Hermione n'avait jamais imaginé que leur vie retrouverait un semblant de normalité. Elle pensait que la guerre anéantirait leur futur comme elle avait anéanti leur présent de l'époque. Elle pensait que les drames auraient raison de leur joie, que leurs angoisses ressurgiraient perpétuellement, leur collant aux baskets telles de gigantesques ombres indomptables. Elle ne croyait pas qu'elle serait un jour capable d'oublier pendant plus de 24h ceux qu'ils avaient perdus. Elle s'en voulait quand cela arrivait, et pourtant, peut-être que cela signifiait seulement qu'elle guérissait.
Elle croyait aussi que Ron s'assagirait avec l'âge. Pendant un bref moment autour de leur dix-sept ans, elle avait cru que son âme d'enfant s'envolerait. Il venait de perdre un frère et quelque part, elle s'était dit qu'il ne serait plus jamais comme avant. Il avait changé un peu. Merlin, ils avaient tous changé un peu, personne ne pouvait vivre autant de pertes sans subir de séquelles, personne ne pouvait traverser une guerre et en sortir indemne, mais parfois... Parfois, c'était juste comme s'ils étaient « normaux », comme si le spectre de l'horreur n'avait jamais traversé leur vie.
« Où est Ron ? Est-ce que quelqu'un l'a vu ? demanda t-elle les mains sur les hanches au milieu du salon des Weasleys. »
Percy, qui était assis à la table de la salle à manger à rédiger une pile des parchemins pour le compte du Département des transports magiques, lui fit signe de parler moins fort.
« Sûrement encore en train de se laver après la bombabouse que George lui a éclaté au dessus de la tête ce matin, répondit Ginny avec un sourire en coin.
- Non, je sors de la salle de bain, réfuta Hermione. Harry ? s'enquit-elle en se tournant vers son meilleur ami. »
Le jeune homme qui était en train d'aider Molly Weasley à mettre la table haussa simplement les épaules tout en évitant soigneusement son regard. Hermione fronça les sourcils et l'observa un instant.
« Vous étiez ensemble tout à l'heure, non ? Je vous ai vu dégnommer le jardin de la fenêtre de la chambre.
- Il est probablement toujours dehors, alors, déclara t-il en se hâtant de suivre Molly pour aller chercher d'autres assiettes.
- Je ne l'ai pas vu non plus, Où diable est-il passé ?! Ron ?! s'égosilla Molly sans obtenir de réponse. Si tu le trouves ma chérie, dis-lui qu'il devait ranger le cabanon avant l'arrivée des autres. »
Hermione s'avança vers la fenêtre de la salle à manger et jeta un coup d'oeil à l'extérieur. Aucune trace du jeune homme. Elle laissa échapper un soupir irrité et commença à monter les escaliers le pas lourd, et alors qu'elle envisageait de chercher son petit-ami au cinquième étage, là où se trouvait leur chambre, elle se stoppa net au troisième, un bruit sourd ayant attiré son attention.
Elle s'avança prudemment jusqu'à la porte de la chambre de Bill et Charlie qui n'étaient officiellement pas encore arrivés, et elle tendit l'oreille. Un tiroir grinça, et elle comprit immédiatement ce qui se tramait.
« Ron Weasley ! s'exclama t-elle en ouvrant la porte à la volée. »
Le jeune homme, debout devant une grosse penderie, sursauta et se retourna aussitôt vers elle. Son visage était cramoisi et une grosse guirlande de Noël argentée était en train de le ligoter lentement à la manière d'un serpent qui s'apprête à dévorer sa proie. A ses pieds se trouvait une grande boîte de décorations en tout genre à demi renversée et le jeune homme arborait exactement la même expression qu'en deuxième année, lorsque sa mère lui avait envoyé une beuglante.
Il tenait sa baguette dans sa main droite mais l'étreinte de la guirlande l'empêchait de s'en servir. Le tiroir du meuble était ouvert juste devant lui, et Hermione n'eut pas besoin de plus d'éléments pour résoudre l'enquête.
