lui servait de chambre. Le haut de sa robe, bleu vif, s'ouvrait jusqu'au milieu de son dos. Cintré à la taille, il se continuait par une jupe noire qui soulignait la longueur de ses jambes. La fillette de onze ans haute comme une citrouille, tirée à quatre épingles dans sa robe de demoiselle d'honneur, avait bien changé.
— Tu t'es préparée en un éclair !
— C'est une compétence que l'on apprend vite, quand on est une retardataire pathologique.
— Voilà ton café.
— Merci bien.
Ginny s'accouda au bar et se brûla en voulant boire trop vite, comme tous les matins.
— Je suis surprise que tu boives du café. Fleur m'avait dit que vous étiez des amateurs de thé, outre-mer.
— Ma mère serait profondément outrée de l'apprendre, je te fais confiance pour garder le secret. Sans ça, impossible de décoller mes paupières le matin.
— Ta vie a l'air bien épuisante ! Trois enfants, toute seule, et... Tu es journaliste, c'est bien ça ?
Ginny acquiesça d'un signe de tête.
— Épuisante, oui. Je ne te le fais pas dire.
Elle se demandait comment Fleur avait pu la décrire. Gabrielle ne paraissait pas avoir d'a priori négatif sur elle. Surprenant. Ginny réalisa, honteuse, qu'elle ne se souvenait pas de grand-chose à propos de son invitée. Il ne fallait pas lui en vouloir : si les Weasley avaient fini par accepter Fleurk, elle avait toujours parfois du mal à supporter ses tirades à propos de la perfection de sa propre famille.
Ne sachant que dire pour faire la conversation, elle promena son regard sur la table. Un rouleau de parchemin était à moitié déroulé, les dernières lignes séchaient encore. Le café parut réveiller sa mémoire et le souvenir la frappa. Romancière. Gabrielle était romancière.
— Au moins, tu n'as jamais le temps de t'ennuyer. Et puis, des enfants, ce doit être merveilleux.
— Mais c'est impossible d'écrire au calme, avec eux. Crois-moi, la liberté, ça n'a pas de prix.
Gabrielle resta silencieuse et se contenta de sourire, une fois de plus.
— Bon, si on ne part pas, Fleur va probablement nous tuer, et ma mère viendra va vérifier que nous n'avons pas la moindre chance d'en réchapper. Allons-y.
*
La journée fut aussi épuisante que ce à quoi Ginny s'était attendue. Le cérémonial était superbe – Bill et Fleur avaient choisi de renouveler leurs vœux - et elle ne sut dire si elle pleurait d'émotion ou parce que cette image la renvoyait à l'échec de son propre mariage. Ils se relayèrent pour surveiller les enfants et elle profita de sa pause pour s'écouler et faire une sieste. Le samedi passa en un éclair. Le dîner venu, ils se trouvèrent en famille, les amis n'étant conviés qu'au déjeuner. Ils avaient beau être en cercle réduit, ils restaient suffisamment nombreux pour qu'elle puisse s'asseoir assez loin de Harry pour l'ignorer.
Tout aurait pu bien se passer. Malgré l'épuisement de Ginny et la densité du programme de la journée, tout aurait pu bien se passer. Tout se passa presque bien, finalement. Jusqu'à ce que la fatigue rattrape Lily. La petite s'était assoupie sur les genoux de sa mère qui discutait des chances des Canons d'un jour remonter dans le championnat de Quidditch avec Ron. Elle entrouvrit un œil et bâilla avant de se redresser, ses joues rougies par le sommeil.
— Maman, quand est-ce qu'on rentre à la maison ?
— Ce soir, tu dors chez mamie et papi, trésor. Tu rentreras à Londres demain, rappela-t-elle avant de se retourner vers Ron. Tu ne peux pas nier que le match contre les Tornades était un désastre et...
— Non, maman, pas Londres. Quand est-ce qu'on rentre à la maison ?
