24 décembre 1580
Au centre de la plus large place de la grande ville, sur une estrade que les habitants étaient venus à sinistrement connaître, la vieille dame ne disait rien. Autour d’elle, les insultes et les cris pleuvaient. Dépouillée de ses beaux vêtements, habillée uniquement d’une robe blanche sans forme, ses longs cheveux gris ondulant le long de son dos, elle semblait plus âgée que jamais. De profondes cernes creusaient ses joues, et la faim commençait à se faire voir sur son visage. Les cordes sournoisement nouées autour de ses mains avait abîmée sa peau, et de profondes entailles s’étalaient sur ses poignets. Pourtant, elle ne disait rien.
La tête haute sous le ciel menaçant de la fin décembre, elle ne semblait pas les entendre. Ni les habitants qui lui hurlaient leur haine, ni le notaire qui récitait la liste de ses crimes par-dessus les bruits de la foule, ni les crépitements du bûcher qu’on venait d’allumer. Elle gardait le regard fixé loin au-dessus d’eux, comme indifférente à ce qui était en train de lui arriver.
A l’autre bout de la place, une silhouette emmitouflée dans un grand manteau rouge bordé de fourrure s’approchait à petits pas rapides. En quelques coups de coude, elle se fraya un chemin à travers la foule, sans quitter la vieille femme des yeux. Elle se hissa sur un banc couvert de givre. Elle aurait voulu s’approcher encore, mais elle ne pouvait pas. Elle n’était même pas censée être venue. On le lui avait formellement interdit. Si son père se rendait compte qu’elle n’était pas dans sa chambre avec une migraine, comme elle l’avait dit, elle aurait de très gros ennuis. Elle comptait sur sa femme de chambre pour tenir ses parents éloignés de ses appartements.
Doucement, la neige se mit à tomber. Demain, ce serait Noël. Les églises croulaient sous les décorations et à travers chaque fenêtre, on pouvait apercevoir d’innombrables bougies, et les repas en préparation qui s’amoncelaient sur les tables des cuisines.
Ses mains gantées posées sur son ventre, Jeanne gardait ses yeux fixés sur la vieille dame. Elle aurait tout donné pour un regard, un sourire, un signe, juste une dernière fois.
« S’il-te-plais », pensait-elle de toutes ses forces.
A côté de l’estrade, le bûcher grandissait de seconde en seconde. Les flammes brûlantes se jetaient vers le ciel avec un appétit effrayant, glissant le long des énormes morceaux de bois qui avaient été installés quelques heures plus tôt. La fumée s’élevait en grosses bouffées étourdissantes vers les étoiles qui commençaient à poindre dans la nuit tombante et disparaissait dans l’obscurité. Jeanne se força à ne pas le regarder. Il lui semblait que, même d’ici, elle sentait sa chaleur infernale sur la peau nue de son visage. Les flocons mourraient au-dessus de lui, et Jeanne y voyait là des centaines de minuscules prédictions cruelles.
Si elle le regardait, elle s’effondrerait, et elle ne pouvait pas se le permettre. Elle le lui avait promis, elle ne se laisserait pas abattre.
Jeanne ferma un instant les yeux, se remémorant la sensation de sa main qui lui caressait les cheveux, l’odeur de ses vieux livres, celle de ses plantes, sa voix douce et amusée qui lui expliquait doucement, pas à pas, les secrets de leurs capacités.
« S’il-te-plais », pensa-t-elle à nouveau, sur un ton désespéré qui venait du plus profond de son être.
Jeanne senti le bout de ses doigts picoter, et par instinct, elle resserra ses mains l’une contre l’autre. Personne ne pouvait se rendre compte de rien, ses doigts et les étincelles de magie qu’elle venait de sentir crépiter étaient soigneusement cachés sous ses gants.
De l’autre côté de la place, sur l’estrade, la vielle dame baissa le regard, et Jeanne fut toujours persuadée qu’elle avait réussi à user de ses pouvoirs pour lui faire entendre sa voix. Elle n’avait que 15 ans, mais elles apprenait vite, et elle avait eu la meilleure des professeures.
Leurs yeux se rencontrèrent, et l’amour et le deuil se mêlèrent dans le ventre de Jeanne. Pour la première fois depuis qu’on l’avait traînée hors de sa cellule, une expression passa sur le visage de la vieille dame. D’abord, Jeanne lu une brève surprise, suivie par une étincelle de fierté. Un sourire vint plisser les lèvres gercées de la condamnée, et le coeur de Jeanne se serra. Pendant de longues secondes, elle grava le visage si familier dans sa mémoire, pour ne jamais oublier les étincelles dorées dans ses pupilles, le grain de beauté au-dessus de sa bouche, la forme de son sourire et les rides qu’il créait sur ses hautes pommettes. Puis, la vieille dame lui adressa un léger signe de tête. Jeanne reconnu cela comme l’un des ordres doux, mais fermes et indiscutables, qu’elle lui donnait quand elles se retrouvaient toutes les deux dans la bibliothèque, à étudier l’histoire et les pouvoirs des sorcières.
Jeanne n’avait jamais discuté aucun ordre que sa grand-mère lui donnait, et elle n’était pas prête à commencer aujourd’hui. Il était temps pour elle de partir.
A son tour, elle lui adressa un sourire plein de tendresse puis, pour la dernière fois, elle détacha son regard de sa grand-mère. Elle descendit de son banc, enfonçant ses bottines dans la neige qui s’accumulait maintenant sur les pavés, se glissa dans la foule, et disparut dans une ruelle sans que personne ne la remarque.