« Quel âge est-ce que tu as ?! s'écria t-elle en pointant sa baguette sur la guirlande argentée qui cessa aussitôt de s'enrouler autour de lui et tomba à ses pieds.
- … Dix-neuf ans... marmonna t-il en baissant les yeux.
- Ah bon ?! vociféra t-elle alors qu'elle sentait le rouge lui monter aux joues. Parce que je ne connais personne au dessus de huit ans qui cherche encore ses cadeaux de Noël ! »
Ron se renfrogna et tenta de feindre une expression choquée qui ne lui allait pas du tout. Hermione n'était pas dupe, et le simple fait qu'il pense qu'il pouvait la tromper la contraria encore plus.
« Je... Je n'étais pas en train de... Je...
- Oh alors tu fouilles dans le tiroir à sous-vêtements de tes frères juste pour le plaisir ? le coupa t-elle alors qu'il bégayait des explications sans queue ni tête.
- … Et toi alors, qu'est-ce que tu fais ici ? bredouilla t-il en esquissant des gestes de main hésitants dans sa direction, visiblement vexé.
- N'essaies pas de retourner ça contre moi ! J'ai entendu un bruit alors je suis venue voir. »
Il sembla ne plus rien trouver à dire, et les yeux d'Hermione tombèrent sur sa main, serrée sur sa baguette. Elle haussa les sourcils, avança jusqu'à lui, et referma le tiroir d'un geste rapide et précis.
« Heureusement que j'ai mis des sortilèges de camouflage et de confusion sur tous tes cadeaux et que j'ai piégé le carton de décorations, déclara t-elle avec satisfaction.
- Pourquoi est-ce que tu es si brillante ? »
Il entama un mouvement dans sa direction pour l'étreindre, mais elle le repoussa aussitôt et lui jeta un regard courroucé.
« Tu crois que tu vas t'en tirer comme ça ? Qu'est-ce qu'il y a, dans ta tête, pour qu'à chaque fois qu'on te dise de ne pas aller fouiner quelque part, tu y ailles ?! C'est comme si nous étions toujours à Poudlard !
- Tu dis ça comme si tu n'avais jamais enfreint aucune règle ! répliqua t-il, toujours aussi écarlate.
- Pour gagner une guerre, souffla t-elle d'une voix un peu plus faible. Toi, tu veux juste savoir si tu vas avoir ton nouveau balai ! »
Ils avaient beaucoup parlé de la guerre depuis deux ans. Ils n'avaient pas vraiment eu le choix. Le bureau des aurors leur avait posé des tas de questions, les journalistes les avaient suivi de façon obsessionnelle pendant des mois et des mois, et ils ne comptaient même plus les gens qui les arrêtaient dans la rue. Elle préférait ceux là à ceux qui les fixaient simplement en chuchotant, mais aucun d'entre eux n'était à l'aise quand le sujet était abordé.
Ron, la plupart du temps, agissait avec une excessive décontraction qui rendait impossible de ne pas remarquer que quelque chose clochait. Harry, lui, était plus évasif. Il se cachait autant qu'il le pouvait et pour en avoir déjà brièvement discuté avec lui, Hermione savait à quel point l'attention le dérangeait. Outre son syndrome de l'imposteur, il n'avait simplement aucune envie d'être acclamé pour quelque chose qui avait coûté autant de vies.
Hermione, elle, n'en parlait que de temps en temps avec Ginny, quand l'une ou l'autre en éprouvait le besoin, mais quand elle se trouvait seule avec les deux garçons, tout était plus compliqué. La plupart de leurs souvenirs à Poudlard tournaient uniquement autour de la guerre et ils étaient trop jeunes pour avoir eu le temps d'en bâtir d'autres ensemble. Elle aurait aimé qu'ils n'aient plus à évoquer ceux dans lequel Voldemort était toujours en vie, là seulement ils ne se laisseraient plus surprendre par une gorge serrée et des crampes d'estomac.
« Est-ce que je vais l'avoir ? s'enquit-il en tentant un regard implorant.
- Tu verras bien ! répondit-elle en croisant les bras contre sa poitrine.
- Je me contenterais aussi d'une place pour aller voir les Canons de Chudley... poursuivit-il en essayant d'évaluer la réaction d'Hermione.