Ginny se coupa dans sa phrase et reporta son attention sur sa fille. Elle savait déjà où la petite voulait en venir. Ce n'était pas la première fois qu'elle se lançait sur ce sujet, et ce ne serait sûrement pas la dernière. Si les garçons paraissaient comprendre ce qu'il se passait, personne ne pouvait en exiger autant de Lily, qui n'avait que cinq ans.
— De quoi veux-tu parler, ma puce ?
— La maison, maman, notre maison. Je veux la balançoire.
— Il y a une balançoire chez mamie et papi, fit observer Ron.
— Je sais, tonton Ron, mais je veux la mienne.
— Quand on déménagera je ferai installer une balançoire, mais pour l'instant l'appartement est trop petit, Lil.
— Mais je veux pas déménager, je veux rentrer à la maison.
— Tu iras chez papa dans deux semaines, tu te souviens ?
— Non, maman ! Je veux rentrer à la maison ! C'est pas chez papa, c'est notre maison !
Lily avait progressivement haussé la voix, et prononça sa dernière phrase en criant. Toute l'attention se reporta sur elles et Ginny se sentit rougir jusqu'à la racine de ses cheveux. Elle voulait leur crier, à tous, de regarder ailleurs – la robe de Fleur n'était-elle pas bien plus intéressante que le caprice d'une môme ?
— Je te l'ai déjà expliqué, Lily, nous ne vivons plus dans la maison, grinça-t-elle entre ses dents. Elle est à papa, et nous, on habite à Londres. Un jour on aura une nouvelle maison. Mais on ne retournera pas dans l'ancienne.
— Mais pourquoi ?
— Parce que papa et maman ne veulent plus vivre ensemble.
— Pourquoi ?
Lily commençait à pleurnicher.
— Ce sont des histoires de grandes personnes.
— Maman, pourquoi ? Tu n'aimes plus papa ?
— Lily, je t'ai dit que c'était des histoires de grandes personnes.
— Mais je veux savoir, maman, je veux que tu dises pourquoi tu n'aimes plus papa ? Pourquoi on ne peut pas rentrer ? Pourquoi on ne peut pas vivre tous ensemble, papa et moi et James et Albus et toi ? Pourquoi tu ne veux pas ?
Elle poussait des sanglots déchirants, désormais. Ginny détestait voir ses enfants pleurer, mais elle détestait encore plus que sa fille se comporte comme une gamine gâtée.
— Ça suffit, Lily. On en a déjà parlé. Arrête ton caprice, maintenant. Tu vas sécher tes larmes de crocodile et monter te coucher.
— Non ! Non, je veux pas ! Tu es méchante, maman ! Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu es méchante ?
N'y tenant plus, les lèvres tremblantes de colère, Ginny se leva en serrant sa fille dans ses bras. La petite se débattait mais ne pouvait pas lutter contre sa force.
— Pourquoi tu es méchante avec nous ? Pourquoi tu es méchante avec papa ?
Ginny dut se faire violence et taire le cri qui lui brûlait les lèvres. Parce que papa et maman ne s'aiment plus vraiment depuis longtemps. Parce qu'ils ne sont pas faits pour vivre ensemble, parce qu'ils sont contradictoires. Parce que papa n'a rien trouvé de mieux que de tromper maman avec son amour d'adolescence. Plusieurs fois. Alors qu'il avait promis de ne jamais recommencer. Mais dire ce genre de chose ne ferait aucun bien. Ni à elle, ni aux enfants. Ni au reste de la famille, même s'ils le savaient déjà. Elle passait déjà pour une mère incapable, elle ne voulait pas passer en plus pour une cocue hystérique.
Au lieu de mots assassins, elle ordonna à ses fils de monter se coucher. Trop épuisée pour lutter contre les cris de sa fille, elle la mit au lit et ferma la porte à clef. Lily finirait par se calmer toute seule. C'était toujours le cas.
Ginny s'assit dans les escaliers et prit sa tête entre ses mains. Elle se rendit compte que ses yeux étaient humides. C'était épuisant. Elle aimait ses enfants, plus que n'importe qui au monde, plus que n'importe quoi. Elle était prête à tout donner pour eux ; et c'était bien pour cela qu'elle refusait de les laisser vivre avec Harry.
Son mal-être, ses cauchemars, ses verres de Whisky-Pur-Feu avant d'aller se coucher... Elle s'était voilé la face pendant quinze ans, il avait fallu qu'il la blesse jusqu'à ce qu'elle ne l'aime plus pour qu'elle s'en rende compte, mais elle le voyait clairement, désormais : Harry ne s'était jamais remis de la guerre. Il faisait de son mieux, mais l'ombre sombre de son passé planait toujours derrière lui. Elle le suivait partout et tout le temps. La maison, sa maison, n'était pas un endroit sain pour leurs enfants.
Du bruit au bas de l'escalier la tira de ses considérations.
— Oui, Hugo, tu peux dormir avec les filles si tu veux. Hop, hop, non, pas de passage par la cuisine, tu as suffisamment mangé Rosie. Au lit, maintenant !
Les autres parents suivaient son exemple. Au temps pour elle. Ginny essuya ses larmes et descendit les marches pour laisser le passage à la petite tribu. Elle détourna les yeux quand elle croisa ses neveux et nièces dans l'escalier. Arrivée au rez-de-chaussée, elle se précipita dehors. Elle avait besoin d'air.
Bien sûr, le premier regard qu'elle croisa fut celui de Harry. Hagard. Elle crut un instant qu'il allait lui adresser la parole. Mais une main se posa sur son avant-bras et la tira de ses sombres considérations.
— Une coupe de champagne ? demanda Gabrielle.
— Je crois bien que c'est exactement ce dont j'avais besoin.
Sans surprise, elles burent bien plus d'une coupe.
*
Le transplanage qui ramena les deux jeunes femmes à l'appartement de Ginny fut un peu trop intense pour l'estomac de cette dernière. À peine leurs pieds touchèrent-ils le parquet du salon qu'elle se précipita dans la salle d'eau pour rendre son dessert. Sa tête lui tournait un peu. Le champagne lui avait fait oublier combien elle craignait que son futur ex-mari ne lui adresse la parole, et combien elle se sentait mal à l'aise, mère séparée dans cette famille où tous les couples étaient mariés et heureux.
Elle s'aspergea le visage d'eau et dévisagea son reflet dans le miroir. Ses joues rougies par l'alcool juraient horriblement avec ses cheveux roux. La culpabilité l'assaillit. Face à elle, elle ne voyait qu'une femme qui fuyait ses responsabilités. Elle en avait bien le droit, pour un soir, non ? Alors pourquoi avait-elle envie de pleurer ?
Gabrielle tapota à la porte et sans attendre de réponse, ouvrit.
— Tout va bien ? demanda-t-elle avec douceur.
— Je... Oui, oui, marmonna Ginny en essuyant sa figure.
— Tu as l'air bouleversée.
— C'est juste... Je n'ai plus l'habitude d'autant boire. Quand on est maman de trois enfants, on ne sort plus beaucoup.
— Cela a dû te faire du bien, alors. De pouvoir lâcher la pression, ne serait-ce qu'une soirée.
— J'imagine.
Et, sur ce mot, Ginny fondit en larmes. Gabrielle bondit dans sa direction et la prit dans ses bras.
— Ça ne va pas si bien que ça, hein ?
— C'est le contrecoup, chuchota Ginny en tentant de calmer ses sanglots. Je ne sais même pas pourquoi... Pourquoi je me mets à pleurer comme ça. C'est juste... Un trop-plein. Le divorce, les enfants, les responsabilités, le regard de famille ; et Harry, j'ai l'impression qu'il est partout et...