- Vraiment ? Je croyais que que c'était l'équipe de Bulgarie ta préférée, le provoqua t-elle en lui jetant un regard dédaigneux. »
Le visage de Ron avait beau avoir retrouvé une teinte à peu près normale, dès qu'Hermione évoqua la Bulgarie, il vira de nouveau au rouge, et elle en tira une profonde satisfaction. Malgré tout ce qu'ils avaient pu vivre, elle avait parfois tendance à croire que Ron avait d'avantage peur de discuter de sa brève relation passée avec Viktor Krum que de la guerre.
« Pourquoi est-ce que tu parles de lui ? Est-ce qu'il t'a écrit ? la questionna t-il aussitôt d'un air mauvais.
- Il me semble avoir juste mentionné l'équipe de Bulgarie... répondit-elle après avoir fait mine de réfléchir.
- Il t'a écrit, c'est ça ?!
- Merlin, Ron, ça fait des années que je n'ai plus de nouvelles de lui et que je n'en cherche pas, il serait peut-être temps que tu grandisses !
- Si seulement tu ne parlais pas de lui tous les quarts d'heure, je pourrais peut-être passer à autre chose ! bougonna t-il.
- Comme aller fouiller dans la chambre de tes frères pour essayer de trouver tes cadeaux de Noël, par exemple ? »
Elle haussa les sourcils et le fixa, et elle retint un rire quand il l'imita en esquissant une grimace grotesque. Elle aimait penser qu'elle avait mûri, mais elle se fichait d'avoir la sensation de régresser quand elle se disputait avec lui de cette façon parce que c'était ce qui les tenait en haleine. Il l'énervait, elle l'énervait, puis ils finissaient toujours inexorablement par se réconcilier et c'était de loin la partie qu'elle préférait.
« Tu es vraiment exaspérante, grogna t-il.
- Peut-être que tu pourrais demander à Fleur si sa petite sœur est toujours libre, proposa t-elle avec ironie. »
Ron leva les yeux au ciel alors qu'Hermione était toujours immobile devant lui, bras croisés, à le toiser, à la fois irritée et amusée.
« Où est Harry ?
- Sûrement en train d'embrasser Ginny sur le canapé, pourquoi ?
- Bouse de dragon ! Ne dis pas des choses comme ça ! s'écria t-il en plaquant ses mains sur ses oreilles.
- Il va falloir que tu t'y fasses un jour, Ron.
- Pour ma part, ils se tiennent seulement la main de temps en temps, et j'aimerais que ça reste comme ça, déclara t-il presque solennellement.
- Ce n'était certainement pas tout ce qu'ils faisaient l'autre jour quand je suis entrée dans la chambre de Ginny et que...
- STOP ! la coupa t-il en agitant ses bras comme une marionnette.
- Ça ne te dégoûte pas tant que ça quand il s'agit de nous... Tu dois quand même bien te douter qu'il y a une possibilité pour qu'ils le fassent aussi... pointa t-elle d'un air dépité.
- C'est différent de s'en douter et de te l'entendre dire. NE. LE. DIS. PAS, articula t-il distinctement avant d'ajouter « Jamais. » dans un souffle. »
L'envie d'en rajouter était presque irrépressible, mais à la différence de Ron, elle savait quand s'arrêter alors elle n'insista pas et le laissa entrevoir un bref sourire lorsqu'elle l'entendit marmonner qu'il voulait juste lui demander si quelqu'un lui avait acheté le balai.
« Harry ne te dira rien, reprit-elle.
- Il me le dira, confirma t-il. C'est mon meilleur ami.
- C'est le mien aussi, lui rappela t-elle. Et il a plus peur de mes sortilèges que des tiens. »
Il lui concéda ce point là et se laissa tomber sur le lit de Bill en soupirant. Elle avait l'impression qu'ils n'avaient toujours que quatorze ans quand il boudait de cette manière. Elle se rapprocha de lui et laissa sa main hésitante léviter au dessus de ses cheveux roux pendant un instant avant de la plonger dedans, lui faisant aussitôt relever la tête.