— Tu as le droit de craquer. Personne n'est inébranlable. Je te trouve même très impressionnante ; je ne serais pas capable d'assumer le tiers des responsabilités que tu portes sur tes épaules. Sèche donc tes larmes. Tu as passé une belle soirée, finalement, même si le début était chaotique ; et c'est tout ce qu'il faut retenir, non ?
— Oui... Bien sûr. J'imagine.
— Allons donc nous coucher. Je vais te faire un bon sirop de citrouille pendant que tu installes le lit.
Gabrielle relâcha son étreinte tout en douceur et s'éclipsa en direction de la cuisine. Ginny se contenta d'obtempérer. Elle se faufila dans son salon et déplia son canapé en reniflant. Elle voulut s'asseoir sur le bord mais trébucha et s'étala de tout son long sur la couverture froissée. Ce fut bien sûr à cet instant que Gabrielle entra dans la pièce.
— Oh, je ne suis vraiment pas présentable, grommela Ginny.
— Ne dis pas de bêtises. Tiens, bois-ça, ça va te faire du bien.
En effet, le coup sucré avait quelque chose de réconfortant. L'eau fraîche sembla apaiser les soubresauts de l'estomac de Ginny. Gabrielle s'assit à ses côtés et caressa doucement son dos.
— Tu te sens mieux ?
— Oui. Oui, je crois que c'est passé. Excuse-moi, je suis une bien piètre hôtesse.
— Je n'échangerai mon couchage contre aucun autre. Je suis bien heureuse de pouvoir te revoir, Ginny. Tu es différente de celle dont je me souvenais.
— Il s'est passé quinze ans. Tu as changé aussi.
— J'espère bien ! De onze à vingt-six ans, il y a une sacrée différence, fit Gabrielle en ponctuant sa phrase d'un éclat de rire.
— Tu es sortie du moule de petite fille parfaite, et cela te va à merveille.
En prononçant ces mots, elle se rendit compte combien la Gabrielle face à elle la fascinait. Son rire cristallin tranchait avec celui grinçant de la fillette qu'elle avait été. Elle avait cessé de s'enfermer dans la perfection de Delacour pour faire confiance à sa plume. Elle l'impressionnait. Elle était elle-même, que cela plaise au reste du monde ou non.
— Et toi, tu sembles moins furieuse qu'à l'époque, se moqua Gabrielle.
— L'adolescence, que veux-tu. Et puis, le contexte était compliqué. Nous étions en guerre.
— Je n'ose pas imaginer combien cela a dû être traumatisant. Cela a déjà été difficile pour nous outremer, alors...
— Chacun ses peines, ce n'est pas un concours.
— Non, bien sûr. Mais tout de même. Tu es impressionnante de ressources, Ginny Weasley. Peu de personnes auraient traversé tout ce que tu as vécu pour en ressortir avec une force pareille. Alors, ne te flagelle pas trop. Accorde-toi un peu de lâcher-prise.
— Tant de sagesse pour une si jeune femme, fit Ginny, moqueuse à son tour.
Gabrielle envoya un oreiller dans sa direction. Elles éclatèrent toutes deux de rire.
— Tu n'es pas bien plus vieille que moi. Dire qu'à mon âge tu étais déjà mariée et maman...
— Trois fois maman.
— N'en rajoute pas... Mes parents me reprochent suffisamment de fuir meresponsabilités. C'est sûr qu'en me comparant à Fleur...
— Ils sont tous insupportables, pas vrai ? Nos parents. À nous comparer aux aînés, à en exiger toujours plus de nous ! Comme si nous devions à la foi connaître les mêmes réussites qu'eux, et combler les attentes sur lesquels ils ont échoué.
— Ne m'en parle pas ! Alors qu'on peut bien être nous-même, c'est déjà suffisant, pas vrai ?
— Je suis bien d'accord.