« Tu n'as plus qu'à patienter jusqu'à ce soir, est-ce que tu peux arrêter de faire l'enfant d'ici là ? »
Il haussa les épaules et elle laissa sa main retomber le long de son corps, toujours incapable de déterminer si elle était plus agacée qu'amusée.
« Tu n'es pas impatiente, toi ?
- Je suis juste reconnaissante que nous soyons tous ensemble.
- Évidemment... Toujours la réponse parfaite... »
Elle se mordit légèrement la lèvre pour ne pas rire et elle tira sur son pull pour le forcer à se lever. Il pensait probablement qu'elle allait l'entraîner avec elle au rez-de-chaussé puisqu'il entama un mouvement vers la porte, mais elle l'arrêta pour nouer ses bras autour de sa nuque. Il avait toujours l'air aussi surpris, même s'ils étaient ensemble depuis plus de deux ans maintenant, et Hermione trouvait cela particulièrement drôle. Elle déposa un rapide baiser sur ses lèvres avant de se caler dans ses bras. Elle l'entendit déglutir et elle sourit contre son torse. Il ne s'était jamais habitué à elle.
« Il faut que tu ranges le cabanon, murmura t-elle.
- … Pourquoi est-ce que tu gâches tout ? gémit-il en se reculant juste assez pour qu'elle puisse voir sa grimace.
- Ta mère veut que tu le fasses avant que Bill et Charlie n'arrivent, mais peut-être que tu préfères qu'elle te hurle dessus devant tout le monde pendant l'intégralité du repas entre deux vocalises de Celestina Moldubec... répondit-elle sur un ton neutre.
- Très bien, très bien, j'y vais. »
Il lui vola un dernier baiser avant de s'échapper de la chambre avec une mauvaise volonté évidente, jetant tout de même un ultime coup d'oeil autour de lui pour tenter d'apercevoir le moindre petit emballage, en vain. Elle claqua la porte derrière lui d'un coup de baguette avant de remettre les décorations qu'il avait fait tomber en place et de fixer avec une expression triomphante le coin de la pièce où se trouvait un balai dernier cri invisible aux yeux de quiconque n'étant pas autorisé à le trouver.
George passa devant elle plus vite qu'une fusée quand elle entreprit de descendre les escaliers pour aller retrouver Ginny au rez-de-chaussé. L'odeur de la dinde et de la purée de potiron commençait à se faire sentir même à l'étage, et elle songea que c'était probablement ce qui avait extirpé le jeune homme de ses occupations précédentes.
Dans le salon, Ginny était en train de ramasser toutes les boules avec lesquelles Pattenrond avait joué, dénudant le bancal sapin dont les épines commençaient à se répandre sur le sol. Le gros chat roux, lui, somnolait sur le canapé en émettant des ronflements étrangement aigus. Percy, lui, était toujours absorbé par son travail mais Hermione était certaine que les cris de Molly provenant de la cuisine auraient bientôt raison de lui.
Une nouvelle fois, George passa devant elle en courant, une énorme cuisse de dinde à la main, alors que Mme Weasley le poursuivait avec une grosse louche. Harry, qui venait de rejoindre Hermione, lui lança un regard amusé. C'est à ce moment là qu'Arthur pénétra dans la maison, Bill, Fleur, et Charlie sur ses talons, et Molly sembla tout de suite oublier le larcin de son autre fils. Elle fondit dans les bras des nouveaux arrivants et pendant un instant, il n'y eut que des sourires.
Ron ne tarda pas à s'ajouter au groupe, et alors que la jeune femme observait sa famille avec tendresse, elle réalisa à quel point elle s'était trompée quand elle avait pensé que la guerre anéantirait leur vie. Là, au Terrier, il lui sembla qu'elle s'était rarement autant sentie à sa place. Les ombres funèbres des disparus étaient toujours là, quelque part derrière eux, et elle savait qu'ils y pensaient tous, mais ils avaient appris à construire un nouveau bonheur ensemble, un bonheur qui n'oubliait pas les morts mais qui les autorisait à continuer à vivre sans eux. Ils guérissaient ensemble.