La discussion parut s'essouffler. Elles se regardèrent l'une l'autre dans le blanc des yeux pendant quelques secondes, en silence. Peut-être était-ce l'alcool, mais Ginny sentit sa tête lui tourner. Et... Il y avait autre chose. Une sensation qui se diffusait dans tout son ventre, une sensation qu'elle n'avait plus ressentie depuis bien, bien longtemps...
— Je vais te laisser dormir, dit doucement Gabrielle en esquissant un mouvement. Je peux dormir dans la chambre des enfants, si tu veux récupérer ton lit pour cette nuit.
— Non !
Le mot avait franchi les lèvres de Ginny sans même qu'elle n'y réfléchisse. Elle avait agrippé le poignet de son invitée comme pour être certaine qu'elle ne puisse pas s'échapper.
— Enfin, je veux dire... Excuse-moi, je...
— Tu veux que je reste ?
Les deux jeunes femmes échangèrent un regard qui parut pouvoir durer éternellement. Ginny était subitement muette, incapable d'articuler le moindre mot. Son esprit soufflait « oui ». Mais elle n'osait le prononcer. Pourtant, elle l'avait retenue ; qu'attendait-elle ? Ce n'était pas grand-chose... Si ? Il lui semblait que de nouveau, l'alcool lui embuait l'esprit.
— Tu veux que je reste avec toi ? réitéra Gabrielle en se rasseyant sur le lit.
Du bout de ses doigts pâles, elle caressa le bras nu de son hôtesse. Ginny frissonna et entrouvrit les lèvres sans pour autant émettre le moindre son. La main de Gabrielle se promena sur son épaule, remonta dans son cou, pour venir finalement se glisser dans ses cheveux. Elle ferma les yeux. Sa tête tournait.
— Oui, finit-elle par articuler dans un souffle.
— Hm ?
— Oui, je veux que tu restes.
Sans plus se faire prier, Gabrielle s'allongea à ses côtés. Elle continua de peigner ses mèches rebelles avec une délicatesse qui ne laissait pas la jeune femme indifférente. Quand Ginny rouvrit les yeux, elle aperçut son visage à quelques centimètres à peine du sien. Son regard plongé dans le sien. De près, dans la pénombre, ses yeux bleus paraissaient ressortir encore plus. Elle aurait pu se perdre à les contempler pendant des heures. Un autre frisson la secoua ; une fièvre enivrante.
Tous ses sens étaient en alerte, et engourdis à la fois. Et elle savait bien qu'il ne s'agissait plus des effets du champagne.
— Que... Qu'est-ce qui...
— Tu n'as pas besoin de dire quoi que ce soit, chuchota Gabrielle d'un ton rassurant. Sauf si tu veux que je m'arrête.
— Non ! Non. Surtout pas.
Le cœur de Ginny battait à tout allure dans sa poitrine. Il lui semblait redevenir l'adolescente qu'elle avait été lors de son premier baiser. Une excitation mêlée d'appréhension, un désir d'interdit.
Tout son être était en ébullition.
Elle fit glisser son bras jusqu'à le passer autour de la taille de la jeune Française. Le sourire de cette dernière s'élargit et elle franchit la distance qui les séparait pour déposer un baiser sur son front. Ginny se rapprocha jusqu'à ce que leurs corps se touchent dans une étreinte brûlante. Elle avait terriblement chaud.
Le temps parut devenir une notion floue. Des secondes comme des heures auraient pu s'étirer sans qu'elles ne détournent leurs regards, ancrés l'un dans l'autre.
— Tu as peur ? demanda Gabrielle avec une douceur qui fit frémir Ginny.
— Je ne crois pas... Je ne sais pas.
— C'est la première fois que tu... ?
— Oui.
Elle devait bien avouer que certaines de ses camarades de Quidditch ne l'avaient pas laissée insensible – elle se souvenait de ses joues brûlantes lorsqu'elle était tombée sur Demelza Robins, nue sous la douche. Pour autant, elle n'avait jamais osé tenter quoi que ce soit. Après tout, il y avait toujours eu Harry. Quel beau gâchis.
C'était au tour de Gabrielle d'être hésitante, désormais. Elle ne voulait pas brusquer les choses. Alors Ginny retrouva le courage qui faisait tout son tempérament. Elle avait fait sa scolarité à Gryffondor, pas vrai ? Il en fallait plus pour l'effrayer.
Faisant taire l'angoisse sourde qui lui serrait les entrailles, elle osa enfin déposer un baiser sur la bouche de la Française. À son contact, une décharge électrique parcourut tout son corps. Son cœur battait à tout rompre. Puis Gabrielle pressa ses lèvres contre les siennes en retour.
Et elles ne se lâchèrent plus de la nuit.
*
Le lendemain matin, Ginny se réveilla le sourire aux lèvres. Quand elle entrouvrit les yeux et aperçut Gabrielle étendue à ses côtés, sa peau claire à peine couverte par le drap, elle crut être toujours dans un rêve. Elle la prit dans ses bras et caressa ses mèches blondes, parsema son cou de baisers, l'esprit encore embrumé par le sommeil. Ce fut quand la jeune femme ouvrit les yeux et effleura de ses doigts la courbe de sa joue qu'elle réalisa que tout ce qui s'était passé la veille était bien réel.
Incapable de savoir comment elle devait réagir, Ginny se contenta de tourner au rouge pivoine.
— Tu as bien dormi ? marmonna Gabrielle en étouffant un bâillement.
— Ou-oui.
La Française cligna quelques fois des yeux avant de les ouvrir en grand. Elle dévisagea Ginny qui était toujours écarlate, muette et immobile.
— Oh, je n'aime pas ce regard. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Si tu regrettes... Personne n'a besoin de savoir ce qu'il s'est passé. Cela peut rester entre nous.
La tendresse dans ses mots avait quelque chose d'intimidant. Comment pouvait-elle être si sûre d'elle, alors que Ginny se sentait si confuse ?
— Je vais préparer de quoi petit-déjeuner le temps que tu retrouves tes esprits. Et ta voix.
Elle ponctua sa phrase d'une bise sur sa joue. Une fois qu'elle eut franchi le seuil de la cuisine, Ginny se laissa retomber sur ses oreillers. Elle plaqua ses poings fermés contre ses yeux, comme si se couper de toute lumière pouvait l'aider à y voir plus clair.
N'en parler à personne ? Une solution simple. Mais cela sous-entendait-t-il qu'il fallait oublier la nuit qu'elles avaient passée ? Que tout cela n'était que l'aventure d'un soir ?
Il s'agissait de l'option la plus évidente. C'était ce que l'on disait, dans ce genre de situation. Et puis on n'en parlait plus, et le souvenir ne revenait que lorsque l'on se croisait par hasard – ou dans leur cas, aux réunions annuelles de famille.
C'était ce que l'on faisait, dans ce genre de situation.
Que savait-elle de Gabrielle, finalement ? Elles ne s'étaient pas parlé depuis des années. Elle la connaissait à peine.
Pourtant, elle savait au fond d'elle qu'elle ne pouvait la laisser disparaître de nouveau, juste en un claquement de doigts. Si elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il pouvait bien se passer dans son esprit confus, elle savait tout de même cela. Elle ne voulait pas lui dire au-revoir. Elle ne voulait pas lui dire adieu.
Plus que tout, elle ne voulait pas oublier.
— Ton mutisme est passé ? demanda Gabrielle en rentrant dans la pièce, deux tasses fumantes en main.
Elle les déposa sur la table basse. Ginny se redressa en remontant le drap autour de sa poitrine. Sa soudaine pudeur sonnait un peu faux.
— Oui. Pardon, je... Je n'ai jamais trop...
— Comme je te l'ai dit, il n'y a pas de souci. On peut très bien...
— Non.
Sa voix avait été plus abrupte qu'elle ne l'aurait voulu. En tentant de la rassurer, Gabrielle risquait de faire la conversation toute seule. Et Ginny devait avoir voix au chapitre.
— Non, je veux dire... Laisse-moi parler. J'ai besoin de le dire, sinon je vais me dégonfler.
— Je t'en prie. Excuse-moi, je ne voulais surtout pas t'empêcher de t'exprimer.
— Je le sais ! C'est plus... Je me connais. Il faut que je fonce, sinon je me réveille quand il est trop tard.
Gabrielle haussa un sourcil. Elle ne paraissait pas bien comprendre où Ginny voulait en venir. Elle-même ne le savait pas, après tout.
— J'ai passé une nuit merveilleuse avec toi, Gaby, dit-elle en rougissant de nouveau. Je... Ce n'est pas juste le... Ce n'est pas juste physique – même si c'était incroyablement... Hm, enfin, tu vois ce que je veux dire.
Gabrielle émit un petit rire et la regarda d'un air espiègle par-dessus sa tasse de thé.
— Au-delà de ce côté-là... Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais pas sentie si vivante. Que je ne m'étais pas sentie écoutée, comprise. Je sais que cela peut paraître un peu ridicule. On ne s'est presque pas adressé la parole depuis quinze ans, on se connaît à peine mais il m'a semblé sentir une sorte de... Comment dire...
— De connexion ?
— Exactement ! Et je n'ai pas envie de tirer un trait sur... Je n'ai pas envie d'oublier ça. Je ne veux pas être présomptueuse ; et je comprendrai tout à fait. Si tu veux qu'on laisse ça dans un petit coin de nos têtes et qu'on ne le mentionne plus jamais. Mais pour moi... J'aimerais que l'on se revoie. Que l'on essaye de voir où cela peut nous mener. Sans rien s'imposer – que ce soit sur notre situation, sur notre relation, même sur le sexe... J'ai envie de passer du temps avec toi. Et advienne que pourra.
Au fur et à mesure de sa tirade, elle s'était mise à parler de plus en plus vite. Elle acheva sa phrase à bout de souffle. Sa poitrine se souleva au rythme de ses respirations affolées. Le visage de Gabrielle s'éclaira d'un sourire et elle posa une main contre son sternum, comme pour intimer à ses poumons de se calmer. Ginny entrelaça ses doigts entre les siens. Sa tête tournait de nouveau.
— Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu en penses ? balbutia Ginny face à son silence.
— J'en pense que c'est tout ce qui m'a attiré, chez toi. Cette force qui te caractérise derrière les failles que tu montres.
— Ça veut dire que tu... Tu es d'accord avec moi ?
— Sur toute la ligne. Et advienne que pourra.
Sur ces mots, elles s'embrassèrent. Et Ginny trouva à ses lèvres une saveur toute différente de celle de la nuit. Quelque chose de plus authentique.
*
Les deux jeunes femmes arrivèrent bien sûr en retard au repas du dimanche midi.
Et leurs doigts enlacés.
Elles se lâchèrent la main en dépassant le portail du jardin. Mais Fleur les avait déjà aperçues.
— Qu'est-ce que...
— On pourra parler de tout ça plus tard, coupa abruptement Gabrielle en claquant une bise sur chacune de ses joues. Aujourd'hui c'est encore votre journée, à Bill et toi, non ?
Sur ces mots, elle planta les deux belles sœurs. Fleur la suivit du regard, estomaquée. Ginny éclata de rire, un rire innocent et léger comme elle n'en avait pas eu depuis trop longtemps.
— Quel phénomène, marmonna Fleur.
— Un phénomène ? Peut-être bien. C'est une bonne chose, tu ne crois pas ?
— Tu as toujours eu des idées loufoques, Ginevra. Bon, passons, nous avons un repas à servir !
— Et advienne que pourra.